2.4. Mérite et récompense

L’organisation économique que préconise Hobhouse prétend, néanmoins, rester fidèle au libéralisme en continuant à mettre en valeur l’effort personnel. En effet, la répartition des richesses proportionnellement au mérite individuel est l’un des fondements de la justice économique hobhousienne. Elle participe, à ce titre, de la même justice sociale qui exige que l’on distribue à chacun un revenu minimum vital. On trouve donc au coeur de la pensée de l’auteur une définition de la justice économique comme une rémunération qui consiste en un équilibre entre le l’individu et son mérite.

Toutefois, l’examen de la notion de mérite (desert) est l’objet d’une reformulation caractéristique de la part de l’auteur. D’abord, comme nous l’avons montré ci-dessus, aucun mérite n’est strictement individuel, une part en revient toujours à la collectivité. En effet, dans la sphère de l’individu, le mérite est généralement défini comme fonction de l’effort du travailleur, d’une part, et de la qualité du bien produit ou du service rendu d’autre part. Hobhouse ne peut se satisfaire d’une telle définition : la qualité d’une production dépend bien plus de facteurs extérieurs à l’individu que de son talent propre. De plus, on peut imaginer un individu plein de bonne volonté, accomplissant des efforts quotidiens, mais échouant pourtant à produire un résultat valable. L’auteur préfère donc s’en tenir à une définition du mérite qui évalue la participation au Bien Commun, ce qui est plus logique à ses yeux, d’autant qu’elle permet de prendre en compte le service moral tout autant que le service matériel. Ainsi, sur le plan moral, l’individu qui fait des efforts sans résultat participe plus, a priori, au Bien Commun que celui qui n’obtient pas de résultat par paresse, car au moins il dispose d’une certaine discipline qui témoigne de son développement moral, qui profite au développement moral de l’ensemble de la société.

Le mérite, que Hobhouse a redéfini, suppose une récompense. Idéalement, la satisfaction morale de l’accomplissement du devoir envers la communauté devrait suffire, mais cela supposerait d’avoir atteint un stade très avancé du développement harmonique. En attendant, il faut prévoir une motivation matérielle qui récompense le mérite. Si la richesse est effectivement la récompense du mérite du travail et du talent, alors elle est conforme aux exigences de la justice, mais en l’état actuel de l’économie c’est loin d’être le cas. Hobhouse introduit là une distinction qui sous-tend toute son organisation économique, celle de l’enrichissement mérité ou non-mérité. Cette distinction n’est, certes, pas sans rappeler l’opposition entre earned et unearned increment 347 qui devait donner lieu, selon Mill, à une imposition différente, et l’on en trouve effectivement la trace ici. Mais la distinction hobhousienne est le reflet de la conception organique ; le critère d’évaluation est explicitement lié au Bien Commun. Il faut considérer comme méritant ce qui profite au Bien Commun et la récompense comme la manifestation de la relation de réciprocité entre la collectivité et l’individu. En d’autres termes, lorsqu’on examine la légitimité d’une richesse, il s’agit de savoir si l’enrichissement personnel est un juste retour de la participation au Bien Commun. Réciproquement, la récompense accordée en fonction du mérite doit aussi servir les intérêts du Bien Commun. C’est le cas lorsqu’elle constitue une motivation personnelle à l’effort et à l’entreprise, Hobhouse affirme, en effet, que « ‘le point essentiel de l’économie libérale [telle qu’il l’entend] est le rapport direct du service social et de la récompense’ 348 ».

L’organisation économique repose donc, comme la définition des droits de l’individu, sur une analyse fonctionnaliste : le gain doit être examiné pour que l’on puisse définir s’il répond aux critères exposés ci-dessus ; si l’on déduit qu’il n’a pas de fonction sociale, alors il n’a pas de raison d’être dans la société harmonique. Le salaire, et plus généralement le revenu d’un individu, peut être, de la même manière, fixé proportionnellement au mérite, c’est-à-dire à la fonction économique et sociale. La mise en place d’une autorité centrale qui aurait pour fonction de juger du mérite de chacun, et de fixer, en conséquence, le salaire du travailleur, ainsi que la pension de ceux qui ne travaillent pas, et le revenu du producteur ou de l’entrepreneur, serait tellement complexe qu’elle demeure du domaine de l’imagination, mais il n’en reste pas moins un principe qui doit être retenu par les organismes de négociations salariales et, plus généralement, par l’État. Hobhouse définit précisément la rémunération qui respecterait ce principe :

‘[...] such remuneration as would stimulate him to put forth his best efforts and would maintain him in the condition necessary for the life-long exercise of his function. (Lib 93)’
Notes
347.

 Cette expression oppose l’augmentation du revenu grâce au travail et l’augmentation du revenu grâce à la plus-value.

348.

 Lib p. 100 : «  [...] the central point of Liberal economics, then, is the equation of social service and reward. »