3.2. Le « budget du peuple »

Lorsque Lloyd George fit voter le « budget du peuple358 », Hobhouse crut voir l’application de sa conception de la justice sociale impliquant la redistribution. Le gouvernement libéral instaura des tranches d’imposition qui considéraient ainsi que les riches devait plus payer pour les pauvres que les classes moyennes. Dès 1908, Hobhouse avait mis en garde contre le danger politique d’une mauvaise répartition de l’impôt, qui faisait porter un fardeau trop lourd à ces dernières, et les incitait à se tourner vers les taxes protectionnistes préconisées d’abord par Chamberlain, puis par Balfour. Ne serait-ce que pour éviter que les classes moyennes ne se tournent vers le Parti Conservateur, et que les classes laborieuses n’adhèrent au socialisme, il était urgent que le gouvernement libéral affronte les classes privilégiées, et réduise le fossé grandissant entre la richesse et la pauvreté :

‘The great ever-present problem of the modern state is the contrast of overwhelming wealth and grinding poverty. It is true that poverty is less to-day than it was fifty years ago, but wealth is more, and its organised power grows greater from year to year. Wages slowly rise, but even the skilled workman has but a slender margin for saving, and has no adequate means of providing for sickness or old age, and no security against the calamities incident to the fluctuations of trade. Further, the conditions of life make it difficult for the poorer sections of the middle class to maintain a reasonable standard of comfort on their scanty and progressive income. [...] It is not surprising that they bitterly resent the contributions levied on them in behalf of those one degree below them in the social scale359.’

De la même manière, la loi sur la protection sociale (National Insurance Bill) avait le tort de ne pas être financée par le surplus et de trop affecter les bas salaires. Hobhouse militait en faveur d’une forte proportionnalité de l’impôt, qui trouva son expression dans la « supertax » qui touchait les revenus de plus de £5000. Pour l’auteur, elle équivalait à la reconnaissance implicite d’une limite à la fonction sociale de la richesse. Mais elle était, en fait, loin de limiter les fortunes personnelles à 5000 livres, comme il le désirait. Si le budget, qui avait déclenché la confrontation entre les Lords et les Communes, augmentait considérablement l’impôt, c’était parce que le taux d’imposition jusqu’alors n’avait été, au plus, que de 3%. Désormais, il culminait à un peu plus de 8% du revenu, et sans la supertax, il ne dépassait pas 5%. Hobhouse jugea donc la mesure trop timide et continua à demander un renforcement de la progressivité de l’impôt en arguant, comme nous l’avons vu, que seule la diminution de la productivité pouvait constituer une limite à cette augmentation :

‘The man with £10,000 a year can pay out £3,000 with much less impairment of his real wealth than is inflicted on a man with £1,000 by a charge of £300. The limit of graduation is, in fact, simply productivity. If we graduate taxation to a point at which highly paid men decline the effort of earning, we defeat the object of the State, and that is the point at which we may be fairly charged with doing them an injustice. (TP 287)’

Cependant, une autre disposition du budget le réjouissait : dans son discours sur le budget à la chambre des Communes en 1909, Lloyd George prétendait, grâce à l’augmentation des impôts, « ‘déclarer la guerre à la pauvreté et à la misère’ 360 » : le ministre des finances annonçait un nouveau rôle de l’État, celui d’intervenir concrètement pour rétablir la justice sociale. Il faut remarquer que dans la pensée hobhousienne, c’est uniquement en vertu de cette fonction que l’État peut légitimement prélever l’impôt. Lorsqu’il s’agissait de financer les cuirassés de la marine britannique (dreadnoughts), Hobhouse était nettement plus réservé sur son bien-fondé. Dans pareil cas, l’impôt n’était plus une contribution à la collectivité, et les argument libéraux traditionnels qui condamnent l’impôt comme une atteinte à la liberté individuelle reprenaient tout leur sens : un État qui taxe ses citoyens pour financer son impérialisme ou sa politique belliqueuse est proche de la tyrannie.

Enfin, en imposant de 20% les plus-values foncières, le budget faisait désormais la distinction entre les revenus professionnels (earned incomes) et les rentes (unearned incomes), et confortait, donc, la vision fonctionnaliste de l’auteur. Comme nous l’avons écrit, l’impôt direct sur le revenu devait frapper durement l’argent inutile. Ainsi, Hobhouse avait écrit en 1899, une série d’articles pour défendre l’idée d’un système de retraite financé par un impôt sur la valeur foncière. De la même manière, l’impôt devait s’appliquer en priorité à l’argent qui n’était pas gagné par le travail de l’individu. Par conséquent, l’héritage était particulièrement visé : un fort impôt sur la succession (le budget du peuple l’avait déjà augmenté) devait être instauré et permettre de mettre fin au legs des fortunes. En dehors des objets personnels, rien ne justifiait la possibilité de transmettre à des personnes une richesse qu’ils n’avaient pas gagnée. Tout au plus, était-il possible de prévoir un aménagement qui permettrait de prélever progressivement l’impôt, de façon à laisser la jouissance d’une partie des biens parentaux à une ou deux générations :

‘The unregulated rights of inheritance and bequest produce a form of wealth which may in itself originally have been earned by useful industry, but in its continuance goes to support a class without economic functions, violating every one of those maxims of responsibility, public duty, individual self-reliance, and the rest which form the individualist armoury of criticism upon the most modest provision for the needy. (TP 281)’
Notes
358.

Le budget fut approuvé par les Communes en novembre 1909 mais la querelle avec la chambre des Lords retarda le vote définitif de deux ans.

359.

 L. T. HOBHOUSE, « The Prospect of Liberalism », p. 355.

360.

 Cité par S. J. LEE, Aspects of British Political History 1815-1914, p. 229 : « This is a War Budget. It is for raising money to wage implacable warfare against poverty and squalidness. »