3.3. La propriété

Cette dernière proposition fait apparaître Hobhouse sous un jour plutôt radical. La disparition, ou la très forte limitation, de l’héritage semble représenter une sérieuse remise en cause de la propriété privée, bien au-delà des mesures budgétaires de 1909, qui, déjà, avaient été interprétées comme telle. La position de l’auteur quant à la propriété est pourtant moins éloignée de la conception libérale traditionnelle qu’il n’y paraît : Hobhouse détermine une certaine propriété qui est « ‘la base matérielle d’une activité permanente, régulière, résolue et personnelle’ 361 ». Ainsi, la propriété n’est évidemment plus un droit sacré ou naturel,

mais, à l’instar de la conception individualiste, elle reste un droit parce qu’elle est propice au développement de l’individu. Elle est donc un facteur d’indépendance et de liberté et il faut, à ce titre, la conserver. Toutefois, le droit à la propriété s’inscrit dans l’analyse fonctionnaliste de l’organisation sociale et économique et suppose que la propriété soit l’objet d’une utilisation par l’individu, qui sous-tend son activité dans la société, donc sa participation au Bien Commun. Cette analyse différencie entre le contrôle de l’usage de la propriété, semblable à l’usufruit, et le contrôle absolu, pour la vente ou le legs :

‘A man may only be life-tenant of a landed estate, its disposal after his death being determined by law or by the decision of the community, or a previous owner’s will. Yet while he lives the man may have complete control of its management, and from generation to generation the same conditions may occur. (EP 179)’

On peut très bien préserver la propriété pour l’usage, mais en modérer le contrôle. Ainsi l’imposition de l’héritage n’est pas une atteinte au droit d’usage de la propriété.

Cependant, il s’agit là d’une « propriété personnelle » réduite « à son côté le plus humain362 » et constituée des objets courants tels que le logement et ce qu’il contient, voire d’une entreprise individuelle. Lorsque la propriété dépasse ce cadre, elle influe sur l’activité économique d’autrui. On peut, alors, parler d’un deuxième aspect de la propriété qui « ‘est une forme d’organisation, selon laquelle le travail de ceux qui n’en n’ont pas est dirigé par et pour la jouissance de ce qui en ont’ 363 ». C’est une forme de liberté antisociale. En effet, les propriétaires des moyens de production sont, en effet, en position de pouvoir face à ceux qui ne possèdent que leur force de travail et, peut-être, une petite « propriété personnelle ». Cette forme de propriété est donc, à l’inverse de la première, antisociale. Or, on sait que, dès lors que le contrôle d’autres personnes est en jeu, l’État est fondé à intervenir et, en l’occurrence, à restreindre le droit à la propriété privée, de manière à rétablir l’égalité et la justice sociale.

De plus, si l’auteur accepte l’idée que la « propriété personnelle » trouve sa légitimité dans sa contribution au développement moral, il pense que lorsqu’elle est synonyme de pouvoir, la propriété est, en fait, nuisible à ce développement. Il rejette ainsi la justification aveugle du droit absolu à la propriété en tant qu’attribut de la liberté, dont il souligne que c’est une conception récente du point de vue historique. En effet, l’organisation foncière seigneuriale reconnaissait que la propriété privée était liée à des devoirs, et Hobhouse a même recours à son procédé de reformulation (qui consiste à affirmer l’identité libérale de sa pensée politique) pour affirmer que Locke lui-même aurait fondé sa définition du droit à la propriété sur la distinction désormais explicite entre les deux types de propriété :

‘[...] we find in Locke the basis of a view which is at once a justification of property, and a criticism of industrial organization. Man has a right, it would seem, first to the opportunity of labour; secondly, to the fruits of his labour; thirdly, to what he can use of these fruits, and nothing more. Property so conceived is what we have here called property for use. The conception is individualistic, but it may be given a more social turn if we bear in mind, first of all, that society as a collective whole is that which determines the structure and working of economic institutions; and secondly, that in a society where men produce for exchange, labour is a social function, and the price of labour its reward. Locke’s doctrine would then amount to this, that the social right of each man is to a place in the economic order, in which he both has opportunity for exercising his faculties in the social service, and can reap thereby a reward proportionate to the value of the service rendered to society. (EP 195)’

Cependant, l’évolution de la propriété n’a pas tenu compte de la restriction prétendument indiquée par Locke. Au contraire, en considérant le droit au contrôle de la propriété comme inconditionnel, la société a autorisé l’accumulation, et par conséquent, l’accroissement des inégalités économiques, ainsi que, surtout, la soumission de la majeure partie de la population au pouvoir des grands propriétaires. De plus, la concentration de la richesse sous la forme de capital implique un divorce toujours plus prononcé entre les propriétaires, c’est-à-dire les actionnaires, d’une part, et d’autre part les dirigeants des entreprises, ce qui renforce la division entre la richesse inutile et la richesse fonctionnelle. La cohésion de la société s’étiole et, pour le travailleur, il est de plus en plus difficile de saisir la nature organique de la société et, par conséquent, de participer au développement harmonique. Il est, dès lors, plus susceptible d’adhérer aux théories qui postulent, à l’inverse de la pensée hobhousienne, la division de la société selon la lutte des classes, et d’adopter un comportement révolutionnaire :

‘And yet these investments, this capital, is the governing force in the lives of thousands and millions of men scattered throughout the world. It is the instrument by which they are set in motion, by which their labour is sustained, above all, by which it is directed and controlled. The divorce of functions is complete; and what wonder if the owner of capital presents himself to the imagination of the workman merely as an abstract, distant, unknown suction-pump, that is drawing away such and such a percentage of the fruits of industry without making a motion to help in the work? (EP 191)’
Notes
361.

 L. T. HOBHOUSE « The Historical Evolution of Property, in Fact and in Idea », p. 181 : « [...] property is the material basis of a permanent, ordered and purposeful and self-directed activity. » Cet article est désormais abrégé « EP ».

362.

 ELJ p. 159.

363.

 EP p. 181 : « On the other hand property is a form of social organization, whereby the labour of those who have it not is directed by and for the enjoyment of those who have. »