3.4. La propriété foncière

Une fois que l’auteur a distingué entre les deux types de propriété, il envisage les conditions d’accès à celle-ci, pour remarquer, à nouveau, que le point de vue individualistev est inconséquent. Le système actuel ne garantit pas à chacun l’accès effectif à la propriété, ce qui engendre un paradoxe : le respect du droit à la propriété suppose l’atteinte à ce même droit, puisqu’il faudrait prélever sur la propriété de certains pour permettre l’accès à la propriété des autres, ce qui reviendrait à redistribuer la richesse de façon plus égale :

‘It should be recognised that in some of its developments private property may mean liberty for A at the expense of dependence for B, and that, if the autonomy of the individual is the touchstone and if autonomy is based on private property alone, the State would have to aim at such a diffusion of property as would put economic independence within the reach of all its members. (TP 282, 283)’

Dans le cas de la propriété foncière, une telle redistribution ne peut être faite au moyen de l’impôt sur le revenu ; la terre est un bien particulier puisqu’il n’en existe qu’une quantité limitée. Or, en 1873, par exemple, les 4/5 de la terre étaient aux mains de 7000 personnes. Comme l’avait montré Cobden, l’idéal de l’autonomie (self-support) se heurtait donc à une situation de quasi-monopole de la terre, qui avait fait l’objet de nombreuses critiques, notamment de la part des libéraux, tels que Spencer et Mill. Green avait isolé la propriété foncière du reste de la propriété en rappelant qu’elle avait été acquise, à son origine, par des moyens immoraux :

‘It must always be borne in mind that the appropriation of land by individuals has in most countries [...] been originally effected not by the expenditure of labour or the results of labour on land, but by force. The original landlords have been conquerors. (Obligation 174 §229)’

De plus, la critique de la propriété foncière rencontrait, en général, l’assentiment des partisans libéraux, puisqu’elle s’inscrivait dans le contexte de la lutte entre l’aristocratie foncière, traditionnellement acquise au conservatisme, et la bourgeoisie industrielle, qui accordait son soutien au parti libéral. Ainsi, le gouvernement libéral fit voter le Small Holdings and Allotments Act en 1908, qui encourageait les comtés à l’acquisition, amiable ou forcée, de terres. Selon R. Marx, 13000 nouvelles exploitations furent crées entre 1910 et 1914364. Le thème de la réforme de la propriété terrienne était si fédérateur que le gouvernement Asquith avait l’intention de s’en servir pour réunir ses forces, lorsque sa popularité se mit à décliner, à la suite, notamment, du mouvement des suffragettes, des grandes grèves et du retour du problème irlandais sur le devant de la scène. Lloyd George prévoyait, en effet, une importante réforme agraire, dans les dernières années avant la guerre :

‘By making the Land issue, in all its ramifications, the most prominent one in British politics, and not Home Rule or Tariff Reform, Lloyd George hoped to revive both the Government’s fortunes and the fervour of its supporters365.’

Ses deux discours programmatiques ainsi que la parution du premier volume du rapport du Land Enquiry Committee, en 1913, furent l’occasion d’un débat où s’affrontaient deux optiques différentes. Les conservateurs proposaient de soutenir l’accès à la propriété par des aides de l’État, afin de permettre aux tenanciers de racheter leurs fermes, ainsi que le repeuplement des campagnes après l’exode rural. Les propositions de Lloyd George étaient, quant à elles, plus conformes à la conception du « nouveau libéralisme » puisqu’elles consistaient à créer un « Ministères des Terres » qui assurerait la protection légale du fermier ainsi que la fixation légale du salaire des ouvriers agricoles :

‘A ce ministère de poursuivre la révision du cadastre prescrite par le budget de 1909, et déjà pour les deux tiers accomplie ; à lui d’acquérir les terres en friche, de les planter en bois, de les assécher, de les mettre en état d’être rendues aux mains des cultivateurs ; à lui de fixer les rapports entre propriétaire foncier et fermier, entre fermier et ouvrier agricole, et même d’une manière générale, les rapports entre propriétaire foncier et locataire, à la ville comme à la campagne. (Halévy 454)’

Hobhouse partageait l’opposition du ministre à la politique de petits propriétaires indépendants : « ‘Si la terre devait être rachetée, ce ne pouvait être qu’au bénéfice de la collectivité toute entière’ 366. » Grâce à la distinction entre le contrôle pour l’usage et le contrôle absolu, Hobhouse prônait, dans le cas de la terre, notamment, la création d’une classe de tenanciers plutôt que de petits propriétaires. La propriété individuelle, même sous une forme plus égalitaire parce que mieux répartie, était moins propice au Bien Commun que la propriété collective avec usage individuel.

L’auteur était aussi partisan d’une réforme de la propriété foncière en zone urbaine, parce qu’il était scandalisé par la plus-value qui était la conséquence de l’exode rural :

‘Comme nous en informe C.E. Mingay, en 1895, 162000 livres sterling, soient 61% des revenus du duc de Westminster provenaient de ses propriétés urbaines, cas extrême mais non isolé de l’accroissement gigantesque des fortunes provoqués par l’urbanisation. (Chrétien 28)’

Il s’agissait là d’un exemple typique d’un enrichissement non-mérité ; l’essor de l’industrie avait attiré les gens en ville, et les propriétaires des logements s’étaient contentés de tirer les bénéfices de cet afflux considérable de population. Greenleaf367 rappelle qu’en 1911, un cinquième de la population totale de l’Angleterre et du Pays de Galles résidait dans Londres et sa banlieue (Greater London). En outre, de nombreuses habitations étaient des taudis, ce qui était particulièrement inacceptable, compte tenu des bénéfices réalisés par les propriétaires. Une organisation rationnelle de l’économie aurait nationalisé la propriété foncière urbaine dès le début de l’exode rural. A défaut, l’État devait immédiatement prélever la plus-value, et se rembourser des dépenses faites en matière d’aménagement du territoire en zone urbaine, tandis qu’il devait organiser la propriété foncière de façon à ce qu’à l’avenir, chaque individu puisse avoir l’usage d’une « propriété personnelle » afin de lui fournir des conditions susceptibles de permettre son développement moral.

Ainsi, Hobhouse ne croyait pas à un retour à la terre ou à un repeuplement des campagnes, même sous l’impulsion de la réforme agraire que désirait Lloyd George. On ne reviendrait pas à une situation idyllique de petits propriétaires fonciers indépendants, et les problèmes de la pauvreté dans les villes trouveraient leur solution dans le contrôle de l’économie et non dans une réforme de la propriété foncière. En effet, Hobhouse ne doutait pas que la nature du système économique avait été définitivement changée par la révolution industrielle, comme l’avait stigmatisé Arnold Toynbee368, l’un des pères du « nouveau libéralisme » : « ‘L’essor de l’industrie à grande échelle a supprimé la possibilité de résoudre le problème économique par toute forme d’individualisme’ 369 ». Sur ce point l’analyse de Hobhouse est particulièrement intéressante : en effet, comme nous l’avons écrit, au stade de l’industrialisme avancé (advanced industrialism), la propriété est de plus en plus divisée entre ses deux aspects (usage et contrôle absolu) ; par conséquent, la répartition de la propriété de manière à ce que chacun possède une part des moyens de production, voire une part de son entreprise, n’est pas susceptible d’améliorer la situation sociale des travailleurs. L’idée d’une société de « petits porteurs » n’offre guère d’intérêt, parce que les conditions de travail n’en seront pas modifiées. C’est donc bien la notion de propriété privée en tant que fondement principal de la liberté (économique), et non pas seulement sa répartition, qui se trouve remise en question à ce stade de l’évolution économique :

‘As the scale of production extends, it is less and less possible for men in general to own the means of making their own livelihood. A man may own a share in the railway on which he works, but the share does not affect his title to his particular job on the line. In industrial society economic freedom must be sought on other lines, on lines which will be found to involve limits to the rights of private property. (TP 283)’
Notes
364.

 R. MARX, L’Angleterre de 1914 à 1945, p. 21.

365.

 C. WRIGLEY, Lloyd George, p. 54.

366.

 Halévy, p. 454.

367.

 Greenleaf I p. 92.

368.

 Voir Lectures on the Industrial Revolution in England.

369.

 EP p. 191 : « The rise of large-scale industry has abolished the possibility of any form of individualism as a general solution of the economic problem. »