4.2. Fidélité à Scott et Lloyd George

Cet épisode connut un dénouement qui nous semble révélateur des liens entre le Manchester Guardian et le pouvoir. Selon T. Wilson, on pria Scott de ne plus écrire sur la question dans son quotidien avant d’avoir vu Lloyd George, qui lui demanda de ne pas se désolidariser de la position du gouvernement sur cet événement. Plus tard, Scott rencontra Grey qui lui expliqua que la Grande-Bretagne devait intervenir aux côtés de la France pour ne pas consacrer la domination allemande en Europe, ce qui signifierait l’isolement pour la Grande-Bretagne et le risque de se retrouver face à un bloc des nations continentales. Ainsi, concernant les affaires étrangères au moins, il apparaît que le Manchester Guardian ne pouvait pas s’éloigner tout à fait librement de la ligne gouvernementale qui était, rappelons-le, la ligne libérale. Il semble, en outre, que Hobhouse lui-même fût contraint à la même circonspection, en tout cas pour ce qui concerne ses écrits dans le journal. Cependant, cette retenue ne relève pas, à notre avis, de l’autocensure et il ne faut en déduire que Hobhouse était en quelque sorte bâillonné sur les questions internationales. En revanche, nous pensons que la collaboration et l’amitié avec Scott étaient déterminantes : si leur correspondance fait état de certaines divergences, elle indique surtout une influence mutuelle ainsi qu’une confiance qui signifiait qu’en cas de doute Hobhouse s’en remettait aisément à l’avis de Scott. Or celui-ci était proche de Lloyd George, et informait régulièrement Hobhouse de ses échanges avec le Chancelier de l’Echiquier. Par conséquent, il semble que l’on puisse parler sinon d’une influence, du moins d’un lien indirect entre Lloyd George et Hobhouse, et les années d’avant-guerre témoignent effectivement d’une proximité de point de vue entre les deux hommes : sur le plan des affaires intérieures, Lloyd George était considéré comme le principal instigateur des réformes sociales, tandis que sur le plan international, Hobhouse, notamment de par son travail d’éditorialiste du Manchester Guardian, exprimait des opinions proches de celles du ministre.

La solidité des liens entre Scott et Lloyd George ainsi que la sympathie, plus relative, de Hobhouse pour ce dernier387 ont essentiellement leur origine dans le conflit en Afrique du Sud, dont nous avons déjà mentionné le rôle fondateur dans les allégeances politiques de l’auteur. Dès la guerre des Boers, la plupart des dirigeants de 1914 étaient déjà présents à la direction du parti libéral et Lloyd George s’était acquis le soutien du Manchester Guardian lorsque, avec Campbell-Bannerman, il avait déclaré que cette guerre était immorale388. A l’inverse, Asquith, Grey et Haldane avaient fondé, avec Lord Rosebury, la Liberal League pour soutenir la politique impérialiste du gouvernement. Cette division des libéraux pesa lourd sur les années qui suivirent : même si le parti était réconcilié lors de son accession au pouvoir, la méfiance régnait entre les gladstoniens, comme Morley, et les « ligueurs » (Liberal Leaguers). Selon Charmley, ces derniers ne constituaient pas, à proprement parlé, un clan au sein du gouvernement libéral, mais la politique étrangère resta le reflet de l’esprit qui avait animé la ligue :

‘The unity of the ’Liberal Leaguers’ should not be exaggerated: Asquith took little interest in foreign affairs, and Haldane could hardly be classed as a Germanophobe; there is, nevertheless, a kernel of truth in the comment that ’the Liberal League did not vanish. What happened is simply that in 1905 it absorbed the Liberal Government. And that is why we went to war in 1914.’ The Government was not ’absorbed’ but foreign policy was. (Charmley 332)’

Scott et Hobhouse conservèrent aussi toute leur méfiance envers les anciens membres de la Liberal League : dès 1908, une lettre de Hobhouse à Scott indique son antipathie envers Asquith. A l’occasion du remplacement de Campbell-Bannerman, les deux hommes auraient préféré que soit suivie la direction suggérée par Lloyd George, c’est-à-dire un renforcement du poids des radicaux au sein du gouvernement :

‘I am clear now that we cannot directly oppose Asquith for the present. But I think we ought at the outset to indicate reserves, and to press in the direction George suggests. (03/03/08, Wilson 30)’

Comme l’indique Wilson, cette lettre fut suivie d’un éditorial virulent où le Manchester Guardian expliquait sa réserve face à la nomination d’Asquithet son soutien à Lloyd George :

‘Those liberals who look to the party for the resolute championship of democratic ideas at home and abroad cannot entrust him [Asquith] with their political destinies with the kind of confidence which they extend to the present Prime Minister [Campbell-Bannerman] [...] Men like Mr Lloyd George, for example, whose official career has been one unbroken series of brilliant success, would, if their authoritative position was adequately recognised, serve as a guarantee to the party at large. (06/03/08 Wilson 30, 31)’

A l’aube de la guerre, Lloyd George était donc, aux yeux de Hobhouse, le meilleur représentant de la politique sociale du « nouveau libéralisme », en même temps que l’un des libéraux qui avaient su rester fidèles à l’esprit de Gladstone en matière de politique étrangère. Les années depuis le début de la guerre des Boers avaient donc consacré une relation privilégiée entre Lloyd George, Scott et, par extension, Hobhouse. Il nous semble trouver là l’une des explications de l’attitude de Hobhouse au début de la guerre. Les trois hommes avaient été unis contre la guerre des Boers dans un même respect des principes gladstoniens, et, dans la mesure où les deux premiers apportèrent leur soutien, chacun à leur manière, au premier gouvernement de guerre, Hobhouse ne pouvait que les suivre, dans une sorte de répétition de leur alliance lors de la guerre des Boers, et ce d’autant plus que la décision dut être prise dans la précipitation, parce qu’aucun des trois hommes ne s’attendaient à la guerre. Une lettre de Scott à Hobhouse, écrite peu après le 4 août 1914, évoque le ralliement au gouvernement, malgré les réticences, et indique à la fois le rappel de la guerre des Boers et le sentiment de précipitation :

‘Many thanks for your letters. I am so glad you approve of what we have done. I was working desperately all Saturday and Sunday to work up opposition to the war [...] but events moved too fast and it was all in vain. It reminded me terribly of all that went before the Boer War. (Wilson 99)’

En effet, jusqu’au dernier moment, Hobhouse et Lloyd George pensaient que les relations entre l’Allemagne et la Grande-Bretagne s’étaient améliorées depuis 1912 et que la perspective d’un conflit était désormais lointaine. Hobhouse écrivait à Scott le 4 juin 1913 que le comité de politique étrangère auquel il appartenait pensait peut-être se dissoudre, maintenant que la situation paraissait meilleure389. La correspondance entre Scott et Hobhouse indique qu’à la veille de la guerre, les deux hommes étaient surtout préoccupés par la question irlandaise390. Quant à Lloyd George, il apparaît qu’il fut d’un optimisme persistant jusqu’à l’ultimatum de l’Autriche à la Serbie :

‘Speaking at the Mansion House on 17 July, Lloyd George declared that while there was never a ’perfect blue sky in foreign affairs’, he expected to get over the current difficulties well enough. On 23 July, he told the Commons that relations with Germany were ’very much better’ than they had been ’a few years before’. (Charmley 390)’
Notes
387.

 La correspondance entre C. P. Scott et L. T. Hobhouse montre que Hobhouse est plus méfiant envers Lloyd George, cependant, jusqu’au gouvernement de 1916, il semble assez bienveillant.

388.

 Voir S. J. LEE, Aspects of British Political History 1815-1914 p. 206. Cet ouvrage est désormais abrégé « Lee 1 ».

389.

 Cité par Wilson p. 90 : « Our Foreign Policy Committee has been considering what we should do of the changed situation, whether to dissolve or continue to urge the questions upon which we are not yet satisfied. »

390.

 Ainsi Scott écrit à Hobhouse le 25 juillet 1914 : « I was delighted with your two leaders on the Irish question. They couldn’t have been better. » (Correspondance Scott/Hobhouse).