5.1. Gladstonisme

Pour l’auteur, l’essence du libéralisme qui sous-tendait le « nouveau libéralisme » tout autant que le libéralisme classique avait trouvé l’une de ses expressions les plus parfaites dans la politique étrangère de Gladstone. N’était-ce pas lui qui, en 1881, avait, justement, permis la constitution d’un gouvernement autonome des Boers, lors de l’accord de Majuba391 ? A ce titre, Gladstone figure aux côtés de Mill au panthéon du libéralisme où tous deux incarnent le stade de l’évolution de ce dernier avant le passage au « coeur du libéralisme392 », qui, selon Hobhouse, correspond, comme nous l’avons vu, au « nouveau libéralisme ». . Ainsi, Hobhouse se référait aux mêmes principes que ceux que Gladstone avait évoqués pour justifier sa politique étrangère : « ‘Faire oeuvrer le concert européen pour la justice, la paix et la liberté... Voilà ce qui a toujours été mon idéal en politique étrangère’ 393. »

Même si Hobhouse consacre à peine trois pages à Gladstone dans Liberalism, le simple fait qu’il soit l’une des deux seules personnes dont le nom figure dans le titre d’un chapitre suffit à prouver son importance aux yeux de l’auteur. Il est intéressant de constater que la présentation que Hobhouse fait de Gladstone participe du procédé de sélection des aspects compatibles avec son « nouveau libéralisme », qui caractérise sa stratégie de reformulation du libéralisme décrite dans notre troisième chapitre. A ce sujet, Clarke indique que T. H. Green avait aussi cherché à montrer que le gladstonisme « pouvait s’appliquer aux questions sociales et politiques394 » : la démarche de Hobhouse n’était donc pas incongrue. L’auteur laisse l’adhésion de Gladstone au laisser-faire dans l’ombre, puisque, de manière très caractéristique, il minimise l’importance de cet aspect et s’applique à montrer que la pensée de Gladstone, comme son parcours politique, était en évolution et allait dans le bon sens, c’est-à-dire du conservatisme vers le libéralisme, avec l’adoption d’abord du libre-échangisme dans le sillage de Peel, puis du « principe représentatif395 ». S’il concède brièvement que Gladstone ne se rallia pas aux « idées semi-socialistes396 », il prend garde de ne pas souligner cette incompatibilité, pourtant évidente, entre le libéralisme gladstonien et le « nouveau libéralisme ». En outre, s’il admet que, pour ce qui est de l’économie, le premier ministre n’acheva pas son évolution, puisqu’il s’en tint aux principes « acquis lors de sa maturité397 » et fut hermétique aux idées qui apparurent à la fin des années 1880, l’auteur croit pouvoir affirmer que les prémices du changement de vision économique (donc du ralliement au « nouveau libéralisme ») sont visibles dans les Irish Land Acts de 1870 et 1881 :

‘Yet in relation to Irish land he entered upon a new departure which threw over freedom of contract in a leading case where the two parties were on glaringly unequal terms. (Lib 49, 50)’

Dès lors, il est possible de faire de Gladstone un héraut du « nouveau libéralisme », d’autant que le « nouveau libéralisme » de Hobhouse conservait les mêmes principes de politique étrangère, sans opérer de modification ou de reformulation notable. La tentative d’inscrire Gladstone dans le courant du « nouveau libéralisme » trouve toute sa logique quand on considère que Hobhouse voulait absolument que les questions internationales demeurent au centre de la politique, et que leur traitement repose sur les mêmes principes moraux, que Gladstone avait l’habitude de mettre en avant en diplomatie. Par conséquent, Gladstone devint l’incarnation de la politique diplomatique soumise aux principes éthiques de la pensée hobhousienne. Il est décrit comme un homme éminemment moral dont la politique n’aurait été inspirée que par une moralité sans faille. Hobhouse distingue donc un « principe gladstonien » (Gladstonian principle) qu’il oppose à Machiavel et à Bismarck et qui fait partie intégrante des principes du libéralisme définis par l’auteur. En effet, le « principe gladstonien » participe de la conception organique qui considère le monde comme constitué de parties interconnectées :

‘Gladstone proceeded on the principle that reasons of State justify nothing that is not justified already by the human conscience. The statesman is for him a man charged with maintaining not only the material interests but the honour of his country. He is a citizen of the world in that he represents his nation, which is a member of the community of the world. (Lib 50)’

Le vrai patriotisme consiste donc à être « ‘le champion de la justice’ » ainsi que de la liberté et ‘« le défenseur des opprimés’ 398 ». Il n’est, évidemment, pas question de discuter en détail ici la justesse de la description que l’auteur fait de Gladstone ; signalons, cependant, que la vision de Hobhouse est très idéaliste. Par exemple, Hobhouse pensait pouvoir affirmer que, s’il était encore là, Gladstone serait intervenu en faveur des Arméniens « ‘pour sauver l’honneur national et empêcher un mal monstrueux’ 399 », comme il l’avait fait pour les Grecs. Or, cette spéculation n’était guère risquée puisque l’un des traits caractéristiques de la politique étrangère de Gladstone, était la méfiance voire la haine envers les Turcs :

‘He described her [Turkey’s] culture as ‘inferior’ and her government as a ‘bottomless pit of inequity and fraud’. The full measure of his hatred became apparent in his pamphlet on The Bulgarian Horrors and The Question of the East. (Lee 1 190)’

Mais, Hobhouse ne fait évidemment pas mention de cet autre éclairage des motivations de Gladstone dans sa politique à l’encontre de l’empire ottoman, qui aurait nuancé la vision idéaliste proposée au lecteur, et il choisit, donc, de l’expliquer exclusivement par des considérations morales. Ici Hobhouse exprime là peut-être plus son propre sentiment que celui, hypothétique, de Gladstone400, et laisse ainsi une nouvelle fois apparaître son idéal humanitaire, de même que la place prépondérante des principes moraux dans sa pensée.

Notes
391.

 Voir Lib p. 50.

392.

 Nous rappelons que ces stades sont signalés par des chapitres dans Liberalism, notamment chapitre V : « Gladstone and Mill » et chapitre VI « The Heart of Liberalism ».

393.

 Gladstone cité par Charmley p. 176 : « The working of the European concert for purposes of justice, peace and liberty [...]. This has always been the ideal of my life in Foreign Policy ».

394.

 P. Clarke, Liberals and Social Democrats, p. 14 : « In many respects Green stood for a gladstonian style of politics but he showed that the glastonian appeal to conscience could be applied to social and economic questions too. »

395.

 Lib p. 49 : « representative principle ».

396.

 Ibid. : « semi-socialistic ideas ».

397.

 Ibid. « acquired in middle life ».

398.

 Lib 50, 51 : « Simply as a patriot, again, a man should recognize that a nation may become great [...] as the champion of justice, the seccourer of the oppressed, the established home of freedom. »

399.

 Lib p. 50 : « to save the national honour and prevent a monstrous wrong ».

400.

 Collini souligne que le rapprochement semble, en effet, peu naturel : « [Hobhouse] exploited the prestige of those figures in the Liberal Pantheon who could be represented as having intimations of the Progressive’s case (not only were Mill and Green put to work in this way but also, even less plausibly, were Cobden and Gladstone). » Collini LS p. 96.