5.2. Le discours de rationalisation de la guerre

Dans la tradition du libéralisme gladstonien, le pacifisme de Hobhouse n’équivaut pas à une absence d’intervention hors des frontières ou à une « splendide isolement ». C’est, au contraire, la concertation entre les nations qui est susceptible de promouvoir la paix aux côtés de la justice et de la liberté401 : ce principe de l’intervention, au travers, notamment de la concertation diplomatique entre les nations, avait été délaissé, ce qui avait permis l’apparition des causes de la guerre. Cette dégradation des relations internationales fournit à Hobhouse le premier grand axe de ce que nous appelons « le discours de rationalisation de la guerre » pour désigner l’ensemble des écrits hobhousiens qui tentent d’expliquer l’avènement de la première guerre mondiale en tant qu’étape dans le développement historique qui constitue la trame de son analyse sociologique. En effet, selon une explication que l’auteur propose en 1915402, l’échec du concert européen, qui sous-tendait tout l’édifice diplomatique de Gladstone, avait mené à la catastrophe de 1914. Ainsi, depuis le massacre des Arméniens à la fin du 19e siècle403, on était allé de Charybde en Scylla, en laissant survenir les guerres des Balkans404 (il est intéressant de noter qu’ici l’analyse de Hobhouse évoquait celle de Gladstone, puisque celui-ci avait prédit les problèmes dans les Balkans depuis le traité de Berlin de 1878, oeuvre de Disraeli, dont il avait dénoncé la conception à courte vue405).

Si Hobhouse était très critique à l’égard de la politique isolationniste au sein de l’Europe à la fin du siècle, il jugeait, en même temps, que la politique des alliances était également dangereuse et devait forcément déboucher sur la guerre. Pour lui, les intentions affichées du gouvernement libéral de faire renaître le « concert européen » s’étaient, sous la houlette de Grey et dans le contexte spécifique de l’époque, insidieusement transformées en une politique d’alliance avec la France et la Russie contre la Triple alliance. Or cette politique était impopulaire et Grey avait démenti qu’elle impliquât une obligation d’intervention militaire en cas d’agression d’un des pays alliés406. Ainsi la nature de l’alliance était demeurée vague voire secrète407, jusqu’à la crise entre l’Autriche et la Serbie qui devait déclencher la guerre :

‘Grey denied that Britain had any ‘obligations’ deriving from the ‘Triple Entente’ which forced her into the war; although literally true, it hardly tallied with his statement to the Cabinet that ‘We have led France to rely on us.’ It was true only in that literal way in which politicians use the truth when they want to gloss over inconvenient facts, as Grey implicitly acknowledged when he asked ‘every man’ to look into his own heart’ to decide ‘how far’ the Anglo-French ‘friendship’ entailed ‘obligation’. (Charmley 394)’

La guerre confirma donc qu’il n’y avait pas eu d’exercice du contrôle démocratique sur la politique diplomatique du gouvernement. Dès lors, il était inévitable que se produise une coupure entre les gouvernants et les gouvernés. Ainsi, le 1er août le Manchester Guardian publiait un éditorial qui appelait au refus des arguments de Grey, montrant que l’équipe de la rédaction ne reconnaissait pas l’existence de l’alliance, et retournait, d’une manière qui nous semble dénoter le style de Hobhouse, les arguments de Grey quant au « devoir moral » de la Grande-Bretagne d’intervenir aux côtés de la France :

‘Then is it honour that we must fight for ? No; for honour’s sake we must keep the peace. There are as Mr ASQUITH and Sir EDWARD GREY have both told us no engagements with European Powers that would take away our perfect freedom of choice in the vent of a general European war. Being free as regards Europe we are not free as regards our own people but we must decide in favour of neutrality. For if we decide differently, then we violate dozens of promises made to our own people– the promises to seek peace, to protect the poor , to husband the resources of the country, to promote peaceful progress. These promises are in honour binding, and if they are broken, then not only are our interests sacrificed but our honour is tarnished. (« leader » MG 01/08/14) ’

Une fois de plus, il semblait évident pour Hobhouse que lorsque l’on considérait les relations entre les États comme un domaine à part de la vie publique et que l’on omettait de leur appliquer les principes éthiques qui fondaient la démocratie, on finissait toujours par en payer le prix. La raison d’État qui avait voulu que l’on garde secret le détail des alliances auxquelles se soumettait la Grande-Bretagne, dont, surtout, l’alliance avec la France, avait poussé l’ensemble du monde dans un ensemble de liens complexes et amoraux, sur lesquels la société n’avait pu se prononcer :

‘It was the vice of the Triple Entente that it reposed on no specific terms. No one knew, not even our own Foreign office to what precisely we stood morally committed. (WC 61)’

En effet, ce premier point du discours de rationalisation de la guerre (la guerre avait pu avoir lieu parce qu’on avait pas continué à soumettre la politique internationale aux principes gladstoniens) ne se contentait pas de renvoyer implicitement aux défauts de la diplomatie de Grey. Il soulignait, de manière caractéristique de la pensée hobhousienne, l’échec de la moralisation des rapports internationaux, et, par conséquent, leur détérioration inévitable :

‘I firmly believe that if on the political side the Armenian massacres began the train of events which led through many windings to the break-up of Turkey and thereby to the conflagration of 1914, far more surely on the ethical side the failure of the European Concert gave evidence of a breakdown of principle which initiated a reign of mutual fear whereof a general catastrophe was the inevitable outcome. (WC 11)’
Notes
401.

 Hobson p. 49 : « His [Hobhouse’s] pronounced anti-imperialism was closely bound up with the cause of Arbitration as the pacific mode of settlement for all international differences. »

402.

 Voir L. T. HOBHOUSE, The World in Conflict, p. 61. Cet ouvrage est désormais abrégé « WC ».

403.

 Voir Lee 1 p. 258 notamment : les massacres eurent lieu entre 1894 et 1896 et engendrèrent des crises entre la Turquie et la Grande-Bretagne en 1896 et 1897.

404.

 Lee 1 p. 186 : «  [...] the return of Macedonia to Turkey provided the cause for the first Balkan War (1912) in which Bulgaria, Serbia and Greece liberated it from Turkey. The second Balkan War (1913), which was concerned with the division of the spoils, resulted in the defeat of Bulgaria by Greece and Serbia). »

405.

 Voir Lee 1 chapitre 14.

406.

 Voir Lee 1 p. 263.

407.

 Voir Wilson p. 62 : le journal de Scott signale qu’en 1912, il découvrit l’existence d’accords militaires avec la France, alors même que certains membres du Cabinet étaient encore dans l’ignorance.