6.3. La ligue mondiale : une ligue des nations ?

Hobhouse vit donc dans la guerre la fin de l’organisation politique mondiale en États-nations : il exploita amplement ce point dans son discours de rationalisation de la guerre. Le massacre d’une génération n’aurait pas été vain si cette guerre devait s’avérer, pour reprendre l’expression française de l’époque, « la der des der ». De fait, la guerre coïncidait avec l’internationalisation des échanges et, par là, le rapprochement des nations :

‘The war has also forced upon three-fourths of the world such intimate co-operation, not only military and political, but economic, as would have been deemed impossible under old conditions. The circumstances of the peace have, further, forced the extension of this co-operation to the enemy peoples. (« It Never Shall Happen Again » MG, 16/11/18)’

La condition de la paix était la création d’une communauté humaine (a commonwealth of man 433). Comme beaucoup de ses contemporains434, Hobhouse espéra d’abord que celle-ci prendrait corps avec la création annoncée de la Société des Nations. Dans les mois qui précédèrent la conférence de Versailles, il consacra de nombreux articles à ce sujet, où il admettait que la définition précise de ce en quoi la future Société des Nations devait consister était une entreprise complexe, car il fallait éviter qu’elle ne répète les erreurs de la diplomatie d’avant-guerre des grandes puissances européennes. En ce sens, elle devait fournir de réelles garanties de paix plutôt qu’un simple engagement moral auquel on ne pouvait plus croire. A cet égard, l’auteur rejetait a priori la réduction de l’organisation internationale à un simple renforcement du tribunal de La Haye435 pour en faire un instrument d’arbitrage et de conciliation et s’effrayait de la popularité aux États-Unis de la proposition de créer « ‘un genre de tribunal ou un organisme de conciliation ’» qui ne disposerait, en cas d’échec de la négociation, que du recours dérisoire d’« ‘imposer une année de délai’ 436 » avant le début d’hostilités armées.

La première difficulté que soulevait la définition d’une « ligue internationale » (international League) ou d’une « ligue de la paix » (League of Peace) était l’adhésion des pays vaincus, auxquels Hobhouse attribuait, nous le verrons, la responsabilité de la guerre. Certes, pour l’auteur, il n’était pas question d’empêcher la participation, à terme, de l’Allemagne, mais celle-ci s’était discréditée pour longtemps, et il était légitime de conserver de la méfiance à son encontre, du moins tant qu’elle restait gouvernée par les « Hohenzollern et les Junkers437 ». Cette difficulté pouvait être contournée grâce au maintien des alliances. Du propre aveu de l’auteur, la guerre avait changé son point de vue sur celles-ci438 : il y était désormais attaché, toujours selon ses dires, comme on l’est à une famille et affirmait que la création de la « ligue internationale » n’impliquait pas la dissolution de l’alliance des alliés. Au contraire, les pays de l’Entente, désormais unis par des liens profonds et durables, pourraient fonder une « ‘confédération des démocraties’ 439 ‘ dont l’alliance prolongée constituerait la sécurité d’une défense mutuelle’ » et s’intégrer, en même temps, à la « ligue internationale » qui, à son tour, assurerait la paix en permettant la collaboration de toutes les nations du monde. Toutefois cette solution comprenait le risque de maintenir un pays dans l’isolement et de le voir nourrir un ressentiment peu propice à la paix durable, ou de faire perdurer l’antagonisme entre les deux blocs ennemis.

La guerre avait aussi enseigné que tous les pays ne désirent pas la paix et qu’il fallait, dès lors se prémunir contre les agresseurs. Hobhouse espérait qu’il se souviendrait de la leçon lors la période de paix qui suivrait forcément la guerre : « ‘Je dois prendre note de ma conviction qu’à ce moment aucun projet d’arbitrage qui ne sera pas soutenu par la force ne vaudra le papier sur lequel il sera écrit’ 440 » Ainsi, une autre difficulté était celle des moyens de contrainte à la disposition de la « ligue internationale » pour l’application des règlements des différends entre les nations. Hobhouse mettait beaucoup d’espoir dans la pression économique tel que le blocus commercial, qui avait l’avantage évident de ne pas coûter la vie des soldats, faisant peut-être montre d’une certaine naïveté, encore que cette méthode avait fait ses preuves pendant la guerre, puisque, selon Clarke, « ‘le blocus maritime des puissances centrales était hautement efficace ; il fut peut-être le moyen le plus efficace dans la détermination du dénouement final de la guerre’ 441 ». Lors de l’année 1917, pendant laquelle, selon Hobson442, l’auteur était extrêmement pessimiste sur l’issue de la guerre, à la suite, notamment, du retrait de la Russie, il tenta de convaincre Scott de plaider avec lui en faveur d’une paix négociée. Scott se rangeait toutefois à l’opinion de Lloyd George, qui disait qu’il fallait encore attendre. Hobhouse proposa alors de substituer la guerre économique à la guerre militaire, mais Scott refusa de publier un article dans ce sens443. En tout état de cause, la guerre économique ne constituait pas un moyen d’intervention suffisant pour assurer, avec certitude, la soumission d’un pays à un accord pacifique. Certes, si la « ligue internationale » s’établissait sur la Confédération des Démocraties, celles-ci disposeraient toujours de leurs armées pour assurer leur défense et pourraient s’en servir pour exercer une contrainte. Mais alors en quoi aurait-on définitivement tourné le dos à la guerre et à la loi du plus fort ?

De ces deux difficultés, Hobhouse semblait conclure, avec Hobson, qu’il n’y avait de « garantie définitive de paix permanente que dans la création d’un État international444 » de type fédéral, afin de respecter l’autonomie des nationalités. Or, le projet du président Wilson445 était déjà en retrait de la conception défendue en Grande-Bretagne par Lord Bryce à laquelle Hobhouse avait apporté son soutien. Dans « The Future League of Peace446 », l’auteur avait comparé les deux conceptions pour conclure qu’elles avaient en commun le projet de créer un tribunal international et un conseil de conciliation, qui auraient en soi un effet pacificateur (le recours imposerait un délai qui éliminerait la possibilité de décisions impulsives) et moralisateur (le tribunal serait animé par des considérations éthiques auxquelles les pays accepteraient, en théorie, de se soumettre), mais qu’elles divergeaient quant à la question du recours à la force : d’un côté les Américains préféraient la prudence et hésitaient à conférer le pouvoir d’application à un tel organe, tandis qu’en face le projet de Lord Bryce semblait vouloir favoriser l’efficacité de la future ligue et lui conférer, par conséquent, une « autorité supérieure447 », en faisant du conseil un « parlement permanent448 ».

Cependant, la forme qui fut effectivement donnée à la SDN était loin de correspondre au moins au projet initial de Wilson, qui aurait pu être considéré comme un premier pas dans la bonne direction. Selon Scott, qui séjourna à Paris pendant la conférence de Versailles et tint Hobhouse informé du détail des négociations, deux conceptions s’y affrontaient : on pouvait soit faire une paix de réconciliation, soit créer une Société des Nations, qui ne serait en fait qu’une Société des Vainqueurs449. Scott et Hobhouse étaient évidemment en faveur de la première conception. Il faut, en effet, souligner qu’étant donné l’avènement de la démocratie en Allemagne et l’apaisement général des esprits, l’anti-germanisme de Hobhouse s’était modéré et le maintien de l’alliance semble être alors passé au second plan. Il plaidait pour une paix sans annexions territoriales et fondée sur le principe d’autodétermination des peuples. A l’occasion de Noël, il appela, dans les colonnes du Manchester Guardian, à une attitude charitable envers l’Allemagne :

‘“If thine enemy hunger, feed him” has a very literal application to Germany to-day. It has very practical bearing on the future peace of the world. [...] In the Christmas season men still turn to kindlier ways of thinking, and the impulse to share the good cheer is more widely felt. It is on that kindlier and calmer habit of mind that the peace of the world must repose, and if it prevails in time we may yet be able to complete the old greeting and look forward with some measure of confidence to a renewed happiness in the new year. (« Peace on Earth » MG, 28/12/18)’

Bien que Scott ait cru un instant que Lloyd George allait se rallier à son opinion, ce fut, comme on le sait, la deuxième conception qui l’emporta. Selon Roland Marx, en effet, Lloyd George fut en grande partie responsable de ce que Hobsbawm nomme « l’échec presque total450 » de la SDN :

‘Le Premier ministre britannique joue un rôle majeur au sein du Conseil des quatre (États-Unis, Grande-Bretagne, France, Italie) qui réorganise le monde à Versailles à partir de janvier 1919. Il fait prévaloir nombre de ses points de vue : sur l’organisation d’une Ligue des Nations qui serait une organisation des vainqueurs, sans moyens propres, en particulier militaires, et où les « Grands » disposeraient, au sein d’un « Conseil », d’un droit de veto [...]451.’

A cette occasion, Scott et Hobhouse comprirent qu’une telle paix pèserait lourd sur les générations à venir452. L’auteur fut donc très amer et il écrivit à Scott ces lignes éloquentes :

‘I think if I had been Wilson I had rather have put a bullet through my head than signed those terms. I fear all protest is ineffectual, but every man I talk to whose opinion I value takes the same view. Tawney tells me that his fellow soldiers are especially keen. The feeling is that [it] is a real and deep breach of faith. (Lettre du 12/5/19, Wilson 374)’

Toutefois, Hobhouse ne perdit pas tout espoir de voir une « ligue mondiale » s’acheminer vers une fédération internationale. Tout au plus la déception de 1919 confirma que les gouvernements nationaux ne savaient que considérer leurs intérêts égoïstes. C’est pour cela, semble-t-il, qu’il choisit de souligner la fonction des associations internationales mentionnées plus haut. En 1921, date de publication de The Elements of Social Justice, sa proposition était d’intégrer ces associations internationales aux côtés des nations, afin que la direction de la fédération ne soit pas qu’un organe représentatif des nations, donc des communautés nationales, mais aussi des communautés transversales, auxquelles il confère la même valeur qu’aux nationalités. Une telle reconnaissance d’entités non-nationales devant siéger aux côtés des nations indique que Hobhouse avait définitivement renoncé à considérer l’État-nation comme l’unique division politique du monde.

Notes
433.

 « The end of the War », MG, 12/11/18.

434.

 « The Alliance and the League », MG, 13/7/18 :« All peace-loving people – and who in these days does not love peace? – look forward to the discovery of some alternative to the war, and many have thought to find it in a League of Nations. »

435.

 Institué par les conférences de La Haye en 1899 et 1907.

436.

 QWP p. 194 : « [...] some sort of tribunal, or, in the alternative, [...] some board of conciliation; and in the second place to interpose a year’s delay from the time when they do so to the outbreak of war. »

437.

 « The Alliance and the League ». L’Empereur allemand appartenait à la vieille dynastie des Hohenzollern, les Junkers étaient la classe des propriétaires terriens qui jouissaient d’un grand pouvoir politique. Soulignons, en passant, que ce reproche est typique de la conception manichéenne de Hobhouse : en effet, il passait sous silence le poids de l’aristocratie terrienne dans son propre pays.

438.

 WC p. 90 : « The war has radically changed my view [...]. »

439.

 « The Alliance and the League » : « The Confederation of Democracies will be the tangible security of mutual defence, the League of Nations the mechanism of permanent peace. »

440.

 WC p. 90 : « I must record my belief that then no schemes of arbitration unsupported by force will be worth the paper they are writ upon. »

441.

 P. CLARKE Hope and Glory (Britain 1900-1990), p. 87 : « The British naval blockade of the Central Powers was highly effective, possibly the most effective means by which the ultimate outcome of the war was determined. »

442.

 Voir Hobson p. 52.

443.

 Lettre de C. P. Scott à Hobhouse le 24/5/17 : « I return your article on possible peace-terms which has interested me very much. All the beginning seemed to me excellent, but I rather faint [...] before I reached the end. » (Correspondance Scott/Hobhouse).

444.

 QWP pp. 198, 199 : « I am forced, therefore, to the conclusion that we must either go further or not attempt to move at all, and I should agree with my friend, Mr Hobson, that there is no final guarantee of a permanent peace except in the formation of an international State. »

445.

 Les quatorze points étaient loin de prévoir une fédération internationale.

446.

 L. T. HOBHOUSE, « The Future League of Peace », (1917) in « Selected articles and essays », in J. A. HOBSON, M. GINSBERG, L. T. Hobhouse, pp. 309-312.

447.

 « The Future League of Peace » p. 311 : « a somewhat higher authority ».

448.

 Ibid. « It must be more like the standing Parliament to which all nations may resort for the redress of grievances or the ventilation of projects ».

449.

 Voir Wilson chapitre 33 pp. 367-375.

450.

 E. HOBSBAWM, Age of Extremes p. 34 : « The League of Nations was indeed set up as part of the peace settlement, and proved an almost total failure, except as an institution for collecting statistics. »

451.

 R. MARX, L’Angleterre de 1914 à 1945, p. 48.

452.

 Voir Wilson chapitre 13.