1.2. La Russie

A ce sujet, il semble qu’il faille s’arrêter sur le point de vue de Hobhouse sur la participation de la Russie à la Triple Entente. En effet, à travers elle, l’alliance des démocraties en 1914 comportait un élément autocrate dont le discours de rationalisation de la guerre avait du mal à justifier la présence, comme Hobhouse le reconnut rétrospectivement :

‘To England, France and Belgium this war presented itself as a struggle for national freedom as against the pretensions of a military autocracy. It was from the outset a grave embarrassment that the western Allies were fighting in concert with the most reactionary autocracy of the Continent. (« The Russian Revolution », MG, 24/3/17)’

Dans un premier temps il semble que Hobhouse ait fait mine de croire que la guerre était aussi porteuse de l’espoir d’un régime de liberté pour les libéraux de Russie. Pour eux, comme pour leurs homologues occidentaux, le soutien à la guerre provenait d’une assimilation de celle-ci à une guerre pour la démocratie, c’est-à-dire dans leur contexte spécifique, d’une guerre de libération. De fait, les déroutes militaires de l’armée russe rajoutaient à l’impopularité du gouvernement tsariste en Russie même et à son discrédit aux yeux des alliés. En ce sens, Hobhouse employait l’image de la perte des forteresses militaires entraînant la chute de la forteresse tsariste : puisque le pays était menacé, il fallait découvrir les moyens politiques pour permettre la cohésion nationale, et ceux-ci se trouvaient dans l’introduction de mesures libérales. Par conséquent, la Douma faisait pression pour obtenir des changements conséquents, et bénéficiait, selon Hobhouse, du soutien de ses alliés :

‘The pressure of awakened Liberalism has grown stronger and the need of radical change more manifest with every advance of the enemy upon Russian soil. [...] We shall know soon whether the Russian Parliament and nation will get their will. It is the cordial hope of the Allies that they may, for the sake of Russia herself even more than for the sake of the most efficient conduct of the war. (« The New Russia » 28/8/15)’

Ainsi, si la Russie n’était pas encore une démocratie, ce conflit lui permettrait de le devenir parce qu’elle avait rompu avec les « ‘Empires réactionnaires d’Europe centrale’ 454 », et parce que la guerre lui enseignait que pour rallier les forces de la nation il fallait un gouvernement représentatif. En outre, dans le cadre de la conception de la guerre comme une lutte de la démocratie contre l’autocratie, l’avènement d’un régime libéral en Russie serait une victoire tout aussi efficace que des conquêtes militaires :

‘There could be no heavier blow struck at German hopes than the establishment of a Liberal system of government in Russia. The vast potentialities of Russia need only the emancipation of the Russian people for their full realisation, while the reactionary Central Powers encircled by a ring of democratic States would be stricken by a moral palsy. (« The New Russia » 28/8/15)’

Conformément à sa confiance dans l’avènement du libéralisme en Russie, Hobhouse fit un accueil enthousiaste à la révolution de mars 1917 qui renversait des dirigeants germanisés455. Si le nouveau régime savait garantir les droits des nationalités, alors on assisterait véritablement à l’émergence d’un bloc cohérent qui incarnerait l’idéal de justice et de libération des peuples soumis. De plus, la victoire des révolutionnaires russes (que Hobhouse continuait d’appeler des libéraux) isolait l’Allemagne dans son entêtement autocratique et il était désormais permis d’espérer que l’exemple russe encouragerait les libéraux en Allemagne (sauf peut-être les Prussiens) à se saisir du pouvoir, mettant ainsi fin à la guerre et marquant le passage à un nouvel ordre mondial plus harmonieux. Mais la paix séparée avec l’Allemagne eut l’effet inverse. En outre, les bolcheviques se révélaient être plutôt éloignés du libéralisme que Hobhouse prêtait aux révolutionnaires de février. Il eut, en effet, l’occasion de rencontrer Livitnoff456 et écrivit à Scott à ce sujet :

‘I met Livitnoff at the Courtney’s yesterday, and was impressed with his utter crudity and lack of ability. His socialism is the sort of schoolboy stuff which one has been denying for thirty years to be anything but a caricature. He tells us that Local Committees are taking all the land, and all the stock on it beyond what they judged that a man can use for himself. No compensation, but a charitable allowance to keep an ex-proprietor going for a year of two till he learns to work. (27/1/18, Wilson 331)’

Néanmoins, la déception de Hobhouse ne lui fit pas partager les intentions cyniques de certains dirigeants conservateurs, qui pensaient pouvoir négocier une paix avec l’Allemagne en lui proposant de garder ses conquêtes à l’est pour se retirer, en retour, des territoires occupés à l’ouest457. D’après Wilson, Hobhouse soupçonna Lloyd George d’avoir quelque sympathie pour cette idée458 qu’il condamnait fermement. Il affichait le même désaccord face à l’attitude du gouvernement quant au refus de laisser les dirigeants travaillistes participer à la conférence internationale de Stockholm. Un article de mars 1918459 indique que Hobhouse attribuait tout autant la décevante politique internationale des Russes aux bolcheviques qu’à l’incapacité des gouvernements occidentaux à ouvrir le dialogue avec ceux-ci :

‘They [...] set out last year a great principle which, again, in words, was our own. If we, too, had been quite faithful to those words and backed them by effective will we should then have fallen into line. [...] We should have sent our Socialists to talk it over with theirs and come to an understanding. (« Faith and Powder » 2/3/18)’

Hobhouse maintenait donc que la révolution russe participait du progrès libéral, il concédait tout juste en mars 1918 que les Bolcheviks étaient des bébés (babes and sucklings) dont l’occident, en refusant sa collaboration, avait éveillé l’hostilité. Il lui était, par là même, encore possible de légitimer l’argument de l’alliance des pays de l’Entente, unis dans la lutte pour l’idéal démocratique contre la tyrannie autocratique de la Triple Alliance, même si les relations entre les pays occidentaux et la Russie indiquaient, après la révolution, une absence évidente de solidarité. Dans « The Dawn », il rappelait, en outre, que si le sens de l’alliance des démocraties avec la Russie était de permettre que la liberté y soit enfin reconnue, l’Entente perdait toute crédibilité si, au contraire, les démocraties se laissaient gagner par l’esprit du tsarisme. Le soutien à l’esprit de liberté des révolutionnaires n’était possible que si une vieille démocratie comme la Grande-Bretagne continuait de montrer l’exemple au lieu de sombrer dans des compromissions iniques :

‘If association with us has helped to liberate Russia, it may be feared that our politics have not gone wholly untarnished by association with the Tsardom. We shall not act as befits the democratic dawn if we, the most experienced of the great peoples in self-government, are content to use democracy as a themes of speeches and articles while practising autocratic arts, allowing the use of spies and informers in our courts, curtailing the freedom of the Press, persecuting men for conscience’ sake, and abandoning the effort to treat Ireland as we applaud the new Russia for treating Finland460. ’

Notes
454.

 « The New Russia » MG, 28/8/15 : « The Liberal elements [of Russia] saw in association with the Western Powers and in the rupture with the reactionary Central Empires the beginning of a new era. »

455.

 « The Russian Revolution » MG, 24/3/17 : « liberation from German ideas and a germanised governing class ». Hobhouse fait ici allusion à « l’esprit autocratique allemand » ainsi que, peut-être, aux liens de sang entre la famille du tsar et les familles princières allemandes. Si c’est le cas, il ne souffle pas mot des liens avec ceux qui s’appelaient désormais les Windsor.

456.

 Représentant plénipotentiaire des soviets en Grande-Bretagne.

457.

 Voir Wilson chapitre 24.

458.

 Voir Wilson p. 305.

459.

Rappelons que, les calendriers étant différents, la révolution de février a eu lieu en mars.

460.

L. T. HOBHOUSE « The Dawn », p. 307, in « Selected articles and essays », in J. A. HOBSON, M.GINSBERG, L. T. Hobhouse, pp. 305-308.