1.4. L’idéalisme et la culture allemande

L’assimilation de la culture allemande à la tyrannie militariste participe, en outre, du discours de rationalisation de la guerre, en ce qu’elle est présentée comme un simple développement de ce que l’analyse hobhousienne avait déjà constaté dans les années précédentes. En effet, la controverse avec les idéalistes datait, comme nous l’avons écrit, de la période à Oxford et de la publication de The Theory of Knowledge et, derrière Bosanquet, cible de fréquentes attaques de Hobhouse en tant que représentant contemporain le plus éminent de l’idéalisme, Hegel était déjà en ligne de mire. Par conséquent, Hobhouse n’eut pas de difficulté à expliquer la guerre comme un résultat de l’influence de l’absolutisme idéaliste, et c’est dans ce contexte qu’eurent lieu les attaques les plus virulentes. Pour l’auteur, la dénonciation des conséquences fatales de l’hégélianisme faisait partie intégrante de la guerre contre l’Allemagne. Il intégra à l’édition de The Metaphysical Theory of the State une dédicace au lieutenant R. O. Hobhouse, son fils, dans laquelle il donnait la mesure de l’enjeu du combat idéologique :

‘One morning as I sat there [in a cool Highgate garden] annotating Hegel’s theory of freedom, jarring sounds broke in upon the summer stillness. [...] The familiar drone of the British aeroplanes was pierced by the whining of the Gothas. High above, machines guns barked in sharp staccato and distant thuds announced the fall of the bombs. [...] As I went back to my Hegel my first mood was one of self-satire. Was this a time for theorizing or destroying theories, when the world was tumbling about our ears ? My second thoughts ran otherwise. To each man the tools and weapons that he can best use. In the bombing of London I had just witnessed the visible and tangible outcome of a false and wicked doctrine, the foundations of which lay, as I believe, in the book before me. (MTS 5, 6)’

Beaucoup des arguments utilisés pour dénoncer la responsabilité de l’idéalisme hégélien ont été évoqués dans le cadre de la réfutation de l’idéalisme470. En conséquence, nous nous contentons, pour la plupart, d’un simple rappel : Hobhouse affirmait que par sa confusion entre l’Idéal et le réel, l’idéalisme était un absolutisme. l’État idéaliste ne se considérait pas soumis à l’exigence éthique, il ne distinguait pas entre la société et l’État et confondait la volonté de celui-ci avec celle de l’individu, le privant, par là, de liberté réelle en l’obligeant à se soumettre au pouvoir de l’État. L’obéissance venait remplacer la saine contestation de l’État et la raison ne pouvait plus progresser. Dans l’ensemble, l’idéalisme politique revenait à un écrasement de la conscience individuelle, niant à la fois sa liberté et sa responsabilité morale. En plus de ces reproches habituels, Hobhouse mit l’accent, pendant la guerre, sur la conception idéaliste en matière de politique internationale. Hegel accordait une place démesurée au sentiment national, comme le montrait la phrase donnée en citation dans The Metaphysical Theory of The State : « ‘Ceux qui pensent que les peuples peuvent former un ensemble avec d’autres peuples savent peu de choses de l’esprit d’un peuple’. » À ceci Hobhouse rajoutait ironiquement : « ‘(comme, par exemple, l’ensemble que le fier Écossais forme avec l’Anglais)’ 471. » De plus, la philosophie hégélienne faisait une apologie de la guerre, la décrivant comme un « moment éthique » et s’opposait à toute tentative de former une « ligue de paix », pourtant recommandée par Kant en des temps où, selon Hobhouse, la culture allemande était encore saine472.

L’influence de Hegel sur l’esprit des dirigeants allemands était évidente quand on considérait qu’ils avaient justement poussé l’argument de la nationalité jusqu’à l’expansionnisme et la guerre. Hobhouse croyait, en outre, que toute la philosophie allemande récente portait la responsabilité de la guerre : « l’État divin de Hegel, le pouvoir de Treitschke, le mépris de Nietzsche pour la modération sont fondus ensemble dans l’esprit qui anime les classes dirigeantes de l’Allemagne473. » Par conséquent, ses articles critiques ne manquaient pas de la dénoncer. Le Manchester Guardian refusait, par exemple, la « ‘réhabilitation de Nietzsche’ 474 », même si celui-ci critiquait l’État prussien, dont les fondements « ‘se trouvaient dans Hegel’ », car il n’en faisait pas moins l’apologie du pouvoir. Pour Hobhouse, le coeur de la philosophie nietzschéenne était son autre grand ennemi idéologique, à savoir « ‘la théorie biologique qui fut la gloire suprême de la science du 19e siècle ’» et qui « pouvait être interprétée comme une justification de la force et de l’affirmation de soi475 ». Comme l’idéalisme, Nietzsche niait la loi morale et attaquait la raison476 et dans l’ensemble, il y avait, « ‘en effet, une étrange note de dureté et d’insensibilité dans toute la production intellectuelle de l’Allemagne’ 477 », dont la guerre était la conséquence directe. En outre, il ne s’agissait pas là du seul point de vue de Hobhouse, puisque, selon Ayerst478, Montague écrivait aussi des leaders vengeurs contre Nietzsche. Le compte rendu d’une réunion de la Sociological Society relatait l’intervention de Lord Bryce, qui déclinait les mêmes arguments anti-germaniques et croyait discerner que « ‘nous, en Angleterre et en Amérique, avions une conception totalement différente de l’État de celle qu’avaient les Allemands ’» et que c’était là que se trouvait « ‘l’explication du comportement extraordinaire du gouvernement allemand et de l’armée allemande pendant la guerre’ 479 ».

Notes
470.

 Voir chapitre 4.

471.

 MTS p. 100 : « “Those know little of the spirit of the people who think that they can make a whole along with others [ Hegel Philosophie des Rechts]” (as e.g. the proud Scot has made with the Englishman) [...]. »

472.

 MTS p. 100 : « Kant’s proposal of a League of Peace is specifically repudiated. »

473.

 WC p. 56 : « Hegel’s divine State, Treitschke’s power, Nietzsche’s contempt of restraint are fused together in the faith that animates the governing classes of Germany. »

474.

 « The Rehabilitation of Nietzsche », critique de la nouvelle édition de affirmations de Dr. Havelock Ellis MG 25/5/15.

475.

 WC p. 38 : « The biological theory which was the crowning glory of 19th century science could be interpreted as a justification of force and self-assertion. »

476.

 Voir WC chapitre 5 « The Revolt ».

477.

 « The Rehabilitation of Nietzsche » MG 25/5/15 : « There is indeed a strange note of hardness and insensibility running through the intellectual work of Germany, and it needed little of that “human imbecility” which Dr. Ellis finds at work to turn it to those terrible applications which have brought about the tragedy of Europe. »

478.

 D. AYERST, The Manchester Guardian. Biography of a Newspaper, p. 373.

479.

 « The German Idea of the State », MG 28/4/15 : « We in England and America had a totally different conception of the State to that which Germany had [...] This was the explanation of the extraordinary behaviour of the German Government and the German army during the war. »