2.2. L ‘accroissement du rôle de l’État et de l’exécutif.

Le phénomène était encore plus inquiétant quand le gouvernement au pouvoir était lui-même gagné par « l’esprit allemand », comme l’illustrait l’épisode de la conscription, qui constituait une « ‘soudaine rupture de la vieille et chère tradition’ 501 » : l’État britannique s’attaquait ici à la liberté de l’individu de la manière la plus dangereuse puisqu’il menaçait désormais la liberté morale. En effet, le respect de la conscience individuelle était l’une des données fondamentales de la conception libérale, et il était inacceptable qu’elle fût bafouée, même sous le prétexte de la guerre. Pourtant, la situation exceptionnelle pouvait justifier la suppression momentanée des droits de l’individu pour le Bien Commun. Dans une situation normale, Hobhouse aurait trouvé les arguments pour justifier que le Bien Commun est, au bout du compte, desservi lorsque l’éthique (ici la préservation de la liberté de conscience) n’est pas prioritaire, mais la menace qui planait sur les pays alliés était énorme et il fallait bien gagner la guerre. Lorsque le gouvernement s’apprêtait à ordonner la conscription, il disposait d’un argument de taille en affirmant que « ‘notre existence est en jeu, nous devons appeler à l’aide tous ceux qui sont capables’ », tandis que la réponse de l’individu semblait tout aussi valable : « ‘Oui, mais cela va à l’encontre de ma conscience. Demandez à tous ceux qui sont volontaires pour ce service, demandez-moi n’importe quel autre service, mais pas celui-ci’ 502. »

Il faut souligner la nouveauté de la situation pour les contemporains, qui étaient confrontés pour la première fois au contexte d’une guerre totale qui nécessite une organisation de toute la société et pas seulement de son armée. Le cours de l’histoire, auquel Hobhouse prêtait tant d’attention, avait épargné jusqu’ici la Grande-Bretagne, mais selon Greenleaf503, on avait vu la naissance de la guerre totale dans la France révolutionnaire et dans la guerre civile américaine (la guerre de Sécession). Toujours selon Greenleaf, ce fait avait été reconnu justement par Hegel504, et l’on peut rétrospectivement juger que l’incompréhension qu’avait Hobhouse du philosophe révèle, notamment, son refus de concevoir l’État totalitaire comme la conséquence incontournable de la guerre moderne. Pourtant les changements technologiques impliquaient que l’effort de guerre s’accompagnât désormais d’un effort industriel, donc d’une participation de toute la nation :

‘Above all, then, a belligerent nation in the circumstances of modern war turns over to a system of control in which a major proportion of its productive capacity and economy, indeed its life as a whole, comes in one way or another under public supervision; and the role of government is thus greatly augmented. (Greenleaf I 51)’

Il ne fallut pas attendre longtemps pour que la nation comprenne que l’organisation économique habituelle ne pouvait pas perdurer : la crise des munitions fut, en effet, un sévère avertissement. Au début de la guerre, le gouvernement s’attendait à ce que le secteur privé fournisse une quantité suffisante d’obus et de munitions. Cette attitude reposait sur la confiance dans le système économique issu du laisser-faire : si la demande augmentait, l’offre suivrait. Mais, lorsqu’au printemps 1915 le manque de munitions devint criant, le gouvernement dut se résoudre à mettre ce secteur sous son contrôle. Pour Hobhouse, ce type d’intervention n’était, évidemment, pas condamnable en soi. Au contraire, un renforcement de la coopération au sein du pays ne pouvait que susciter son approbation. Il applaudit donc aux premières manifestations du rôle croissant de l’État. Ainsi, le gouvernement, alerté par des grèves en février 1915, prit conscience de la nécessité de s’assurer de la coopération du monde ouvrier en ayant recours à une politique de consultation et de négociation avec les syndicats : il dépêcha Lloyd George pour « ‘tenter d’obtenir un semblant d’accord avec eux avant de prendre le contrôle des usines d’armements’ 505 ». En conséquence, le ministre organisa une conférence et obtint l’engagement des syndicats de ne pas faire grève et de mettre fin au refus d’employer des travailleurs non-qualifiés. Un éditorial du Manchester Guardian, dont le style évoque Hobhouse, se félicitait de cet accord caractéristique de l’organisation souhaitée par l’auteur, puisque les individus choisissaient librement de coopérer afin de servir le Bien Commun :

‘The agreement arrived at between the Government and the representatives of the trade unions principally concerned in public work seems so reasonable that it is natural to ask why it was not arrived at before. [...] It may be possible in other countries to drive men to work. In England they must be led, and if extra work is required of them and if customs and rules which they cherish must be put aside, it is necessary to convince their reason that such changes are required for the common good [...] it is the English way, and it is on the superiority of the English way in general to the arbitrary way that we stake our whole success in this war. If Germany is fighting for the Kultur, the essence of which is not civilisation but the doctrine of the subordination of the individual German to the State, we are fighting for the Union of law and liberty under which the acts of Government must win the willing consent of those whom it primarily affects. (« The Government and Labour » MG 22/3/15)’

L’article appelait, en outre, à étendre cette coopération au « profit privé », c’est-à-dire à englober le patronat dans les négociations pour que le gouvernement puisse s’assurer qu’il ne bénéficierait pas indûment de la trêve syndicale. Mais l’adéquation entre la politique hobhousienne et la politique gouvernementale fut de courte durée :

‘By the summer the failure of all parties to make the Treasury Agreement effective and the ever-growing need for greater war output led to this voluntary settlement being replaced by a statutory one, The Munitions of War Act of 2 July 1915506.’

La position du Manchester Guardian face à la nouvelle loi était de déplorer l’usage de la contrainte, non pas seulement en soi, mais parce que, conformément à la théorie hobhousienne, la contrainte engendrait moins d’efficacité (efficiency) que l’adhésion volontaire. Selon l’éditorial « Problems of Organisation » du 2/7/15, il eût été préférable de négocier les salaires afin « ‘d’accélérer la tendance à l’assentiment face à la position exceptionnelle’ 507 » et d’accompagner toutes les mesures exceptionnelles dans la production industrielle d’une surveillance accrue du capital, afin d’éviter qu’on ne profite des « bénéfices de la guerre ». Néanmoins, cette loi restait légitime :

‘What is the use of all this compulsion in this Munitions Bill ? The answer is, in the first instance, that the passing of a Bill by Parliament for the suspension of trade union regulations and for the withdrawal temporarily of the right to strike is a declaration of public opinion. It is a solemn affirmation on the part of the Government that such restraint upon the part of labour is a necessity in the crisis in which we are at present placed. (« Problems of organisation » MG 2/7/15)’

Ainsi, dans les premières années de la guerre, l’auteur n’exprimait pas de condamnation, sur le fond, de la politique gouvernementale et de son usage de la contrainte : il reconnaissait en tout état de cause l’urgence de la situation et apporta son soutien à l’emprunt508 (War Loan). Toutefois ces mesures avaient beau être acceptables, elles jetaient le doute sur la valeur de la démocratie en tant qu’organisation sociale et risquaient de corroborer les « théories de l’efficacité », dont nous avons déjà indiqué que Hobhouse les assimilait à l’écrasement de la liberté individuelle. La capacité de l’Angleterre libérale à gagner la guerre devenait une forme de test de la supériorité de l’organisation démocratique et représentait l’occasion d’apporter un démenti définitif au soupçon de décadence :

‘In our day the creed of decadence, like everything else, has swathed itself in the garb of science. The physical decadence of England was the subject of statistical demonstration. [...] Revelling in their own forebodings, these prophets of evil wallowed in description of the national decay that was to come from our objection to universal drill, our weakness in giving freedom and equality to dependencies, our humanitarian madness that kept the unfit alive, our insanely democratic jealousies that taxed the millionaire [...]. We could not recruit our little army [...] the day dawned, and every German success was answered by an upward bound of the British recruitment roll. [...] War may destroy the virtues of peace but peace cultivates the virtues that are required in war. (« Decadence » MG 6/3/15)’

Or, au fur et à mesure que les défaites britanniques s’accumulaient, la question de la qualité de l’administration devenait inévitable, et la tentation était grande de soustraire le contrôle de la guerre au gouvernement habituel pour le remettre entre les mains des experts ou, au moins, comme ce fut le cas en décembre 1916, à un exécutif plus restreint.

L’angoisse de perdre la guerre était telle que Hobhouse apparaissait, dans un premier temps, disposé à entendre les arguments de Lloyd George en faveur d’un gouvernement disposant de pouvoir renforcé. En effet, celui-ci était la seule alternative libérale à Asquith, qui avait, aux yeux de Hobhouse, fait trop souvent la preuve de son incompétence : « ‘J’admets qu’il est impossible de défendre le gouvernement Asquith’ ‘. Continuer avec lui signifiait une défaite certaine’ 509. » Bien qu’il ne lui pardonnât pas sa déclaration imprudente en faveur d’une guerre qui irait jusqu’à la victoire totale contre l’Allemagne510, lors de l’épisode de la « vilaine interview511 » (naughty interview), Hobhouse voyait précisément en Lloyd George le chef d’un exécutif fort, ouvertement anti-démocratique, et pourtant peut-être le dernier espoir de l’Angleterre : « ‘Pour moi, Lloyd George’ ‘ c’est tout ou rien. Peut-être nous mènera-t-il à des désastres pires encore, ou il vaincra. Le point en sa faveur est qu’il prendra des décisions’ 512. »

Notes
501.

 « The case against Persecution » MG, 18/8/17 : « The adoption of military service in this country was a sudden breach with a long-standing cherished tradition. »

502.

 « Compulsion », MG, 12/6/15 : « The State may say, speaking through Government as its organ, “Our existence is at stake. We call on everyone to help us who is able, and all must serve alike.” If the dissident replies, “Yes, but it is against my conscience. Call on all willing for this service. Call on me for any other, but not for this. »

503.

 Voir Greenleaf I chapitre 2.

504.

 Greenleaf I p. 47 : « Hegel acknowledged an intensification of the link [between war and politics] with his understanding that in modern war the maintenance of the state’s independence requires the sacrifice of property, life, opinion and all else. »

505.

 C. WRIGLEY, Lloyd George, p. 71 : « In March the Cabinet delegated to Lloyd George the task of seeing the trade unions in order to ‘try to get some sort of understanding with them before taking over the Armaments works’. »

506.

 Ibid. p. 71.

507.

 « Problems of Organisation » MG 2/7/15 : « The result [of defining a principle on which arbitration should proceed on questions of wages] would have been, in our view, to have accelerated the tendency to assent to the exceptional position, and thereby to have facilitated the smooth working of the new machine which the Government is setting up. »

508.

 Voir « Saving and Spending » MG 10/7/15.

509.

 Hobhouse à C. P. Scott le 9/12/16 : « I admit [...] that it is impossible to defend the Asquith Government. To go on with it meant certain defeat » cité par Wilson p251/252.

510.

 Thomson p. 108 : « In late December the Press Lord [Northcliffe] urged the war secretary to give a statement to Roy Howard of the American United Press, who had stopped in London on his way to Germany. Lloyd George took his advice and their conversation, published internationally became famous as the “Knock-Out Blow” interview. In it the Welshman made it plain that the Allies intended to fight to the finish and would not agree to a compromise peace. »

511.

 D’après Wilson ce sont les termes de Lloyd George lui-même. Voir Wilson p. 241.

512.

 Hobhouse à C. P. Scott le 9/12/16: « George I regard as kill or cure. He may land us in even worse disaster or he may win. The point in his favour is that he will take decisions. » Cité par Wilson pp. 251, 252.