2.4. Réaction de Hobhouse face à la contradiction

Hobhouse apparaissait donc hésitant sur l’attitude à tenir, ou du moins, il semblait rechercher une position de compromis qui ne mettrait pas en péril la liberté individuelle et reconnaîtrait, néanmoins, la gravité de la situation et la nécessité de participer à l’effort collectif. Dans la mesure où il s’était toujours fait l’avocat de la réconciliation de l’intérêt individuel et collectif, construisant toute sa pensée sur la négation d’une quelconque antinomie entre les deux, il tenait là une occasion cruciale de faire la démonstration de la cohérence de son système, mais il nous semble qu’il fut souvent, face à des questions concrètes, quelque peu dans la position de celui qui tente de ménager la chèvre et le chou, et qu’il ne réussissait pas, en conséquence, à conclure de façon claire. Cette hésitation est illustrée par l’attitude de Hobhouse envers la question des objecteurs de conscience. En effet, l’auteur se concentra sur le sort qui leur fut réservé, dès la mise en place de la conscription, ayant été notamment alerté sur cette question par sa soeur Emily Hobhouse, et par son neveu Stephen Hobhouse519. Il présenta le cas des objecteurs de conscience comme l’incarnation de la lutte entre la tradition libérale, qui, en Grande-Bretagne, avait su prévoir une clause de conscience à la conscription, et « l’esprit allemand » :

‘A country which is fighting for freedom abroad should be very careful to maintain freedom at home. The test of freedom is the treatment of those who differ from us. We can all be free easily enough as long as we are all of one mind. But how does a nation treat those who refuse to conform to its requirements? That is the test. [...] How does this country come out of the test in regard to the conscientious objectors to military service? [...] Was there not a possibility of meeting this conviction without wrecking the whole scheme of compulsion? The late Government and Parliament thought that there was, and the two Military Service Acts accordingly contained conscience clauses. (« The Case against Persecution » 18/8/17)’

Pourtant, en dépit de la loi, les conditions d’emprisonnement des objecteurs reconnus520 étaient particulièrement sévères, confinant, selon Hobhouse, à la persécution. Elles constituaient, par conséquent, une nouvelle entorse grave à la tradition libérale :

‘Whatever the issue of the war, this persecution, violating the spirit of Parliament itself, of an arbitrarily selected number of upright men will remain an indelible blot of infamy on the tribunals which condemn them, the War Office which has persecuted them, the Government that sanctions the persecution and the nation which allows the Government to wreak its foolish will upon them. (« The Case against Persecution » 18/8/17)’

A la vue de cet article on pourrait penser que Hobhouse revendiquait la primauté de la conscience sur le devoir envers l’État, mais, en même temps, il n’était pas très bien disposé face à cet argument : l’auteur lui-même ainsi que tant d’autres, voulait la paix mais avait le courage de ses opinions et acceptait que la condition de la paix était, précisément, la guerre contre les idéaux anti-pacifiques de l’Allemagne. L’État avait raison d’avoir recours à la contrainte pour sauver le Bien Commun. Or, les pacifistes convaincus mettaient celui-ci en danger dans une réaction qui n’était finalement que de l’égoïsme :

‘Some pacifists, I find, [...] wrap themselves in their virtue. They will not make or meddle with the business. They will save their own souls and if society gibes and tortures them they will show it how they can stand gibe and torture. The last infirmity of noble minds is something far more subtle than ambition. It is an over-emphasis on personal rectitude –a very rare failing, I admit, and one closely akin to a great virtue, but none the less a failing in that after all if places self in the forefront instead of the common service. (« Removal of Mountains » MG 28/9/18)’

Certes, la position de Hobhouse, en l’occurrence, n’est pas absurde puisqu’elle indique son respect de la liberté d’opinion : il admet que, dans une société libre, l’individu doit pouvoir faire valoir son objection de conscience avec laquelle Hobhouse n’est, par ailleurs, pas d’accord. Cependant, il nous semble trouver ici l’expression d’une opposition réelle entre la liberté individuelle et le Bien Commun que Hobhouse avait toujours refusé de prendre en compte et dont il ne sût pas (ou ne voulût pas) prendre acte quand il s’y trouvait effectivement confronté, se contentant de convenir, comme dans l’extrait ci-dessus, de la complexité du problème en remarquant qu’une « défaillance morale » est parfois très proche d’une « grande vertu ».

On pourrait, toutefois, contredire cette affirmation en rappelant que, comme nous l’avons indiqué en deuxième partie521, l’auteur avait déjà concédé qu’en cas (fortement improbable) de conflit insoluble entre l’individu et le Bien Commun, ce dernier devait prévaloir. Mais alors, Hobhouse aurait dû, en toute logique, réaffirmer cette opinion alors que la question devenait subitement tout à fait d’actualité. Or, les écrits de la guerre indiquent, au contraire, un souci accru du rôle potentiellement liberticide de l’État, comme si Hobhouse était devenu plus libéral, voire libertaire, et moins « nouveau libéral ». En effet, même s’il ne revint pas, formellement et explicitement , sur les fondements de sa pensée, l’auteur exprima une forte inquiétude quant au devenir de l’État britannique après, voire pendant, la guerre, montrant, par là, qu’il avait tout à fait conscience de la contradiction décrite plus haut. En outre, la reconnaissance d’un conflit possible entre l’individu et le Bien Commun exprimée dans la période d’avant-guerre ne concernait que des points de détails qui auraient pu surgir dans l’évolution vers l’harmonie. La philosophie hobhousienne suppose que tout conflit peut être harmonisé, parce que l’harmonie reflète la nature organique du monde, ce qui implique qu’un compromis peut toujours être trouvé. Ainsi, si, dans la réalité sociale de l’avant-guerre, le conflit apparaissait , il restait un phénomène marginal et n’affectait pas l’organisation sociale dans son ensemble, tandis que pendant la guerre les atteintes à la liberté de l’individu au nom du Bien Commun devinrent monnaie courante. Nous concluons donc que la pensée hobhousienne ne disposait pas fondamentalement des outils nécessaires à la rationalisation de cette nouvelle situation. Cependant, on ne trouve pas de reconnaissance explicite d’une contradiction dans les écrits de l’auteur. Celle-ci est toutefois exprimée dans les « dialogues du pessimisme » grâce auxquels Hobhouse put recourir à la fiction pour extérioriser son impuissance.

Notes
519.

 Stephen Hobhouse fut l’un des objecteurs de conscience les plus connus, son cas était cité en exemple par les partisans du respect de l’objection. Voir notamment M. HOLROYD, Bernard Shaw, p. 364.

520.

 Un tribunal décidait de la légitimité de l’objection et beaucoup de postulants n’étaient pas reconnus, ce qui leur valait d’être enrôlés et de passer en court martiale s’ils s’obstinaient.

521.

 Voir chapitre 5 section 3.3.