1.1. Un pessimisme d’avant-guerre ?

L’insurrection des Orangistes, notamment, était une cause d’inquiétude pour l’auteur : s’il restait en faveur du principe de l’adhésion volontaire comté par comté, comme il l’écrivait à C. P. Scott, bien qu’il pensât personnellement que la meilleure solution de la question irlandaise passait par le refus de consacrer la division entre l’Ulster et le reste du pays, il était scandalisé par le fait que le gouvernement fasse mine de se soumettre au chantage de Carson. Comme dans le cas des grèves et des actions des suffragettes, le gouvernement ne devait pas céder au chantage d’une partie de la société, puisque le Bien Commun était réalisé de manière raisonnable, c’est-à-dire par des négociations qui devaient déboucher sur un consensus, qu’il appartenait alors à l’État de faire appliquer, et dans lesquelles devaient prévaloir les principes progressistes énumérés ci-dessus. Or le gouvernement Asquith s’avérait, aux yeux de Hobhouse, incapable de la fermeté nécessaire au maintien de l’unité de la collectivité :

‘This government at least will not fight the forces of society when these really make up their minds to a stand. Better far, to my mind, to lose Home Rule than to accept a compromise based on the dictation of Carson with the backing of the army and society. (Lettre de Hobhouse à Scott, 2/5/14, Wilson 84)

La caractéristique de cette période de crise était effectivement un sentiment de désunion dans la société edwardienne. Hobhouse jugeait sévèrement Asquith qu’il pensait incapable de réussir à unifier la société et, par là, à renforcer ses liens pour évoluer vers l’harmonie. De manière plus générale, les années qui précédèrent la guerre connurent des événements qui laissaient entrevoir que le monde s’acheminait vers des changements irrévocables. Sur le plan international d’abord, il devenait de plus en plus évident qu’un conflit était imminent. L’insatisfaction allemande de ne pas posséder d’empire colonial comparable à celui de la Grande-Bretagne, ou, au moins, à celui de la France, était connue. La montée du protectionnisme, à laquelle seule la Grande-Bretagne résistait, rendait l’acquisition de colonies d’autant plus importante que celles-ci pouvaient constituer de nouveaux marchés. En effet, selon Hobsbawm, l’une des causes du conflit mondial se trouve dans l’intensification de la concurrence entre les États522. Ainsi, en Grande-Bretagne, le déclin économique était amorcé ; la concurrence de l’Allemagne, notamment, était patente depuis les années 1880 au moins, et d’autant plus dangereuse que sa supériorité technologique se manifestait aussi dans l’industrie d’armements. D’après H. Matthew, l’hostilité entre les deux pays était déclarée dès 1910 :

‘[...] by 1910 it was clear that Germany would be Britain’s adversary, if she were to have one. In a series of incidents in North Africa, the Balkans, and Turkey, and in the continuing escalation of the navy building programme (despite British attempts, especially in 1911-12, to negotiate a limitation agreement) Anglo-German hostility became confirmed. (H. MATTHEW, « The Liberal Age », 112)’

La situation internationale n’était pas seule en cause : sur le plan de la politique intérieure, comme nous l’avons écrit, les aspects fondamentaux de la stabilité politique de l’époque victorienne, tels que le laisser-faire avaient été remis en question par le développement du rôle de l’État. Ainsi, du point de vue britannique, 1906 apparaît comme une autre date pouvant désigner la fin du 19e siècle. Cette division a le mérite de souligner la continuité dans l’accroissement du rôle de l’État qui caractérise une bonne partie du 20e siècle, mais elle présente l’inconvénient de ne pas refléter le brusque basculement d’un optimisme général, caractéristique du 19e siècle, vers un sentiment plus pessimiste, de peur du conflit mondial qui a accompagné le 20e siècle523. Cela étant, une date demeure un outil de désignation et il n’existe évidemment pas de choix parfait. Aucune de ces deux dates ne fait état, par exemple, des difficultés du gouvernement libéral, dont certains historiens524 pensent qu’il marque le début du déclin définitif du parti libéral. En effet, l’accumulation des conflits sociaux et le retour de la question irlandaise sur le devant de la scène avaient indéniablement affaibli le gouvernement Asquith, et si la thèse de G. Dangerfield qui prétend que l’Angleterre libérale avait été « réduite en cendres » entre 1910 et 1913 semble exagérée525, l’immédiat avant-guerre était une période de doute quant à la capacité de l’Angleterre libérale à faire face aux problèmes du moment. En tout état de cause, il est toujours difficile, voire vain, de se prononcer rétrospectivement, et les points de vue divergent : Stevenson et R. Marx se contentent de signaler qu’en 1914, le gouvernement était à bout de souffle, tandis que O’Morgan emploie un ton plus alarmiste :

‘On the eve of world war, [...], Britain seemed to present a classic picture of a civilized liberal democracy on the verge of dissolution, racked by tensions and strains with which its sanctions and institutions were unable to cope526.’

Toutefois, selon Stevenson, cette désunion n’était que partielle, puisqu’une telle analyse, fondée sur l’observation des « ‘conditions sociales et des bouleversements politiques tend à obscurcir les aspects unis et solidaires de la société britannique’ 527 ». Malgré la tendance pessimiste de sa personnalité, Hobhouse n’était pas complètement découragé par la crise de cette période : l’auteur pensait que d’autres libéraux comme Lloyd George semblaient susceptibles d’orienter la politique du gouvernement dans une meilleure direction et que la réforme de la propriété terrienne ainsi que le passage au suffrage universel constituaient autant de solutions aux problèmes du moment. Plus généralement, en Angleterre, les changements sociaux amorcés par la politique des gouvernements libéraux restaient porteurs d’espoir pour l’auteur, et l’heure était encore à l’optimisme, même s’il s’agissait d’un optimisme amoindri. Le « ‘pessimisme ambiant’ 528 », dont parle Roland Marx, semble avoir été plus le fait des ennemis politiques de l’auteur que de ses alliés. L’idée d’une « décadence » de l’époque est ainsi explicitement réfutée529, parce qu’elle évoque à la fois la nostalgie de la toute-puissance de l’Angleterre (les impérialistes attribuèrent les défaites de la guerre des Boers à cette soi-disant décadence), et les notions eugénistes qui prétendaient, notamment, que l’aide aux pauvres allait à l’encontre de la sélection naturelle qui permet la survie des plus forts.

Notes
522.

 Voir E. HOBSBAWM, The Age of Empire pp. 50-55.

523.

 Ibid. p. 9 : « Since 1914 the world has been dominated by the fear, and sometimes by the reality, of global war and the fear (or hope) of revolution. »

524.

 Voir chapitre 11.

525.

 Stevenson p. 44 : « For Dangerfield, the years between 1910 and 1913 saw Liberal England ’reduced to ashes’. This view, however substantially overstates the case, even for the troubled years prior to the Great War. »

526.

 K. O’MORGAN, « The twentieth century », p. 115 in K. O’MORGAN dir., History of Britain 1789-1983, pp. 115-189.

527.

 Ibid. : « [...] an emphasis on ’crisis’ and on the divisions of Edwardian society, manifest enough through any analysis of social conditions and the pre-war political upheavals, tends to obscure the cohesive and solidaristic aspects of British society. »

528.

 R. MARX, L’Angleterre de 1914 à 1945, p. 18.

529.

 Voir « Decadence » MG, 6/3/15.