1.2. L’entrée en guerre : début du pessimisme.

Ainsi, les années d’avant-guerre participent certainement de l’esprit du 19e siècle, en ce qu’elles étaient encore imprégnées d’une grande confiance dans le progrès social incarnée, comme nous l’avons vu, dans les théories de l’évolution sociale, et, chez Hobhouse, dans le concept d’évolution orthogénique :

‘If public opinion pollsters in the developed world before 1914 had counted up hope against foreboding, optimists against pessimists, hope and optimism would pretty certainly have prevailed. Paradoxically, they would probably have collected proportionately more votes in the new century , as the western world approached 1914, than they might have done in the last decades of the old; But of course that optimism included not only those who believed in the future of capitalism, but also those who looked forward with hope to its supercession. (E. HOBSBAWM, Age of Extremes 11)’

En ce qui concerne le camp des progressistes, même si l’enthousiasme déclenché par la mise en place des mesures sociales était retombé, en 1913 et 1914, le sentiment de rupture dans l’évolution vers le progrès n’était pas affirmé.

En revanche, Hobhouse semble avoir fortement ressenti l’impression de « ‘fin de siècle’ », qui inspira la phrase « ‘Les lumières s’éteignent sur l’Europe entière. Nous ne les verrons pas rallumées de notre vivant’ 530 ». Pour de nombreux intellectuels, elle représentait une catastrophe, comme l’illustre cet extrait d’une lettre de l’écrivain H. James, écrite le 5 août 1914 :

‘The plunge of civilization into this abyss of blood and darkness by the wanton feat of those two infamous autocrats is a thing that so gives away the whole long age during which we have supposed the world to be, with whatever abatement, gradually bettering, that to have to take it all now for what the treacherous years were all the while really making for and meaning is too tragic for any words.531

Hobhouse ne pouvait partager l’optimisme qu’exprimaient les manifestations patriotiques spontanées dans toute l’Europe et le déferlement des volontaires à l’enrôlement en Angleterre, parce que celui-ci témoignait du patriotisme des masses, entretenu par le contexte colonial et le mythe de la supériorité militaire britannique532, qu’il avait toujours dénoncé. S’il partageait, par contre, l’inconscience générale quant aux conditions du conflit qui venait de se déclencher533, quelques mois plus tard, il dut se rendre à l’évidence, la guerre était pratiquée à une échelle qu’il eût été impossible de soupçonner auparavant. Comme le confirme Hobson, l’humeur pessimiste de Hobhouse ne devait plus le quitter : « ‘La grande guerre eut un impact terrible sur un esprit si sensible et si versé dans la causalité historique’ 534. » Il connut de fréquents passages dépressifs et son appréciation des événements se faisait parfois au travers du prisme de son pessimisme, comme Scott lui en faisait souvent le reproche.

En effet, la correspondance des deux hommes est truffée d’allusions à l’état dépressif de Hobhouse, ou au moins à son pessimisme535. En 1915, Scott tentait de l’encourager à apporter sa contribution à la guerre en continuant d’occuper sa fonction de penseur du libéralisme :

‘There is this whole vast question on national organisation and of the rousing and disciplining of the working class. The government have no time and also not too much courage or statesmanship, and most of the thinking has to be done for them. Most even of the thinkers are serving in the ranks or serving tables, and on those who, like you, are left our destiny largely rests. I should like to see you giving your whole time and strength to the business.536

Plutôt que de sombrer dans la mélancolie dont il se savait menacé, il se lança dans une série d’articles du samedi (Saturday articles), puis dans des textes plus longs regroupés dans l’ouvrage Questions of War and Peace. I fut, en cela, encouragé par Scott537 . le pessimisme de Hobhouse n’est nulle part mieux exprimé qu’au travers des personnages qu’il créa d’abord pour le Manchester Guardian. En outre, ces articles, que nous appelons les « dialogues du pessimisme », semblent indiquer que Hobhouse savait que sa philosophie était mise à l’épreuve par l’avènement du conflit : lui-même semblait en proie à un conflit intérieur où se confrontaient, d’une part, sa certitude, jamais démentie jusqu’alors, que le cours de l’histoire correspondait au progrès de la raison et, par conséquent, au progrès social, et d’autre part, un pessimisme sur la tournure que prenait effectivement l’évolution historique.

Notes
530.

 « The lamps are going out all over Europe. We shall not see them lit again in our time ». Hobsbawm l’attribue à Grey. Cependant, S. Hynes émet des réserves sur cette paternité. Voir S. HYNES, A War Imagined, p. 3.

531.

 Cité par B. BERGONZI, « Late Victorian to Modernist », p. 414, in Pat ROGERS dir., The Oxford Illustrated History of English Literature, London, Oxford University Press, 1987, pp 379-430.

532.

 Stevenson pp. 48, 49 : « In fact, as the great imperial power, patriotism and national pride were almost part of the Edwardian psyche. A whole generation had been brought up on the boys’ books of G. A. Henty, the Boy’s Own Paper, the tales of Rider Haggard and best-selling accounts of the Boer War which promoted an image of war as both honourable and glorious. ’It was generally felt,’ wrote Duff Cooper, ’that war was a glorious affair and the British always won.’ »

533.

 Ainsi, lorsque Kitchener dit au Conseil des Ministres qu’il s’attendait à ce que la guerre dure trois ans, le ministre des affaires étrangères, Sir Edward Grey considéra que la prédiction était « improbable, si ce n’est incroyable» (unlikely, if not incredible) cité par Stevenson p. 49.

534.

 Hobson p. 49 : « The Great War fell with a terrible impact upon a spirit so sensitive and so steeped in historical causation. »

535.

 Par exemple le 28/3/18 « Surely you are much too gloomy », ou le 24/5/17 « I think you are too pessimistic and perhaps not quite consistent about the war » Correspondance Scott/Hobhouse.

536.

 Lettre de Scott à Hobhouse en mai 1915 citée par Hobson (elle date précisément du 7/5/1915).

537.

 Lettre de C. P. Scott à Hobhouse, 1/4/15 : « I didn’t understand from your letters that you had actually started on a series of Saturday articles. That’s splendid. » Correspondance Scott/Hobhouse.