2.2. « The Soul of Civilisation »

Dans Questions of War and Peace, un long dialogue intitulé « The Soul of Civilisation », préalablement publié dans The Contemporary Review en août 1915, met à nouveau en scène deux personnages qui semblent incarner chacun un possible point de vue hobhousien. La description de Marryat ne peut manquer de rappeler Hobhouse lui-même :

‘Marryat is a man who, without being a pessimist, is subject to pessimistic moods. Some internal spring of scepticism breaks out from time to time and sends waves that submerge for while all his cherished beliefs, his beliefs in other men, in himself and in the eternal meaning of things. But the flood always recedes and the convictions emerge once more, unchanged, perhaps a little blurred and ragged at the edges through the wear and tear. (QWP 7/8)’

Face à lui se trouve un personnage qui, plus encore, peut être considéré comme le porte-parole de Hobhouse, puisqu’il s’exprime à la première personne du singulier.« ‘Le dialogue commence le jour où la coalition est annoncée’ 541 » : Marryat est déprimé parce qu’il craint que cet événement signifie la fin de tout ce en quoi il a cru. Comme il le dit à son interlocuteur (qui parle à la première personne), son souci principal n’est pas la simple fin du gouvernement libéral : « ‘Ce qui compte c’est que le militarisme a gagné. Je ne veux pas dire que nous allons perdre, mais que nous ne gagnerons qu’en adoptant les méthodes allemandes.’ » En effet, selon Marryat, ce jour annonce la fin de la civilisation :« ‘Ne vois-tu pas que la moralité est morte ?’ 542 » Dans son emportement, Marryat reproche à « JE » d’avoir cru pouvoir se fonder sur son approche scientifico-philosophique pour affirmer que l’histoire correspondait à un progrès. « JE » est celui qui a commis l’erreur de soutenir qu’un « ‘phénomène comme la guerre actuelle était devenu impossible du point de vue historique’ 543 ». De plus, rajoute Marryat, loin de permettre le progrès, la science s’avère une influence négative sur le cours de l’histoire et non pas, comme Hobhouse l’avait espéré, le moyen d’accélérer la marche vers le progrès.

La réponse de « JE » est caractéristique du discours de rationalisation de la guerre signalé plus haut : « JE » confesse être également triste mais il sait que Marryat est plus désespéré et qu’il lui faut trouver les mots pour le consoler. Si l’on admet que Marryat et « JE » incarnent tous deux Hobhouse, on trouve ici la représentation des tendances qui se confrontent en lui. L’une tend vers le désespoir tandis que l’autre cherche à surmonter son pessimisme. « JE » dit qu’il a douté du bien-fondé de la guerre mais qu’il a compris, par la suite, qu’il s’agissait d’une guerre pour la victoire de la civilisation. En ce sens, il parvient à concevoir la guerre comme le début d’une vie meilleure. En effet, il ne faut pas s’en tenir au cours extérieur des choses » (the external course of events) mais à l’âme de la civilisation. Dès lors, la seule question importante serait de savoir « ‘si la guerre prouvera que l’âme de la civilisation occidentale est décédée et mourante ou bien vivante et vigoureuse’ 544 ». « JE » pense que la « Kultur » allemande incarne, depuis Iéna, la réaction contre le principe humanitaire libéral545 ». Plus précisément, il attribue au matérialisme et aux méthodes révolutionnaires des démocrates sociaux allemands leur incapacité à promouvoir le libéralisme dans leur pays546 ».

« JE » apparaît ci comme le Hobhouse de The Metaphysical Theory of the State, qui voit désormais dans la guerre une lutte entre deux idéologies : « ‘Au début je pensais que nous avions commis l’erreur de nous lancer dans une guerre qui n’avait pas de nécessité historique’ 547 », mais il affirme voir maintenant le sens du conflit : il ne s’agit pas « d’une bataille entre un pays et un autre mais d’un combat en faveur des éléments essentiels d’une civilisation humaine libre548 ». Marryat se laisse convaincre mais rétorque toutefois qu’il exagère « ‘l’influence des théories’ 549 ». Mais « JE » rappelle que l’Allemagne est justement un pays où les intellectuels (il les appelle les « professeurs ») ont une énorme influence, et que la culture actuelle de l’Allemagne est leur création : ils ont, en quelque sorte endoctriné le peuple allemand. Ce poids des « professeurs » est un fait social qui prouve que l’attitude de l’Allemagne dans la guerre provient d’une culture de l’étatisme et de militarisme. Il peut ainsi conclure sur la contingence des événements et dire que si l’on sauve son âme, on pourra reconstruire ce qui a été détruit.

Toutefois, on peut douter que cette conclusion ait été très convaincante et qu’elle représente, en tout cas, la conviction inébranlable de Hobhouse. D’abord parce que, comme nous l’avons écrit, dans ce dialogue, Marryat semble être aussi le porte-parole de Hobhouse, plus précisément, de ses doutes. Dans « The Soul of Civilisation » comme dans d’autres écrits, ce sont plus les questionnements, exprimés ici par la voix des personnages, qui apparaissent révélateurs de l’état d’esprit de Hobhouse plutôt que les conclusions qui tentent d’insuffler une note d’espoir. De plus, la réponse de « JE » aux attaques de Marryat repose essentiellement sur deux arguments : le premier décrit la guerre comme un combat idéologique, la considérant comme une manifestation du combat entre le progressisme (libéral) et la réaction. Cependant ce premier argument n’explique néanmoins pas que la force de la réaction qui est telle que, du propre aveu de « JE », elle puisse risquer de faire vaciller toute l’âme de la civilisation occidentale !

Le deuxième argument consiste à dire que la notion de l’histoire comme progrès n’est pas remise en question par la guerre, puisqu’il a toujours été dit, conformément à la conception hobhousienne, que le progrès n’est pas constant ou linéaire. Or, ce thème était récurrent dans les écrits de l’auteur : pendant la guerre il insista fortement sur la validité de sa théorie de l’évolution et renvoya aux experts le reproche d’une erreur de prédiction de l’avenir. En effet, Hobhouse prétendait que la guerre ne démentait pas l’idée de progrès telle qu’il l’avait conçue, puisqu’il rappelait qu’il s’était contenté d’affirmer l’existence d’un sens général de l’histoire en tant que progrès. En revanche, les « experts » étaient ceux qui avaient prétendu pouvoir préjuger des détails du déroulement de l’avenir, dans une négation de la primauté de l’expérience, semblable à l’erreur idéaliste. Il était donc vain de vouloir prédire l’avenir avec exactitude, mais il demeurait néanmoins possible de procéder à une étude sérieuse afin de définir des tendances (trends) générales qui pouvaient se révéler proches de la vérité550. A partir de cette mise au point, Hobhouse rétablissait le lien cohérent entre le sens qu’il conférait à l’histoire avant 1914 et l’expérience de la guerre :

‘Cobden was wrong in thinking that Free Trade would lead to peace because, in point of fact, other nations did not follow England in adopting Free Trade. But he was very right in the analysis of conditions which showed that Protection led to militarism and war, and Free Trade to industrialism and peace. At bottom there was more truth than error in his view. A rational view of politics fulfils itself in vary various and disconcerting ways. But it does fulfil itself. ( « Predictions » MG 11/1/19)’

Ainsi, Hobhouse aurait pu maintenir qu’un texte tel que « The Future of Liberalism », examiné au début de notre troisième partie, ne comportait pas d’erreur fondamentale de jugement, et il pouvait, dès lors, continuer à soutenir la validité de sa théorie du développement social, exposée dans Social Development en 1924. Cependant, il reste qu’à partir d’un certain degré de généralité, on peut faire dire tout et son contraire à une prédiction : il semble que nous touchions là à l’une des faiblesses de la pensée hobhousienne que nous avions déjà soulignée lors du deuxième chapitre sur l’évolution et du troisième chapitre sur les influences, c’est-à-dire la tendance de l’auteur à la révision, qui consiste à faire coïncider a posteriori la réalité avec son interprétation, de manière à pouvoir conserver une vision téléologique de l’histoire.

Notes
541.

 QWP p. 8 : « The dialogue starts on the day the coalition is announced » : il s’agit probablement du gouvernement de coalition constitué à la suite de la « crise des munitions » en Mai 1915.

542.

 QWP p. 10 : « The vital thing is that militarism has won the day. I don’t mean that we shall be beaten, but we shall win only by adopting German methods [...]Don’t you see that morals have come to an end ? »

543.

 Ibid. p. 11 Marryat à « JE » : « [did you not say] that anything like the present war had become historically impossible ? »

544.

 Ibid. p. 13: « [...] whether the war proves the soul of Western civilisation to be diseased and dying or alive and vigorous. »

545.

 Ibid. p. 19 : « Germany reacted strongly against the whole liberalising humanitarian principle [...]. »

546.

 Ibid. p. 21 « Liberalism died in Germany after 1848, and social democracy was all along materialistic in basis and revolutionary in method, so that its influence on the directing forces was negligible. »

547.

 Ibid. p. 28 : « At the beginning I feared that we had blundered into a war devoid of historic necessity. »

548.

 Ibid. p. 29 : « [it is] not a fight between one country and another, but a struggle for the elements of a free and human civilisation. »

549.

 Ibid. p. 21 : « You academic people immensely exaggerate the influences of theories. »

550.

 « Predictions » MG 11/1/19 : « Rational prophecy [...] cannot forecast the individual case. [...] Political or military prophecy which pretends to cover this element of prophecy is vain. Prophecy which expresses an instructed general view of broad conditions is valuable. »