CHAPITRE 11
LE DÉCLIN DU LIBÉRALISME

1. Remise en question de la conception de l’État du « nouveau libéralisme »

1.1. Une résurgence des idéaux libéraux

« The Hope of the World » fait donc apparaître, de façon explicite, un nouveau regard sur le rôle de l’État par rapport au « nouveau libéralisme » de l’avant-guerre, que Hobhouse semble désormais remettre en question. Ce nouvel élément est à prendre en compte dans l’interprétation de la récurrence des allusions à Cobden qui, dans la période de la guerre, avaient pris le pas sur les références à Mill. Il semble que l’on assistait ici à une résurgence des idéaux libéraux, auxquels Hobhouse identifiait son point de vue. Ainsi, de même que la guerre des Boers avait rapproché Hobhouse des libéraux classiques, tout en l’éloignant du socialisme de The Labour Movement, la Grande Guerre entraîna une réaffirmation des éléments fondamentaux du libéralisme et, par contraste, une révision de la conception de l’État du « nouveau libéralisme » :

‘Both in the press and on the platform the Liberal party has for twenty years, indeed ever since GLADSTONE’s retirement, had a number of prominent representatives who were ready at any moment to prove their open-mindedness by abandoning any Liberal tradition. Just now there is a good deal of activity going on in this section. Voluntary service is gone. Free Trade is going. It is one of the “preconceived opinions” which after the war we should be prepared to disregard, so Lord ROSEBURY tells us. [...] It only remains to close the House of Commons and abolish trial by jury and the preconceived opinions of Liberalism will be completely disposed of. (« Preconceived Opinions » MG 22/1/16)’

En préalable, il faut noter que l’allusion à la fermeture des Communes évoquait sans doute le renforcement de l’exécutif au détriment du pouvoir législatif amorcé par DORA. Le gouvernement put ainsi prendre de nombreuses dispositions qui, bientôt, dépassèrent, selon Greenleaf, ce qui avait été prévu et permit un développement si conséquent de l’État que l’on alla jusqu’à parler de « Socialisme d’État556 ». De plus, il faut ajouter que si le libre-échange dans son sens le plus strict ne concerne que les échanges commerciaux d’exportation et d’importation, et que c’est donc ainsi que Hobhouse l’entendait essentiellement, il semble qu’il ait été lié à la notion, plus générale, d’économie libre. En filigrane de la défense du libre-échange (Free Trade) se trouvait donc la notion plus générale de la liberté commerciale (freedom of trade). Ces deux principes étaient évidemment mis à mal par la guerre : déjà en 1915 les taxes McKenna (McKenna Duties) rompaient avec le libre-échange. En outre, selon Greenleaf, Walter Runciman, le ministre du commerce du gouvernement Asquith, devait céder à la pression grandissante et renoncer de s’en tenir à son refus de toute intervention de la part de l’État pendant les deux premières années de la guerre. Il avait permis que ‘« l’importation, la production et la distribution de nourriture’ » fussent « ‘entièrement laissées à l’entreprise privée’ 557 » mais dut, finalement, céder face aux nombreuses difficultés : l’inflation des prix, les problèmes de transports maritimes engendrés par les mouvements de troupes et de matériel militaire et par la guerre sous-marine, la spéculation et l’accumulation de l’épargne. Il autorisa donc le ministère du commerce à intervenir vers la mi-novembre 1916, dans un aveu implicite de l’inefficacité de l’organisation libérale de l’État.

Certes, Hobhouse prétendit que les principaux responsables de la disparition des principes fondamentaux du libéralisme étaient les réactionnaires, ceux-là même qui avaient, en d’autres temps, contribué à l’avènement de la militarisation de l’État et conspiré contre le libre-échangisme. Par conséquent, il renvoyait dos à dos la politique de l’État allemand et les partisans d’une politique protectionniste contre la puissance allemande : c’était « ‘des gens paradoxaux, leur haine de l’Allemagne ’» avait « ‘toujours été proportionnelle à l’admiration qu’ils vouaient à ses principes’ 558 ». Pourtant cet argument ne pouvait expliquer le fait que le parti libéral lui-même, par l’intermédiaire de son gouvernement, se soit rallié à une telle politique : la remise en question du principe du libre-échange équivalait pour Hobhouse à une atteinte de trop aux idéaux libéraux. D’abord, comme nous l’avons écrit, le libre-échange était, conformément à la conception de Cobden, un facteur de paix et, en tant que tel, son abandon, même si on le limitait aux relations commerciales avec l’Allemagne après la guerre, préparait une atmosphère d’hostilité permanente. De plus, on peut penser qu’il ait eu aussi une valeur symbolique pour l’auteur : rappelons que sa défense avait constitué le point de ralliement des forces progressistes, qui avait mené à la défaite du gouvernement unioniste en 1906, là où le rassemblement autour de l’anti-impérialisme avait échoué. En tout état de cause, Hobhouse semblait d’autant moins disposé à céder sur ce principe que la lutte contre la conscription559 semblait perdue. Pourtant, Scott lui écrivait, à la suite de la parution de « Preconceived Opinions », que « la question du libre-échange que nous considérions comme si vitale, est vraiment secondaire et insignifiante comparée aux autres560 », mais pour Hobhouse il s’agissait là d’un cheval de bataille dont l’enjeu était la liberté et tout l’esprit de l’Angleterre :

‘This freedom of ours [we the English] has had three capital manifestations. The first is the freedom of the subject [...]. This freedom war was certain to impair but it must be our part to guard it jealously [...] and to restore our liberty to its largest boundaries as the pressure of war recedes. The second manifestation of freedom was voluntary service [...]. This immunity is gone. The third manifestation was freedom of trade [...]. This freedom is now doomed by the apostles of the German State. How far have those who are for the jettison of all these traditions asked themselves how much of England’s glory and greatness depends on them? (« Trade Policy after the War » MG 5/2/16)’

Dans la conclusion de cet éditorial Hobhouse semblait répondre à ceux, dont Scott, qui étaient disposés à considérer l’argument pratique de l’efficacité de l’organisation économique comme une justification de l’abandon de ce qui n’était pour eux qu’un principe abstrait :

‘It may be said that these are very abstract and academic considerations to apply to a matter which is of hard business. We should reply that from the days of its first advocates Free Trade rested as much on such considerations as on concrete economic facts. It was the union of breadth of view with hard and sharp business intelligence that made the success of Cobden. (« Trade Policy after the War » MG 5/2/16)’

Devant ces menaces, la réaction de Hobhouse consistait donc à souligner les caractéristiques du libéralisme classique au sein de sa propre pensée politique, comme si, sous la menace de l’État tyrannique, son « nouveau libéralisme » voulait se concentrer sur l’essentiel, c’est-à-dire sur la liberté. Celle-ci était conçue comme la différence ultime entre l’organisation allemande et l’organisation anglaise. En effet, la guerre montrait que même la démocratie ne suffisait pas à garantir la liberté de l’individu et, dans un article intitulé « The Organized State561 », Hobhouse en venait à contester l’organisation sociale de type social-démocrate prônée par Naumann. Il nous semble que cet article est particulièrement révélateur des difficultés théoriques auquel Hobhouse se trouvait confronté. Il s’agissait de distinguer sa propre politique de celle de Naumann562, alors même que tous deux étaient, en principe, des libéraux démocrates imprégnés de la conception organique. Toutefois la pensée politique hobhousienne voulait, plus que jamais, maintenir la primauté de la liberté de l’individu, tandis que Naumann lui préférait, selon Hobhouse, l’organisation de la société. Ainsi, selon Hobhouse, Naumann écrivait que l’Allemagne était au deuxième stade du capitalisme et, par là, plus proche de socialisme d’État que l’Angleterre, qui était encore au premier stade du capitalisme. L’organisation était plus collective, donc meilleure. Or, Hobhouse ne pouvait accepter une définition a contrario de l’Angleterre comme un État désorganisé, où employeurs et employés étaient loin de se considérer comme partie prenante d’un ensemble, car le capitalisme britannique avait aussi évolué : « ‘Il y avait bien plus d’actions concertées et d’organisations générales dans l’industrie britannique en 1913 que, par exemple, en 1883’ 563. » Mais alors en quoi les deux organisations concurrentes étaient-elles si distinctes ? La réponse de Hobhouse évoquait « une distinction plus profonde entre les idéaux564 » des deux nations. Une fois de plus, l’auteur affirmait que l’Allemagne plaçait l’État au dessus de l’individu, mais il rajoutait, de manière plus inattendue, que la liberté en Allemagne était conçue comme la conformité avec la loi, tandis qu’en Angleterre on trouvait difficile de se « départir d’une conception de la loi comme une restriction et une entrave sur l’individu565 » A ce point, on peut être tenté de soupçonner Hobhouse d’incohérence ou de mauvaise foi. N’avait-il pas lui-même affirmé que la loi permettait la liberté de l’individu ? Il semble qu’il s’agisse ici de distinguer entre une soumission aveugle à la loi parce que c’est la loi, et la prise de conscience de la nécessité de la loi pour le Bien Commun. La distinction entre la politique de Naumann et de Hobhouse demeurait donc possible, car cet article soulignait justement le coeur de la spécificité du « nouveau libéralisme » anglais en rappelant que dans la conception britannique, le développement de l’individu, envisagé notamment, de manière greenienne, en tant que conscience morale, était libre et autonome. En revanche, la dénonciation de la conception social-démocrate d’un Naumann semblait participer de son assimilation à l’organisation mécanique que l’auteur avait toujours identifiée au socialisme fabien.

Notes
556.

 Voir Greenleaf I p. 60.

557.

 Greenleaf I p. 58 : « For more than two years the import, manufacture, and distribution of food [...] were left almost entirely to private enterprise. »

558.

 « Trade Policy after the War » MG, 5/2/16 : « Paradoxical people, their hatred of Germany has always been proportioned to their admiration of her principles. »

559.

 La loi de janvier 1916 ordonna la conscription des célibataires, entraînant la démission de Simon, ministre de l’intérieur. (Voir Stevenson p. 64).

560.

 C. P. Scott à Hobhouse le 25/1/16 : « The question of Free Trade which we used to think so vital, is really subordinate and comparatively trifling by the side of those others [the ones that we now have]. »

561.

 MG 12/8/16.

562.

 Théoricien politique et social allemand, démocrate libéral et progressiste. Selon Schnorr, il mit l’accent sur l’organisation technique de la société.

563.

 « The organized State » : « There was vastly more concerted action and general organisation in British industry in 1913 than, say, in 1883. »

564.

 Ibid. : « But there is perhaps a deeper distinction between the ideals which have found a home in the two nations. »

565.

 Ibid. : « In England, on the other hand we find it difficult to break with the conception of law as a restraint and a fetter upon the individual [...]. »