1.2. Un recul face à l’État ?

Comme nous l’avons montré, la pensée politique de Hobhouse attribuait une grande importance au principe de liberté, et la guerre en menaçant la liberté vint confirmer voire renforcer la conscience de son importance. Si l’extension du rôle de l’État ne se faisait pas sur la base de la coopération d’individus libres, l’organisation sociale ne pouvait que verser dans l’étatisme, dans lequel aucune forme de libéralisme ne pouvait se reconnaître. Ce dernier devait au contraire s’opposer à l’accroissement de l’intervention de l’État dans le souci de sauver la liberté. On peut donc penser qu’en mettant l’accent sur celle-ci, Hobhouse ne procédait pas à une réelle modification de sa théorie politique, mais il était cependant acculé à un choix, en quelque sorte obligé, de prendre parti dans la pratique : en donnant la priorité à la liberté individuelle, il refusait le développement de l’État ou, du moins, de cet État-là. Par conséquent, il apparaît que la perspective de procéder à une réconciliation entre le socialisme et le libéralisme566, qui sous-tendait la conception de Hobhouse avant la guerre, devint plus improbable pendant celle-ci, puisque la liberté de l’individu était soumise à une véritable menace :

‘For a generation of more advanced political thinkers in England have been largely occupied in combating what they regard as prejudices against the extension of State activity. They were concerned to show that many of the old ideas of social and political liberty were based upon circumstances peculiar to the time in which they arose, were no longer applicable to the conditions of the present day, and had, in fact, become obstacles to democratic progress. It seems as though these very men, or their successors who will carry on the torch of democracy in the next generation, will become the severest critics of the State and its claims. [...] We may anticipate on the return of peace a severe struggle for the restoration of old rights of citizenship, a struggle in which the proper limits of government authority on the one hand and the rights of individual on the other will once more occupy the forefront in the arena of political controversy. (« The Omnipotent State » MG 30/9/16)’

Derrière l’extension du rôle de l’État, qui s’accompagnait de la remise en cause des libertés chères au libéralisme, Hobhouse voyait se dessiner le spectre d’une organisation mécanique (machinery), et le gouvernement de coalition des libéraux et des conservateurs, sous la houlette du radical Lloyd George, ne fit qu’accélérer la mise en place d’un État autoritaire dont l’implantation était si profonde qu’il n’était guère possible d’espérer le voir disparaître de lui-même à la fin de la guerre. Par conséquent, il devenait patent qu’un fossé s’était creusé entre la politique gouvernementale et les idéaux libéraux. Malgré le maintien du soutien du Manchester Guardian à Lloyd George, Scott lui-même éprouvait des doutes et disait qu’il craignait que le nouveau premier ministre ne « ‘soit perdu pour le libéralisme parce qu’il ne connaissait pas le sens de la liberté’ 567 », tandis que Gilbert Murray lui faisait le reproche de ce soutien :

‘Liberalism is very much down in the world now. And you have your share in the responsibility for that fact; you doubtless approve of the present government, at any rate in the present circumstances [...] I merely wish you to realize that the tone of your leading articles and London letters sometimes puts an almost intolerable strain on the patience of many who are accustomed to regard themselves as good Liberals and admirers of the Manchester Guardian. (Lettre de Murray à Scott, 5/5/17, Wilson 277)’

Toutefois, il était impossible d’avoir recours aux autres dirigeants libéraux. A cet égard, la position de Scott était aussi inconfortable que celle de Hobhouse : le parti libéral au pouvoir (il resta largement majoritaire dans le premier gouvernement de coalition de mai 1915) sous la direction d’Asquith jusqu’en 1916 n’avait su concrétiser la coopération de l’ensemble de la société, à cause de son attitude trop passive résumée dans la formule « Wait and See ». Il n’avait pas le soutien de Scott ou de Hobhouse ni pour sa politique de guerre ni pour sa politique sociale. En outre, il n’avait même plus le mérite d’incarner la défense des idéaux libéraux classiques telles que le service volontaire et le libre-échange. Cette branche là du parti libéral était donc indéfendable568.

Un changement de gouvernement sous la direction de Lloyd George pouvait avoir au moins l’intérêt d’améliorer les chances de remporter la guerre. De plus, avec la participation accrue des travaillistes grâce notamment à la présence de Henderson, désormais membre du gouvernement restreint de guerre (War Cabinet) , et le renforcement de l’élément radical, il pouvait être l’embryon de l’alliance progressiste que Hobhouse avait appelé de ses voeux dans le chapitre « The Future of Liberalism » et dont Scott espérait qu’elle succèderait au pouvoir libéral569. Mais les espoirs en ce sens furent de courte durée, puisque la démission d’Henderson survint dès le mois d’août 1917, à la suite du fameux épisode dit du « paillasson » (door mat), lors duquel Lloyd George le fit attendre derrière la porte, pendant que « ‘ses collègues discutaient de son « délit » d’avoir apporté son soutien officiel à la participation des travaillistes’ ‘ à une conférence internationale à Stockholm, où les délégués britanniques auraient rencontré leur homologues allemands et autrichiens’ 570 ». Le remplacement de Henderson par Barnes ne put effacer les conséquences d’une telle erreur. De plus, la montée du parti travailliste, qui sut, contrairement au parti libéral, regrouper ses troupes, suivie de la nouvelle extension du suffrage et du bénéfice social de la guerre, signifièrent que celui-ci pouvait désormais se passer du recours à l’alliance Lib-Lab. En outre, le pôle pacifique se regroupait derrière sa bannière tandis que les partisans de la paix négociée, à laquelle Hobhouse appelait depuis le début de 1917571, trouvaient leur porte-parole en Lord Landsdowne, un conservateur, et que les tentatives de Scott pour réconcilier Lloyd George et Asquith autour de la définition des buts de la guerre, première étape vers une possible négociation, restaient vaines572. Une fois de plus, le parti libéral décevait profondément Hobhouse, mais contrairement à la période de la guerre des Boers, aucune de ses composantes ne semblait survivre pour préserver les idéaux compatibles avec la pensée hobhousienne.

Ainsi, l’une des conséquences durables de la période de la guerre fut le déclin du parti libéral : depuis la rupture entre Asquith et Lloyd George, il apparaissait irrémédiablement affaibli et le coup de grâce fut asséné par le premier ministre lorsqu’il s’allia aux conservateurs pour la Coupon Election de 1918. Or, il nous semble discerner un parallèle entre ce déclin et les difficultés que rencontrait Hobhouse, qui constitue bien plus qu’une simple coïncidence : en même temps que se produisait la régression de l’emprise libérale sur les sphères du pouvoir, Hobhouse semble s’être aussi éloigné de la politique, et le « nouveau libéralisme » cessa d’être l’une des influences idéologiques prépondérantes. Certes, l’âge de Hobhouse et sa perte de confiance envers les hommes politiques sont pour beaucoup dans cette prise de distance, mais au delà de ces explications, on peut s’interroger sur un éventuel échec de la pensée hobhousienne à aborder les enjeux politiques du vingtième siècle dont avait accouché la guerre.

Notes
566.

 Selon Meadowcroft, Hobhouse veut réconcilier « what he described as ‘the two branches’ of the democratic and humanitarian movement –liberalism and socialism ». Voir introduction à Liberalism p xii.

567.

 Wilson p. 279 cite journal intime de Scott où celui dit avoir vu Milner et lui avoir confié : « I said I feared he [Lloyd George] might be lost to Liberalism because he did not know the meaning of liberty. »

568.

 C. P. Scott à Hobhouse : « I don’t [believe in Asquith] and rejoice to see the Liberal Party leaders on the way to be purged by a little adversity. »

569.

 Selon Wilson, Scott était favorable à un gouvernement libéral composé de radicaux et de travaillistes. Voir Wilson p. 101.

570.

 G. R. SEARLE, The Liberal Party (Triumph and Disintegration, 1886-1929) pp. 198, 199 : « Henderson was kept waiting on the door mat outside the Cabinet Room while his colleagues discussed his ‘delinquency’ in publicly backing Labour participation in an international conference of socialists at Stockholm, where the British delegates would have met their German and Austrian counterparts ». Cet ouvrage est désormais abrégé « Searle ».

571.

 Voir Hobson p. 52.

572.

 Voir Wilson p. 321.