2.2. Situation de Hobhouse face au déclin du parti libéral

Selon l’historien politique G.R. Searle576, l’historiographie reste divisée en trois thèses quant aux raisons exactes du début de la « désintégration » du parti libéral. Toutefois, elles ne sont pas mutuellement exclusives, et chacune d’entre elles semble apporter un éclairage intéressant sur l’évolution de la situation de Hobhouse face au déclin du parti libéral et peut-être au déclin de sa propre influence. La première consiste en une explication par les circonstances : le parti libéral aurait, en fait, eu la malchance d’être au pouvoir lors de l’entrée en guerre et aurait, par conséquent essuyé la colère des patriotes devant les difficultés à obtenir une victoire. Les hésitations d’Asquith à passer au « ‘socialisme’ ‘ de guerre de Lloyd George’ 577 » sont parfois considérés comme la cause de l’aliénation de l’opinion publique, mais, selon Searle, cette explication omet de prendre en compte le fait qu’Asquith ne pouvait pas aller plus loin dans l’interventionnisme sans diviser l’unité nationale. Effectivement, pour en revenir à Hobhouse, l’extension du rôle de l’État mettait la base idéologique du gouvernement libéral dans l’embarras, même s’il la soutenait lorsqu’elle semblait relever d’un renforcement de l’unité sociale, puisqu’il s’y opposait lorsqu’elle empiétait sur les principes fondamentaux du libéralisme. En outre, toujours selon cette première thèse, l’évolution de la situation en Irlande priva le parti libéral d’un des thèmes distincts de sa politique. A la lumière des écrits de Hobhouse, on pourrait étendre le problème irlandais au thème global des relations internationales qui, comme nous l’avons vu, cessa aussi de constituer un pôle de ralliement possible, et ce de manière définitive lorsque Lloyd George trahit les idéaux gladstoniens à Versailles. Pour Hobhouse, en tout cas, le parti libéral perdait sa raison d’être s’il n’était plus porteur du principe d’autonomie et de libre détermination des peuples. Enfin la querelle entre Asquith et Lloyd George et la désunion qui s’ensuivit, sur laquelle nous avons déjà décrit la position de Hobhouse, aurait constitué l’ultime incident fatal.

Une deuxième thèse est celle qui est avancée par Trevor Wilson578 : d’après Searle, elle présente l’intérêt de fournir une explication plus profonde et plus cohérente que la simple succession d’événements malencontreux. Elle se fonde sur la contradiction que nous avons décrite comme étant au centre des difficultés de Hobhouse :

‘Wilson’s thesis is that liberals were ideologically ill-equipped for ‘total war’. The successful waging of such a war, he says, seemed unfortunately to require the abandonment or at least the temporary suspension of nearly all the principles and values which Liberals held dear. (Searle 132)’

Cette contradiction aurait précipité la division du parti libéral en trois factions : un premier groupe se composait des libéraux patriotes ralliés derrière Lloyd George, puis venaient les loyalistes qui restaient fidèles à leur dirigeant Asquith. Hobhouse ne pouvait évidemment pas compter parmi eux. Enfin, « ‘les radicaux’ ‘ les plus attachés aux principes désespérèrent tout bonnement du libéralisme, ils commencèrent à déserter leur parti pour le parti travailliste’ 579. » Ce fut par exemple l’attitude de Hobson, l’autre grand théoricien du « nouveau libéralisme ». Selon cette thèse, ce passage du libéralisme au travaillisme fut facilité par l’existence de l’UDC, qui regroupait ces libéraux et des travaillistes, encourageant par conséquent leur fusion. Or on sait que Hobhouse n’avait pas suivi Hobson à l’UDC. Si l’on s’en tient à cette thèse, la division du parti libéral aurait laissé Hobhouse de côté, le rendant, en quelque sorte, orphelin d’un parti. Cet éclairage permet de penser que Hobhouse aurait été quelque peu mis sur la touche parce qu’il ne sut pas trancher entre le libéralisme classique et ainsi se contenter d’Asquith, et l’intégration dans le travaillisme.

Searle signale, cependant, que la thèse de Wilson comporte des limites. D’abord elle ne rend pas compte du large soutien dont bénéficia Lloyd George en 1916 de la part de la base du parti et des sympathisants libéraux. Pour ceux-ci, comme pour Hobhouse, il n’y eut pas de divorce définitif avec le nouveau premier ministre lors de son accession au pouvoir. Searle rajoute que les sympathisants libéraux étaient habitués à la « ‘tension entre la politique et les principes’ » et que c’était donc la trahison de la Coupon Election qui constitua la vraie rupture. En ce qui concerne Hobhouse la divergence de Searle et de Wilson sur ce point importe peu. En revanche, nous avons souligné que Lloyd George incarnait la possibilité de la victoire. Ainsi, lorsque Barbara Hammond dit que « ‘le régime Asquith’ ‘ signifie le désastre certain et modéré ; celui de Ll.G. le désastre absolu ou le succès’ 580 », son opinion est identique à celle qu’exprimait l’auteur. Il nous semble que ce soutien résigné était justement l’expression de toute la contradiction que ressentait Hobhouse : il ne croyait pas que l’on pouvait gagner cette guerre sans faire d’entorse à la tradition libérale, mais à la fois il ne pouvait s’y résoudre. De plus il ne faut pas perdre de vue le contexte particulier de la première guerre mondiale : contrairement à la seconde, son issue demeura incertaine jusqu’aux derniers mois, et au printemps 1918 on craignait fortement qu’elle ne soit perdue. Dans ces circonstances, Hobhouse consacrait peu de temps aux questions intérieures, ses critiques envers Lloyd George avaient trait au gaspillage de vies humaines sur le front, à la conscription en Irlande (qui fut décidée mais jamais appliquée), mais il ne se souciait apparemment pas des querelles intestines du parti libéral : lors du « débat Maurice », le Manchester Guardian défendit le gouvernement contre Asquith et rien n’indique que Hobhouse désapprouvait cette position. Il est même peu probable que l’auteur ou que Scott aient compris qu’il s’agissait là d’une étape décisive puisque la rupture entre les libéraux étaient désormais avérée581. En outre, la portée de cet événement, et plus généralement de la politique de la guerre, apparaît évidente avec le recul de l’histoire, mais dans l’immédiateté ils ne semblaient pas devoir être fatal sur le long terme. De son vivant, Hobhouse avait vu la sécession de Chamberlain et les disputes autour de la politique impériale ; il avait toujours conçu que la radicalisation du parti libéral entraînerait un glissement de sa frange droite vers le conservatisme, tandis que le reste du parti dériverait à gauche.

Notes
576.

 Voir Searle, notamment le chapitre intitulé « Liberalism and the Great War ».

577.

 Ibid. p. 123 : «  [...] the bold planning which characterised the ‘war socialism’ presided over by Lloyd George in 1917 and 1918. »

578.

 Searle signale que cette thèse est exposée dans The Downfall of the Liberal Party, nous rajoutons que T. Wilson est aussi l’auteur de The diaries of CP Scott, dont nous nous sommes abondamment inspiré pour le présent ouvrage.

579.

 Searle pp. 132, 133 : « The more high-principled radicals simply despaired of Liberalism altogether and began to desert their Party for Labour. »

580.

 Searle p. 134 : « The Asquith regime means certain & moderate disaster; the Ll.G. either absolute disaster or success. »

581.

 C. COOK, A short History of the Liberal Party 1900-88, p. 73 : « The Maurice debate was occasioned when, in May 1918, Major General Frederick Maurice [...], had alleged in the press that Government statements concerning the number of British troops in France were untrue. Asquith [...] demanded the establishment of a Select Committee of the House of Commons. Asquith insisted his motion was not a vote of censure. Lloyd George however treated the issue as a vote of confidence. On the vote the Government won [...]. Some 71 Liberals had supported the Government but 98 had voted against. »