3. L’après guerre et la fin du « nouveau libéralisme ».

3.1. Hobhouse face au parti travailliste

Selon Cook, ce n’est que dans les années vingt qu’il devint évident qu’il n’y aurait pas un parti du progrès constitué de la plupart des libéraux alliés au travaillistes et que, par conséquent, « ‘le parti serait peut-être moins ouvert aux idées radicales’ ‘ qu’auparavant’ 582 ». C’est précisément sur ce point que l’infortune du parti libéral et de l’auteur se rejoignent. En effet, et c’est là la troisième thèse présentée par Searle, l’émergence du parti travailliste en tant que force incontournable sur l’échiquier politique ne se contenta pas de prendre des sièges au parti libéral. Il s’assura au contraire que l’on ne reviendrait pas à l’organisation sociale d’avant guerre, ce qui constituait une divergence de taille entre les attentes des libéraux et celles de la classe ouvrière :

‘As for the bulk of the Liberals in the country, for them the main issue of the day seems to have been, not social reform, but the restoration of liberty. Thus, whereas many labour Party members hailed ‘war socialism’ as a proof of the practicability of socialism itself, Liberals tended to see it as a ‘Prussian innovation’ which was both dangerous and inefficient. (Searle 139)’

Au sortir de la guerre les buts immédiats des deux partis étaient donc distincts, bien qu’ils représentaient tous deux les buts initiaux du « nouveau libéralisme ». Hobhouse, quant à lui, semblait hésiter entre les deux priorités. D’un côté, il n’était pas question de revenir sur les acquis sociaux. Dès que la victoire fut une certitude, Hobhouse sembla connaître un regain d’optimisme et se mit à attendre la mise en place du nouvel ordre qui pouvait justifier le sacrifice de la guerre. Les écrits de cette époque témoignent aussi de la volonté d’une politique réformiste, mais celle-ci devait être fidèle au « nouveau libéralisme » en ce sens qu’elle garantissait la liberté et la cohésion de toute la société. Son soutien allait donc aux Trade Boards, ainsi qu’aux conseils industriels (industrial councils), qui seraient connus sous le nom de Whitley Councils583 dont la création fut annoncée à la fin du mois de juin 1917. Ceux-ci devaient empêcher la résurgence des conflits sociaux dont la Grande-Bretagne avait été victime juste avant la guerre et qui n’avaient pas tout à fait disparu pendant celle-ci. Il se félicitait aussi des avancées de la condition féminine et appelait à l’égalité des salaires584, en accord avec son principe selon lequel la justice sociale impliquait la justice économique. Certes, d’un autre côté, il fallait rétablir d’urgence la primauté de la liberté. A cet égard, Freeden cite un article révélateur de ce souci, qui s’inscrit dans la continuité du processus de repli sur les fondements du libéralisme :

‘The very same Hobhouse who before the war had utterly rejected Spencer’s individualistic and atomistic political thought could write on the occasion of Spencer’s centenary : “... after a lapse of years, the strange turn of events is giving Spencer his revenge. For the ‘state’ to which his opponents unceasingly appealed is rapidly becoming almost as unpopular with them as it was from the first with him, and it is well within the bounds of possibility that the reaction from war politics will ultimately produce a new liberty movement, a revised twentieth century Cobdenism which may look back to Spencer as one of his progenitors”585.’

Toutefois, Hobhouse n’avait pas explicitement effectué de remise en question de l’État dans sa pensée politique. Si les « dialogues du pessimisme » ainsi que la vigilance accrue envers le rôle de l’État témoignent d’un doute quant à la possibilité de conjuguer un État fort et la liberté de l’individu, il semble que Hobhouse ait été désireux de fermer la parenthèse de la guerre et de revenir à son analyse politique habituelle, qui laissait une large place à l’État :

‘After a prolonged course of Fabian economics and Hegelian metaphysics [during the War] one departs wishing that one could never hear the word “State” again. But I think we ought to control the sense of nausea due to repletion for the sake of the many who use the term “State” in all innocence for the supreme legal authority586.’

En effet, il semble qu’il considérait encore le « nouveau libéralisme » comme la meilleure politique possible et qu’il continuait d’être, à ses yeux, d’actualité. L’affaiblissement du parti libéral ne constituait pas, a priori, un problème grave, puisque le ‘« socialisme’ ‘ démocratique modéré du parti travailliste de MacDonald’ 587  » incarnait finalement mieux les valeurs du libéralisme que le parti libéral lui-même. A ce sujet, un extrait d’une lettre de Hobhouse de 1926 citée par Hobson, est restée célèbre, nous le citons donc in extenso :

‘My difficulty about the Liberal Party lies farther back then yours. I doubt if it any longer stands for anything distinctive. My reasons are on the one side that moderate Labour –Labour in office- has on the whole represented essential Liberalism-not without mistakes, but better than the organised party since C-B’s death. On the other side, the Liberal Party, however you divide it up, never seems better agreed within on essentials. Of the present fragment, part leads to the Tories, part to Labour, part has nothing distinctive but is a kind of Free Trade Unionist group. The deduction I draw is that the distinction between the kind of Labour man who does not go ’whole hog’ for nationalisation, on the one hand, and the Liberal who wants social progress on the other, is obsolete. I, anyway, have always felt that it was unreal and that, if we divided parties by true principles, the division would be like this :’
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‘But traditions and class distinctions kept many ‘good Liberals’ outside Labour. Now Labour has grown so much that it tends to absorb them and to leave the bad Liberals who incline to the Tories, and a mass of traditional Liberals who can’t desert a party of that name. (29/09/26, cité par Hobson 66)’

Cet extrait nous ramène cependant au thème de l’alliance entre les libéraux radicaux et les travaillistes si chère à Hobhouse et à Scott. D’après Searle ce dernier tentait encore de la réaliser dans les années vingt, puisqu’il cherchait à convertir Henderson à cette idée588. Or, à en juger par cet extrait, Hobhouse finit par être convaincu qu’elle avait eu lieu de manière informelle. Toutefois, nous pensons qu’il faut émettre quelques réserves par rapport à cette conviction. S’il s’agissait du véritable point de vue de Hobhouse, pourquoi ne rallia-t-il pas le parti travailliste ? Nous avons déjà écrit qu’il n’avait pas saisi l’occasion de la transition par l’UDC, mais cela ne peut qu’expliquer le sort de l’auteur dans les années de la guerre, auxquelles on peut peut-être ajouter 1919, voire1920. Nous sommes donc tenté de penser que l’opinion de Hobhouse n’était pas si proche des travaillistes qu’il le paraît dans cette lettre. Il était certainement plus proche d’eux que des libéraux divisés, mais son attention était retenue par la formidable flambée des conflits sociaux qui, selon Clarke, n’avait rien à envier à 1912589. Le paysage politique de l’après-guerre était celui d’un pays en proie à la division des classes, que la fibre libérale de Hobhouse ne pouvait tolérer. Avant comme après la guerre, Hobhouse ne supportait pas l’idée du chantage exercé par les syndicats et de leurs atteintes au Bien Commun, pas plus qu’il ne pouvait admettre la politique en termes de lutte des classes. Or l’adhésion au parti travailliste signifiait la coexistence, d’une part, avec des partisans de cette conception, d’autre part avec des syndicats qui lui étaient devenus tout à fait antipathiques :

‘You will have understood that I have been getting away from orthodox Trade Unionism for a long time. This has been due mainly to Trade Board experiences, which have impressed me with the limitations of the Trade Union views. The fact that our [The Manchester Guardian] action is resented by the Trade Union World therefore leaves me cold. (Lettre, septembre 1926, cité par Hobson 66)’

Un tel parti ne pouvait proposer une politique harmonique, soucieuse de l’ensemble de la société, car un parti politique ne devait pas reposer « ‘sur des groupes organisés selon des intérêts partiels’ 590 », mais sur une vision politique commune. Les fondements de la pensée hobhousienne, tels que l’idée d’un bien rationnel, la conception organique, l’évolution orthogénique vers une société de l’harmonie, dépendaient tous essentiellement de la notion de communauté, et le militantisme politique cessait d’intéresser Hobhouse s’il ne participait pas d’une telle vision d’ensemble. En 1914, l’instabilité sociale menaçait déjà son engagement politique, ainsi qu’il l’écrivait à Margaret Llewelyn-Davies :

‘Well, you will say vogue la galère. It all brings us near to the great class war, nothing is to be got except by fighting. The moment you convince me of this I shall shut up shop as a radical or socialist or anything reforming, because I shall be convinced that human nature is hopeless, and that the attempt to improve society had better be left alone. (Février 1914, cité par Hobson 65)’

Une différence essentielle demeurait donc entre le parti libéral et le parti travailliste, ou plus exactement entre la conception qu’avait Hobhouse du libéralisme et certaines des conceptions politiques du travaillisme, et même si le parti libéral devenait trop faible pour être l’organe de la politique progressiste, c’était le libéralisme qui pouvait encore inspirer celle-ci. L’une de ses dernières lettres à Margaret Llewelyn-Davies, écrite en juin 1929, montre qu’il continuait à lui faire davantage confiance :

‘This Labour victory is like the sunrise – only may the day be longer than it was in 1924. I was too despondent and never believed that Baldwin would be beaten, and, as you know, never cared who beat him if it could but be done. As it is, I am sorry the Liberals did not get more seats, as I think (I know it’s blasphemy) they carry more brains to the square inch than Labour, most of whose men are merely dull and terribly afraid of their permanent officials. (cité par Hobson 67)’
Notes
582.

 Ibid. p. 83 : « As it was the long-term effect [of the fact that dissident radical Liberals could now look for an alternative party in Labour] was to siphon off the many advanced social reforms and make the party perhaps less open to radical ideas than before. »

583.

 Voir « Industrial self-government » MG, 29/6/17.

584.

 « Equal Pay for Equal Work » MG, le 2/11/18.

585.

 FREEDEN Michael, Liberalism Divided, p. 29. Cet ouvrage est désormais abrégé « Freeden II »

586.

 « The New Democracy », review of G.D.H. Cole Social Theory, cité par Freeden II p. 70.

587.

 Searle p. 164 « the moderate democratic socialism espoused by MacDonald’s Labour Party ».

588.

 Voir Searle p. 150.

589.

 P. Clarke donne les statistiques des jours de travail perdus en “disputes industrielles” (industrial disputes): en 1919 =35 millions, 1920=27 millions, 1921=86 millions, 1922=20 millions, auxquels il faut rajouter, quatre ans plus tard, la grève générale de 1926. Voir P. CLARKE, Hope and Glory p. 107.

590.

 Freeden II p. 202 cite un article de Hobhouse intitulé « A Liberal’s View of Trade Unionism » MG 14/11/25 : « [a political party] should consist surely consist not of bodies of men organised for partial interests ».