3.2. Hobhouse et la politique dans les années vingt : une désaffection mutuelle

Pour Hobhouse, il était devenu évident que les partis ne reflétaient pas la réalité des divisions idéologiques, et peu lui importait la dénomination du parti tant qu’il s’avérait susceptible d’appliquer une politique conforme à sa conception du progrès. Mais, alors que la classe ouvrière apparaissait toujours prête à servir ses intérêts particuliers par des moyens peu démocratiques tels que la grève, l’auteur remarquait que le peuple était en proie à l’apathie quand il s’agissait d’exercer son pouvoir au moyen de la démocratie :

‘The political strike may be used for good ends, but it may also be used selfishly, against the common weal. The facts of life make of us a community, not a jumble of separate trades or professions unrelated to each other. The community needs its organ, to bring all these different interests into common council, and that organ is Parliament. Why cannot the Labour world throw into the choosing of Parliament the energy and concentration that it displays in a strike? (« The Real King » MG 14/12/18)’

En 1918 l’auteur faisait donc le constat que le passage au suffrage universel591 ne suffisait pas à faire disparaître la séparation entre le peuple et ses dirigeants politiques. Comme nous l’avons écrit en deuxième partie, Hobhouse tenta de proposer des remèdes à cette passivité en proposant de créer des associations favorables à la participation active. À « l’action directe » prônée par le syndicalisme il répondait dans « The Real King » par la possibilité de référendums, grâce auxquels les électeurs pourraient dicter leur volonté au gouvernement directement sans être obligés de passer par les partis politiques.

‘“Will you retain compulsory military service?” There is a very simple question to which every voter, man or woman, can give a simple yes or no. It affects every family, almost every individual. A free people should be free to decide such a question on its own merits, disentangled from the web of electoral issues.” (« The Real King » MG 14/12/18)’

En attendant la mise en place d’un tel « ‘mécanisme d’action directe’ 592 », les partis demeuraient, toutefois, les dispositifs permettant d’influer sur la vie politique de l’ensemble de la collectivité. Mais les partis eux-mêmes semblaient peu intéressés par ses propositions. Comme nous l’avons déjà écrit, le parti travailliste refusa sa proposition de collaboration dans les Trade Boards et, lorsqu’en 1927, il prit part à certaines réunions du Liberal Industrial Council pour discuter de l’usage qui pouvait être fait des Trade Boards593, il écrivait qu’il voulait savoir « ‘si l’individualisme’ ‘ ou le Bien Commun triompherait dans ces comités’ 594 », évoquant ainsi la thématique classique du « nouveau libéralisme » dont le parti libéral apparaissait vouloir justement se débarrasser : « ‘Nous refusons de dépenser du temps ou de l’énergie sur la controverse entre l’individualisme’ ‘ et le socialisme’ ‘. Si tant est que ce fût jamais une véritable question, elle est maintenant certainement dépassée’ 595. »

La désaffection était mutuelle entre Hobhouse et la politique : les années vingt reléguèrent donc le « nouveau libéralisme » au rang des idéologies désuètes. Malheureusement pour le chercheur, Hobhouse ne s’est pas exprimé sur ce sujet. Il continuait d’enseigner sa sociologie du progrès et de prévoir un monde de la raison triomphante : la seule concession que l’on peut apercevoir réside peut-être dans le fait qu’en se concentrant sur la sociologie, il continua à souscrire au principe de progrès comme moteur de la société en mettant toutefois moins l’accent sur le rôle que devait jouer le libéralisme en tant que force politique. Cependant « The Problem », son dernier écrit à caractère fortement politique, indique que l’avenir était dans le renforcement de la coopération incarnée dans des organes tels que les Whitley Councils ou les Trade Boards. Selon l’auteur, si ceux-ci ne connaissaient pas de grands succès, c’était par manque de pouvoir exécutif, mais l’interprétation concurrente de Halévy met en lumière la partialité de la vision de Hobhouse :

‘The Whitley council sought to innovate and to create a kind of mixed institution, half-worker, half-employer, from which the idea of the class struggle would be absent... Must we willingly blind ourselves, shutting our eyes to an annoying reality, and ... deny this very real conflict of interests and passions?...utopia is the Whitley Council and the dream of a fusion of classes. (Halévy cité par Freeden II 59)’

Les Whitley Councils peuvent être considérés, dans le cadre de notre étude sur Hobhouse, comme le symptôme qui reflète « ‘la faiblesse fondamentale du libéralisme de leurs partisans’ 596 ». A cet égard, Freeden propose une analyse de la faiblesse du libéralisme d’après guerre qui nous semble tout aussi applicable à la pensée de Hobhouse :

‘[This weakness was] the conviction that institutional devices could bring about a social harmony that could eradicate conflict from human relationships, and could constitute machines that ‘will be directly responsible to every movement of thought, and should be not only a solvent of difficulties, but a means of preventing difficulties arising’. Gilbert Murray- the Oxford classicist- saw it simply as a question of applying that liberal intervention, representative government, to the sphere of industrial relations. These themes [...] represented an innocence about social structure and political power that prevented liberals from modernising and adapting their ideology in the way that the pre-war new-liberals, under entirely different circumstances had succeeded in doing. (Freeden II 59)’

Comme l’implique Freeden, le temps du combat pour la démocratie (le suffrage universel) était révolu, et l’heure était plutôt à la satisfaction des demandes ouvrières, qui portaient plutôt sur des problèmes concrets597. Certes, Hobhouse avait conscience de ce changement puisqu’il appelait à la réorganisation économique ; le « nouveau libéralisme » se distinguait justement de ses prédécesseurs par l’accent mis sur la redistribution des richesses. Mais il ne proposait pas de solutions immédiates, puisque l’évolution globale de la société devait permettre d’accéder progressivement à la justice économique . Dès lors ses théories pouvaient sembler peu favorables à la classe ouvrière. Plus généralement, du point de vue de la lutte des classes, la réforme modérée et progressive de l’ensemble de la structure sociale qu’il prônait ne revenait-elle pas finalement à un attachement conservateur à la société bourgeoise du 19e siècle ? C’est probablement le reproche que lui auraient fait les marxistes. Cependant, du point de vue de Hobhouse, il semble que la contradiction éprouvée pendant la guerre rendait impossible la conception d’une intervention plus forte de la part de l’État, et l’exemple de la Russie suffisait à confirmer que le danger de la tyrannie se trouvait aussi dans les franges les plus extrémistes des mouvements ouvriers. En outre, et c’est peut-être là le signe de la perspicacité de Hobhouse que nous garderons en conclusion, seule une réorganisation totale et rationnelle de la société mettrait fin aux inégalités : la lutte des classes actualisée en conflit social n’était pas capable de menacer l’oligarchie. Elle ne pouvait donc que perpétuer sa domination et maintenir le système social dans un statu quo, sous couvert de réformes superficielles :

‘All I see or read goes to convince me that if it comes to a class war, the class in possession will win hands down. Numbers are nothing. When it comes to force, organisation, drill, and tradition are everything. (Hobhouse février 1914, cité par Hobson 65)’

Notes
591.

 Les femmes de moins de 30 ans en restèrent exclues jusqu’en 1928.

592.

 « The Real King » MG, 14/12/18 : « a machinery of direct action ».

593.

 Voir Hobson p. 67.

594.

 Hobson p67, cite Hobhouse : « I want to see whether individualism or the Common Good will get its way with committees. »

595.

 Searle p. 159, il cite le manifeste libéral de 1928 Britain’s Industrial Future : « We refuse... to spend time or energy over the controversy between Individualism and Socialism... If it ever were a real issue, it is now certainly obsolete. »

596.

 Freeden II p. 59 : « [...] the Whitley Councils still reflected the fundamental weakness of the liberalism of their supporters. »

597.

 Freeden II p. 59 : « Most members of the working class seemed less interested in far-reaching plans for reform [...] they wished to concentrate on bread and butter questions. »