conclusion

Penseur de l’harmonie, Hobhouse est aux antipodes de la contradiction : toute tension doit être effacée, intégrée et ne constitue pas une dynamique. Lorsque les tensions irréductibles apparaissent, tant dans la théorie que dans la pratique (comme dans les conflits sociaux), la pensée hobhousienne fait montre d’une certaine impuissance ; Hobhouse semble rêver d’un monde dénué de conflits où n’existent pas d’intérêts contradictoires. La seule tension fondamentale est l’opposition entre le progrès et la réaction : quelle que soit l’époque, le progrès est en marche, même si les réactionnaires tentent de s’y opposer. Dans l’idéal hobhousien, il n’y a qu’un progrès global vers une société de la coopération d’individus libres. De la même manière, il n’y a qu’une réaction : le conservatisme. Selon les périodes de l’histoire, le prodrès et la réaction se manifestent sous des aspects différents : le libre-échange contre le protectionnisme, le partage des richesses contre la concentration de la propriété, l’autonomie des peuples contre l’impérialisme, le pacifisme contre le militarisme, ou la démocratie contre l’oligarchie. Même s’il peine parfois, le progrès l’emporte, donc il ne s’agit pas non plus d’un conflit irréductible. C’est là le sens que Hobhouse attribue à l’histoire au moins jusqu’à la première guerre. Mais au sortir de la guerre, il devient plus difficile de distinguer de manière aussi manichéenne entre ce qui participe du « bon progrès » ou de la « mauvaise réaction ». On a alors l’impression que les certitudes de Hobhouse sont ébranlées et qu’il aspire à se retirer dans des sphères qui sont moins en proie au conflit parce qu’elles sont intemporelles. Les principes, les valeurs morales, la découverte de la vérité par la raison, sont les domaines dans lesquels Hobhouse se réfugie, peut-être pour échapper à une impression d’absurdité du monde :

‘We in the West, says Tagore, have let ourselves be tyrannised over by Things –the material things of our own creation, the monsters of mechanical invention. We cannot escape by a single effort of the will. But it is something if we can fall back awhile into these vast spaces of the great silence and feel the relative smallness even of that tremendous issue which is being fought out today. [...] Our difficulty, if we cannot be in the active work [in the army], is to keep the essential of faith, which is surely that the meaning of life lies too deep to be shaken by any physical violence or the to-and-fro of military success. Something like this was the lesson which those early sages were the first to read to the world. (« The eternal quest » MG 6/4/18)’

Pourtant, comme nous avons tenté de le montrer dans notre dernier chapitre, on peut penser que la pensée politique de Hobhouse a finalement constaté que la tension entre individu et État était insurmontable. Elle conclurait donc sur une aporie, et c’est précisément pour cette raison qu’elle aurait été laissée quelque peu de côté. En effet, d’après la renommée actuelle de Hobhouse, l’histoire ne semble pas avoir retenu son oeuvre parmi les théories politiques qui influencent encore notre pensée à l’aube du 21e siècle. Certes, la publication récente d’études dénote un regain d’intérêt pour l’auteur ainsi que, plus généralement, pour le « nouveau libéralisme ». Cependant, il s’agit, pour l’instant, d’un travail d’historiens des idées politiques et dans le dernier ouvrage en date598, Andrew Vincent reconnaît lui-même que le « nouveau libéralisme » n’est pas passé à la postérité :

‘Republicanism, classical liberalism and libertarianism, communitarianism, Marxism, feminism, and neo-Aristotelianism flourish in contemporary anglophone political theory, but one hardly ever finds a reference to the new liberalism as a coherent or distinctive view599.’

Selon Vincent, le caractère éclectique de la doctrine serait pour beaucoup dans cette disparition : le « nouveau libéralisme » se caractériserait par une grande complexité, notamment à cause de la tension entre l’individualisme et l’orientation sociale. Il serait donc difficile de l’identifier, c’est-à-dire d’en préciser simplement le contenu de manière à pouvoir s’y référer.

Toutefois, le recul de presque cent ans autorise une mise en perspective de l’héritage de la pensée politique de Hobhouse, qui permet de constater qu’elle a continué d’exercer une influence tout au long du 20e siècle. On peut, en effet, ne pas se tenir au sens restreint du « nouveau libéralisme » comme courant incarné essentiellement par Hobson et Hobhouse, et historiquement circonscrit aux années 1890 à 1914 voire à 1918. La thématique de la relation de l’individu et de l’État perdure dans les théories de penseurs politiques majeurs du 20e siècle : « ‘[...] les oeuvres de William Beveridge’ ‘, J. M. Keynes et, surtout, de T. H. Marshall ont conservé une partie de l’esprit de la théorie du « nouveau libéralisme’ 600 ». Effectivement, on retrouve, en 1942, dans le rapport Beveridge (Social Insurance and Allied Services) des points communs avec la pensée politique de Hobhouse. En ce qui concerne Beveridge particulièrement, la filiation avec le « nouveau libéralisme » de Hobhouse apparaît frappante à la lecture de Why I am a Liberal :

‘The execution of a Radical Programme involves an extension of the responsibilities and functions of the State. It means at the same time more individual liberty, not less. That is because Liberal radicalism avoids the errors both of the so-called individualists, who treat every liberty as equally important and of the collectivists who desire extension of state activity for its own sake601. ’

Il semblerait donc que l’on peut affirmer que la politique de l’État-providence jusqu’au début de l’ère Thatcher, comporte effectivement la marque de la redéfinition du rôle de l’État entrepris notamment par Hobhouse. Comme il le pressentait dans les années vingt, la pérennité du « nouveau libéralisme » devait être rendue possible par l’intermédiaire du parti travailliste. Toutefois, il s’agit là seulement d’éléments communs à la politique de l’État-providence et à la pensée politique de Hobhouse. Celle-ci se présentait comme une pensée de la globalité, cohérente parce qu’elle constituait une vision d’ensemble. Dans cette mesure aucune pratique politique n’a reflété l’intégrité de la pensée hobhousienne. Déjà, les théoriciens des années trente se sont éloignés de sa dimension éthique, et l’on peut penser que Hobhouse aurait vu dans la politique sociale mise en oeuvre après la deuxième guerre mondiale une incarnation du fonctionnement mécanique qu’il dénonçait. La politique de l’État-providence n’a pas permis l’émergence de cet être rationnel et moral, sorte de nouvel homme, que l’oeuvre de Hobhouse décrivait. La solidarité sociale s’est affirmée mais on ne peut prétendre que la morale ait progressé, en tout cas de manière flagrante, pas plus qu’on ne peut affirmer, après le 20e siècle, que la raison ait triomphé.

Par conséquent, on peut considérer que l’histoire a démenti la notion d’évolution orthogénique. A ce sujet, on peut juger, avec J. Gray602, que l’espoir exprimé par la pensée politique de Hobhouse, s’est fondé à tort sur un projet, hérité du siècle des Lumières, qui consiste à reconstruire rationnellement une morale universelle qui ferait autorité. Selon Gray, la pensée de J. S. Mill, par exemple, serait typique de cette démarche :

‘Mill believed that human beings were convergent enough in their considered judgements of human well-being to come to a consensus on a single kind of life as best for the species. Mill’s ethical theory is an account of those considered judgements, while his political theory is a wager that it is a liberal society that most effectively promotes the best kind of human life. (Two faces 57)’

Étant donnée l’influence millienne sur la pensée de Hobhouse, il n’est pas étonnant de constater que pareille description semble également convenir au projet hobhousien. Or, Gray considère que ce libéralisme issu des Lumières, qu’il nomme le libéralisme du consensus rationnel (the liberalism of rational concensus) est incohérent en ce qu’il postule l’existence de principes universels. Au contraire, le libéralisme ne serait cohérent que lorsqu’il se contenterait de proposer un « modus vivendi » social, capable de permettre la coexistence pacifique entre des conceptions morales différentes. L’harmonie et la conception organique auraient donc été des concepts qui auraient empêché Hobhouse de penser la diversité des hommes, puisque même si tout individu devait développer sa personnalité propre, ce développement était conçu comme rationnel et allait in fine rapprocher les hommes. Mais selon cette réfutation du « libéralisme du consensus rationnel », il faudrait admettre que la seule vision politique possible est celle d’une société atomiste où les individus, voire les communautés, se contentent de coexister et où le Bien Commun se résume à ce fragile équilibre. Le « Modus vivendi », que Gray oppose au « libéralisme du consensus rationnel », reviendrait finalement à un « agrégat d’individus » et au libéralisme classique. Or, dans la perspective hobhousienne en tout cas, une telle conclusion n’est pas satisfaisante puisqu’elle ne rend pas compte de la possibilité d’un progrès social.

Il reste que la critique de Gray a l’avantage de proposer une explication théorique à l’aporie de la pensée politique de Hobhouse. On pourrait la reformuler pour écrire que l’utopie de Hobhouse aurait été de concevoir la société comme formant une unité indivisible où les individus sont unis par des principes éthiques communs révélés par la raison. Le projet hobhousien repose sur un axiome fondamental : le développement de l’individu vers un stade rationnel et moral auquel correspond une organisation sociale également rationnelle et morale. La tension entre l’individualisme et le collectivisme doit disparaître lorsque la raison humaine sera en mesure de comprendre que l’intérêt propre équivaut à l’intérêt commun. C’est en ce sens que l’on peut prétendre remplacer la concurrence entre les individus par une coopération. Si l’on réfute cet axiome alors le projet du « nouveau libéralisme » est privé de son fondement théorique.

Néanmoins, si la pensée politique de Hobhouse se fondait peut-être sur un trop grand optimisme quand à la possible rationalisation des échanges entre les individus, on ne peut toutefois la qualifier d’utopiste dans son ensemble. L’oeuvre de Hobhouse insiste, de manière réaliste, sur les conditions qui doivent permettre la mise en place de la coopération entre les individus. Il faut responsabiliser ceux-ci en leur permettant de participer, au moyen des associations, à l’organisation économique et politique de la société. Par conséquent, il faut rappeler que Hobhouse n’était pas coupable d’angélisme : il ne croyait pas à un avènement miraculeux de la justice sociale, et ses propositions d’étendre le pouvoir des Trade Boards ou des Whitley Councils, par exemple, peuvent laisser penser qu’il ouvrait la voie à une forme d’autogestion bien éloignée du libéralisme. L’idée d’un contrôle exercé par les citoyens, d’un contrepoids à tout pouvoir (le pouvoir politique des nations contrebalancé par des organisations internationales non-gouvernementales ou de la subordination du pouvoir économique au pouvoir politique) sont autant de « pistes » avancées par l’auteur qui sont encore d’actualité.

L’aporie de la pensée politique de Hobhouse ne semble pas avoir été dépassée ou résolue près d’un siècle plus tard. Aujourd’hui, plus que jamais, le débat politique semble se faire l’écho de la confrontation entre libéralisme classique et « nouveau libéralisme », puisque qu’après la chute des régimes du bloc soviétique, le paysage politique des pays occidentaux et de la Grande-Bretagne en particulier, semble se résumer à l’opposition entre libéralisme de gauche et libéralisme de droite. Ce dernier a resurgi dans les années quatre-vingts en se manifestant dans la critique néo-libérale de l’État-providence, tandis que le libéralisme de gauche caractérise les mouvements politiques dits « de gauche » qui prétendent toujours pouvoir réconcilier l’économie de marché avec une égalité conçue non pas simplement comme l’égalité devant la loi, mais comme une réelle égalité des chances. S’il l’on accepte qu’il s’agit là d’un débat sans fin, il est possible de ne pas juger durement la pensée politique de Hobhouse et de la voir comme l’une des manifestations historiques de l’espoir d’un monde meilleur, que les théories politiques de 20e siècle n’ont pas su mieux défendre. En outre, il faut admettre que les ambitions principales de la pensée hobhousienne, comme la définition d’une liberté et d’une égalité concrètes, restent d’actualité. Ironiquement donc, nous concluons que la modernité de la pensée politique hobhousienne réside essentiellement dans le fait qu’elle souligne des difficultés toujours irrésolues tant en théorie politique qu’en pratique, tandis qu’elle propose des directions que la politique n’a guère explorées.

Notes
598.

 A. SIMHONY,dir., D. WEINSTEIN, dir., The New Liberalism.

599.

 Andrew VINCENT « The new liberalism and citizenship », p. 205, in A. Simhony, D. Weinstein, op. cit., pp. 205-227.

600.

 Ibid. p. 210 : « [...] part of the spirit of the new liberal theory was carried through in the work of William Beveridge, J. M. Keynes, and, especially, T. H. Marshall. »

601.

in R. ECCLESHALL, « W. Beveridge, [excerpts from] Why I am a Liberal », p. 231, British Liberalism, (Liberal Thought from the 1640s to the 1980s), pp. 228-235.

602.

 Voir J. GRAY, Two Faces of Liberalism.