1. La difficile apparition de vaccinateurs officiels rétribués

La vaccine fait son apparition dans le département de l'Isère à l'automne 1800, au moment où les expériences parisiennes, réalisées avec succès, la font reconnaître comme principe protecteur de la variole 66 . Le 23 octobre, le docteur Dominique Villars, médecin grenoblois, réussit l'inoculation de son propre enfant grâce à du vaccin envoyé de Genève par le docteur Odier 67 . Avec le docteur Silvy, il poursuit ses expériences sur la vaccination et s'efforce de les diffuser, d'abord en envoyant un mémoire aux différentes sociétés savantes de la ville puis en y intéressant le préfet Ricard . Celui-ci, qui " était trop l'ami de l'humanité pour laisser échapper l'occasion de signaler ses bontés paternelles envers ses administrés " 68 , charge, au mois de germinal an IX, la Société de médecine de Grenoble de rédiger des instructions sur la vaccine destinées aux officiers de santé du département. Il engage les maires à favoriser la diffusion de cette méthode et invite, par arrêté, les officiers de santé de l'hôpital civil de Grenoble à soumettre à la vaccination les enfants trouvés : cinquante-sept d'entre eux le furent en cinq mois 69 . La découverte de Jenner se répand rapidement dans le département : Villars et Silvy estiment en l'an XI le nombre des sujets vaccinés à 6 000 et citent une vingtaine de vaccinateurs répartis dans différentes localités 70 . S'ils attribuent ce succès à l'empressement du corps médical isérois, ils se heurtèrent néanmoins à l'hostilité de quelques praticiens. Le docteur Laugier, en particulier, signa de virulents mémoires, dans lesquels il s'efforçait de démontrer les dangers et l'inefficacité de la vaccine 71 . Cette polémique, qui concernait tant la France que l'Angleterre 72 , n'empêcha cependant pas l'implantation de la vaccination dans le département de l'Isère. En 1808, le préfet parle de " méthode (...) devenue en quelque sorte populaire malgré les oppositions de quelques médecins très recommandables mais qu'un âge avancé éloigne des découvertes récentes " 73 .

L'efficacité de la vaccination démontrée, il reste à en organiser la diffusion. Les pouvoirs publics, qui, jusqu'alors, s'étaient contentés d'apporter leur soutien, se muent en " forces d'impulsion " 74 . Sollicités par le gouvernement, les préfets promulguent des arrêtés relatifs à la propagation de la vaccine dans leur département, mais leur volontarisme s'oppose parfois à la souplesse du pouvoir central . Les divergences portent en particulier sur deux points : l'utilisation de la coercition à l'encontre des réfractaires à la vaccine et la volonté de rémunérer les vaccinateurs 75 . Dans le département de l'Isère, les mesures préfectorales ne prévoient pas de sanctions contre les récalcitrants ; en revanche, l'aspect financier y est largement abordé .

Les premières mesures prises par le nouveau préfet Fournier, le 3 thermidor an XI, visent à introduire la vaccine dans les hospices d'enfants suivant les directives ministérielles du 6 prairial an XI 76 . Aussi les commissions administratives des hospices et du dépôt de mendicité sont-elles chargées de faire vacciner les enfants de ces établissements. L'initiative de son prédécesseur est ainsi étendue à l'ensemble du département. Les noms des enfants vaccinés doivent en outre être inscrits sur des registres dont un relevé trimestriel est transmis au comité de vaccine de Grenoble établi en frimaire an XI. Cette volonté de contrôle des sujets vaccinés n'était pas inscrite dans la circulaire ministérielle. Il semble que la mesure apparaisse d'abord localement : elle est adoptée par exemple dans le département de la Seine-Inférieure le 10 floréal an XII 77 . Pour le reste de la population, l'arrêté préfectoral se contente d'inviter les membres du corps médical qui pratiquent la vaccination à correspondre avec le comité de vaccine grenoblois.

Les vaccinateurs officiels apparaissent avec l'arrêté du 10 floréal an XII 78 . Un à deux médecins, chirurgiens ou officiers de santé sont désignés par le préfet dans chaque canton de justice de paix pour vacciner gratuitement les pauvres de leur circonscription. Ils sont en relation étroite avec le comité de vaccine de Grenoble, devenu comité central, et les comités d'arrondissement que l'arrêté établit. Les vaccinateurs doivent en outre dresser, à destination des sous-préfets, des états des sujets vaccinés indiquant leur nom, domicile et époque de la vaccination. Cette mesure ne concerne pas seulement les vaccinateurs officiels, elle s'entend à tous ceux qui pratiquent la vaccination dans le département et traduit un renforcement du contrôle de la population vaccinée, organisé cette fois par le pouvoir central. Grâce à ces relevés, les comités peuvent ainsi remplir les tableaux trimestriels établis conformément aux modèles transmis par le ministre de l'Intérieur et à destination de celui-ci. La même démarche est appliquée aux cas de variole: les comités de vaccine doivent tenir un registre où sont consignés les nom, âge et domicile de toutes les personnes atteintes de la petite vérole. A la fin de chaque trimestre, ils reportent les résultats dans un tableau à destination du ministre de l'Intérieur. Les relevés établis par les vaccinateurs officiels ne servent pas seulement à des fins statistiques, ils constituent également la base de leur rétribution. L'arrêté préfectoral précise en effet que " chaque année, ces états seront mis sous les yeux du conseil général du département qui sera invité à voter les fonds qu'il jugera convenables pour accorder une indemnité aux médecins et aux chirurgiens dont il s'agit, à raison du nombre de personnes vaccinées par chacun d'eux et des progrès que la vaccination aura fait par leurs soins " 79 . C'est sur ce point que vont apparaître des oppositions entre le préfet et le gouvernement.

Le 28 octobre 1809, le préfet de l'Isère annonce au ministre de l'Intérieur son intention d'accorder aux vaccinateurs cantonaux une indemnité annuelle allant de 150 à 200 francs 80 . La réponse du ministre se fait prudente : " Quant aux mesures que vous vous proposez de prendre pour désigner dans chaque canton un vaccinateur salarié (...), je pense qu'il faut attendre pour adopter ce parti " 81 . Cette divergence de vues est loin d'être propre au département de l'Isère, elle reflète l'absence de politique d'accompagnement financier du pouvoir central, qui agit comme une force d'inertie vis-à-vis de la propagation de la vaccine 82 . Pierre Darmon cite de nombreux exemples où la volonté des préfets de rétribuer les vaccinateurs se heurte aux objections des gouvernements, plutôt favorables à un système de primes et de médailles. Par ce biais, explique-t-il, " il s'agit d'ériger la philanthropie en institution et de transformer le zèle bénévole des vaccinateurs en une obligation morale, sinon de droit " 83 .

Les vues du préfet de l'Isère se traduisent par un arrêté du 20 décembre 1809 84 : une indemnité annuelle de 200 francs est attribuée à chaque vaccinateur tandis que les comités de vaccine se partagent une somme de 600 francs pour leur fonctionnement. Néanmoins, cet arrêté n'existe qu'à l'état d'ébauche aux archives départementales et il nous est difficilement possible de déterminer s'il a été effectivement rendu. La situation semble se débloquer dans les années 1820, et au cas par cas. Le 1er mars 1823, le préfet de l'Isère commente, en ces termes, l'envoi des états des vaccinations pratiquées pour les années 1821 et 1822 : " Votre excellence remarquera que le nombre de vaccinations est de beaucoup supérieur à celles qui avaient été pratiquées dans les années précédentes. Le conseil général ayant voté la somme de 2 000 francs pour l'encouragement de la vaccine, j'ai envoyé dans tout le département des vaccinateurs auxquels j'ai accordé des indemnités. Je me propose de continuer ce mode qui me paraît le plus favorable au succès de la vaccination " 85 . Le principe de la rémunération des vaccinateurs semble acquis et le système perdure jusqu'en 1833, année de la première grande réorganisation du service de vaccination dans le département de l'Isère.

L'arrêté préfectoral du 16 avril 1833 86 est considéré comme le texte fondateur du service départemental de vaccination : c'est lui qui apparaît en effet comme arrêté de référence dans les préambules des règlements ultérieurs sur la vaccination. Il a pour objectif de permettre une meilleure desserte de l'ensemble du département, en réduisant l'étendue des circonscriptions vaccinales et en augmentant, de ce fait, le nombre des vaccinateurs 87 . Le découpage cantonal est ainsi abandonné au profit d'une division beaucoup resserrée - le nombre des circonscriptions vaccinales passe alors de 45 à 96 88 - calquée sur la répartition géographique des médecins. Le principe de la rémunération des vaccinateurs est consacré mais le mode de rétribution change et est désormais fixé au prorata des vaccinations. Les médecins perçoivent ainsi des indemnités de déplacement de cinq francs par commune de montagne et de deux francs cinquante par commune de plaine et reçoivent quinze centimes par enfant indigent vacciné tout en conservant la faculté " d'exiger des honoraires des parents qui sont dans l'aisance " 89 . Ces nouvelles modalités de rétribution ont surtout pour but " de faire constater, d'une manière plus certaine, le nombre de vaccinations opérées ". La vaccination reste encore comprise comme " une mission toute de désintéressement et d'humanité " et la fonction de médecin vaccinateur, un " titre honorable " 90 .

Trois tournées annuelles sont prévues pour les vaccinateurs dans chaque commune de leur circonscription entre le 15 avril et le 15 juillet, afin de vacciner et de constater les résultats. Les médecins vaccinateurs sont déchargés de la tenue des listes des sujets vaccinés au profit des maires. Aussitôt avertis de l'itinéraire suivi par les médecins, les maires doivent inscrire sur un registre les nom, prénom, âge et date de la vaccination des enfants à inoculer, sur la déclaration des familles. Présents pendant toute la durée des opérations, ils consignent sur ce même registre les résultats de la vaccination et adressent chaque année au préfet un état récapitulatif des individus l'ayant subie avec succès.

L'arrêté de 1833 est également une consécration de la vaccination rurale. Il faut rappeler que l'idée de nommer des vaccinateurs parcourant les départements avait surtout pour but de " répandre la vaccine jusque dans les campagnes " 91 . Le projet d'arrêté de 1809 distinguait d'ailleurs bien les cantons de justice de paix avec comité de vaccine de ceux qui en étaient dépourvus : dans le premier cas, les vaccinations étaient pratiquées par les membres du comité et dans le second, par les vaccinateurs cantonaux 92 . Dans la même optique, le texte de 1833 exclut les villes du service départemental de vaccination, considérant qu'elles " ont des secours suffisants dans les médecins qui les habitent et peuvent dédommager un vaccinateur titulaire si elles en reconnaissent le besoin " 93 . Il laisse ainsi à une quinzaine de communes la faculté d'organiser un service autonome de vaccination, en nommant et rétribuant elle-même un médecin à cet effet. On ne sait si, dans toutes les communes concernées, la mesure fut suivie d'effet 94 ; il semble, en tout cas, que les communes exclues des dispositions de l'arrêté de 1833 furent, par la suite, intégrées dans le service départemental de la vaccination. En 1879, seules les villes de Vienne et de Grenoble sont laissées en dehors du système, finançant la vaccination avec leurs propres ressources 95 .

Notes
66.

Les premières vaccinations parisiennes ont lieu au mois de juillet 1800 après quelques tentatives isolées en province. Elles se déroulent, avec l'aval des pouvoirs publics, sous la direction du docteur Woodville venu d'Angleterre et sous l'autorité du comité médical chargé d'expérimenter la vaccine constitué grâce à l'impulsion du duc de Larochefoucauld-Liancourt. Une série de contre-épreuves par lesquelles les sujets sont soumis à la variolisation, réalisées avec succès, démontre alors l'efficacité de la vaccination. Sur l'introduction de la vaccine en France, voir Pierre DARMON, La longue traque..., op. cit.,pp. 177-182.

67.

Ce médecin genevois est considéré comme le premier relais des découvertes de Jenner. Lorsque ce dernier publie, en juin 1798, An inquiry into the causes and effects of variolae vaccinae, dans lequel il démontre les propriétés préservatrices du cow-pox et la supériorité de ce nouveau procédé par rapport à la variolisation, le docteur Odier en fait un compte-rendu dans la revue genevoise La Bibliothèque britannique, avant même que les journaux anglais ne s'y intéressent. Yves-Marie Bercé l'explique par les liens privilégiés qui unissent les praticiens de Genève à ceux d'Edimbourg. Yves-Marie BERCE, op. cit., pp. 16-20.

68.

AN, F 8 111 : Rapport sur la vaccination lu à la séance publique de la société de médecine de Grenoble le 5 frimaire an XI par Villars et Silvy. L'appréciation de la personnalité du préfet par les deux vaccinateurs grenoblois peut paraître hagiographique. On peut mettre à leur crédit l'invitation faite par Ricard à la Société de santé grenobloise de préparer un rapport sur l'épidémie de fièvre puerpérale qui avait sévi dans le département en 1800.

69.

Ibid.

70.

Ibid.

71.

Arthur BORDIER, La médecine à Grenoble. Notes pour servir à l'histoire de l'école de médecine, Grenoble, Imprimerie Veuve Rigaudin, 1896, p. 171.

72.

Sur ce point, voir Pierre DARMON, La longue traque..., op. cit., pp. 169-174.

73.

AN, F 8 111 : Lettre du préfet de l'Isère au ministre de l'Intérieur, 27 mai 1808.

74.

Pierre DARMON, La longue traque..., op. cit., p. 201.

75.

Ibid., pp. 202-204 et 264-265.

76.

ADI, 115 M 1 : Arrêté préfectoral du 3 thermidor an XI et circulaire ministérielle du 6 prairial an XI.

77.

Jacqueline GOUBE, " L'organisation de la vaccination en Seine Inférieure ", in Actes du 110ème Congrès national des sociétés savantes, section d'histoire moderne et contemporaine, Le corps et la santé, Tome 1, Montpellier, Comité des travaux historiques, 1985, p. 68.

78.

ADI, 115 M 1 : Arrêté préfectoral relatif à la propagation de la vaccine et à l'extinction de la petite vérole, 12 floréal an XII.

79.

Ibid., article 4.

80.

AN, F 8 111 : Lettre du préfet de l'Isère au ministre de l'Intérieur, 28 octobre 1809.

81.

ADI, 115 M 1 : Lettre du ministre de l'Intérieur au préfet de l'Isère, 12 décembre 1809.

82.

Pierre DARMON, La longue traque ..., op. cit., p. 263.

83.

Ibid., p. 264.

84.

ADI, 115 M 1 : Projet d'arrêté préfectoral du 20 décembre 1809.

85.

AN, F8 111 : Lettre du préfet de l'Isère au ministre de l'Intérieur, 1° mars 1823.

86.

ADI, PER 2437-9 : RAAP, Arrêté préfectoral du 16 avril 1833 relatif à la réorganisation du service départemental de la vaccination.

87.

ADI, PER 2437-9 : RAAP, Circulaire préfectorale du 9 février 1833.

88.

ADI, PER 2437-9 : RAAP, Arrêté préfectoral du 16 avril 1833 relatif à la nomination des vaccinateurs.

89.

ADI, PER 2437-9 : RAAP, Circulaire préfectorale du 9 février 1833.

90.

Ibid.

91.

ADI, 115 M 1 : Circulaire du ministre de l'Intérieur du 12 germinal an XII.

92.

ADI, 115 M 1 : Projet d'arrêté préfectoral du 20 décembre 1809.

93.

ADI, PER 2437-9 : RAAP, Circulaire préfectorale du 9 février 1833.

94.

En 1833, le conseil municipal de Grenoble vote une somme de 300 francs destinée à rémunérer un vaccinateur et désigne pour cette fonction, le vaccinateur départemental chargé des cantons de Grenoble. AMG, 5 I 11 : Conseil municipal de Grenoble, séance du 30 mai 1833.

95.

ADI, PER 2437-30 : RAAP, Arrêté préfectoral relatif au service départemental de la vaccine et au service de l'assistance médicale gratuite, 6 mars 1879.