2. Du vaccinateur au médecin cantonal : la diversification des tâches

A partir de 1855, l'histoire de la vaccination dans le département de l'Isère est étroitement liée à celle de la médecine des pauvres. Avant d'être rendue obligatoire par la loi du 15 juillet 1893, l'assistance médicale gratuite avait déjà fait l'objet de tentatives d'organisation.

Après les essais infructueux du premier XIXe siècle, marqués par la défaillance de l'initiative privée, les mesures partielles de l'administration ou les débats avortés de 1847, la période 1854-1893 apparaît comme le temps des expériences locales 96 . Les circulaires gouvernementales de 1854 et 1855 invitent les départements à mettre en place des services de médecine gratuite, sans pour autant s'engager davantage. En 1861, trente-huit départements avaient répondu positivement à cette proposition 97 , et parmi eux, l'Isère depuis le 30 octobre 1855. Son service de médecine gratuite 98 repose sur la libre participation des communes, qui prennent à leur charge les indemnités du médecin de leur circonscription, tandis que le département assume les dépenses de médicaments. La rétribution des médecins est calculée sur le nombre, l'étendue et les difficultés d'accès aux communes formant leur circonscription.

Mais l'intérêt de l'arrêté du 30 octobre 1855 est de confier la médecine gratuite et la vaccination aux mains des mêmes titulaires, les médecins cantonaux, suivant la formule en vigueur dans le Bas-Rhin depuis 1810 99 . Outre ces deux fonctions, les médecins cantonaux reçoivent également des attributions en matière d'hygiène publique. Ils doivent ainsi signaler au cours de leurs tournées, tant aux maires qu'au préfet, " toutes les causes d'insalubrité et les infractions aux lois sanitaires en indiquant les moyens de remédier aux dangers qui en résulteraient " 100 . Chargés en plus de se transporter dans les communes de leur circonscription affectées par une épidémie et d'indiquer les mesures tant curatives que préventives pour les endiguer, les médecins cantonaux deviennent de véritables auxiliaires des médecins des épidémies. Avec la médecine gratuite et la vaccination, le département installe finalement un réseau de vaccinateurs et de surveillants de la santé publique. Celui-ci ne couvre cependant pas la totalité du département : en 1863, 367 communes regroupées en 45 circonscriptions avaient adhéré au système de la médecine cantonale 101 , soit 65 %. Dans le tiers restant, outre les communes ayant leur propre service d'assistance médicale aux indigents et que l'arrêté de 1855 exclut 102 , la vaccination restait assurée dans les conditions définies par l'arrêté de 1833.

Cette organisation fonctionne sans modifications majeures jusqu'en 1871. Un arrêté préfectoral du 31 janvier 1863 la consolide et renforce le rôle du médecin cantonal en le faisant participer aux commissions locales qui établissent les listes des indigents ainsi qu'en le chargeant de la constatation des décès des indigents 103 .

A partir du 1er avril 1871, le préfet supprime le crédit alloué à la médecine gratuite, pour des raisons financières, mais suggère que les communes continuent d'assumer seules ce service 104 . L'année suivante, l'arrivée d'un nouveau préfet dans le département ainsi que l'attitude des communes, qui, en majorité, ont conservé le service d'assistance médicale, décident le conseil général à rétablir la subvention 105 . La médecine gratuite est alors réorganisée sur de nouvelles bases : la création de services médicaux pour indigents, leur organisation et leur financement ainsi que le choix des médecins et des pharmaciens sont laissés entièrement à l'appréciation des communes. L'intervention du département se limite à l'octroi d'une subvention de 10 000 francs répartie entre les communes dont le budget consacré à la médecine gratuite équivaudrait à la somme de cinq centimes par habitant. C'est finalement un désengagement du département au profit des communes, que l'on retrouve par exemple dans la Loire ou dans la Loire-Inférieure 106 .

Le département adopte le même genre d'attitude vis-à-vis de la vaccination. Constatant l'irrégularité des opérations, le préfet invite les maires à réactiver le service mais leur laisse la possibilité de s'entendre directement avec un praticien de leur choix et d'organiser les séances de vaccination 107 . Par le nouveau système de médecine gratuite, la rémunération du vaccinateur revient de fait aux communes, comme l'explique le préfet : "Dans les communes où est déjà rétabli le service de médecine gratuite, on sera sans doute, ainsi que dans la précédente organisation de ce service, convenu que le titulaire opérerait sans droit à une indemnité spéciale " 108 . En revanche, le département prend à sa charge l'indemnisation des vaccinateurs dans les communes n'ayant pas organisé la médecine des indigents : celle-ci est fixée à 25 centimes par sujet vacciné, auxquels s'ajoutent les frais de déplacement suivant le barème adopté en 1833.

Dans le département de l'Isère, comme dans d'autres, la transposition à la vaccination du modèle de gestion de la santé publique initié par la médecine des épidémies ne s'est pas aisément effectuée. Les quelques vingt premières années du XIXe siècle sont en effet marquées par des dissensions entre le pouvoir central et le préfet pour imposer le principe de la rémunération des vaccinateurs. Les explications sont multiples. Il y a d'abord une question d'échelle : la médecine des épidémies, organisée sur la base de l'arrondissement, mobilise beaucoup moins de médecins que la vaccination, organisée au niveau cantonal voire infra-cantonal. Il y a aussi et surtout, la philosophie de l'Etat libéral du début du XIXe siècle, qui, comme le rappelle Olivier Faure, croit à " la diffusion spontanée du Progrès " et au " dévouement naturel des élites à la cause du Bien Public" 109 . Les divergences se tassent toutefois dans les années 1820 et l'arrêté de 1833 donne une organisation solide et durable au service départemental de la vaccination - du moins jusqu'en 1872 -, dont les titulaires se voient ensuite confier d'autres tâches. Il faudrait bien sûr dépasser le niveau institutionnel et apprécier, dans les faits, les conditions de fonctionnement du service : nul doute qu'il existe de grands décalages entre le papier et la réalité 110 . Nous n'avons voulu ici que retracer la genèse de l'un des services sanitaires les plus importants du département de l'Isère, en insistant notamment sur le processus d'attachement d'un réseau de médecins à l'administration. Parallèlement à celui-ci, une autre forme de gestion de la santé publique est expérimentée : elle repose sur la constitution d'assemblées consultatives.

Notes
96.

Olivier FAURE, " La médecine gratuite au XIXe siècle : de la charité à l'assistance ", Histoire, économie et société, 4ème trimestre 1984, pp. 593-597.

97.

Ibid., p. 597.

98.

ADI, PER 2437-19 : RAAP, Arrêté préfectoral du 30 octobre 1855.

99.

Olivier FAURE, " La médecine gratuite au XIXe siècle...", op. cit., p. 596, Jacques LEONARD, Les médecins de l'Ouest..., op. cit., p. 744 et Pierre DARMON, La longue traque..., op. cit., p. 293.

100.

ADI PER 2437-19 : RAAP, Article 23 de l'arrêté préfectoral du 30 octobre 1855.

101.

ADI, PER 2437-22 : RAAP, Circulaire préfectorale du 31 janvier 1863.

102.

Il s'agit des villes de Grenoble, de Vizille, de Saint-Marcellin, de La Tour-du-Pin et de Vienne.

103.

ADI, PER 2437-22 : RAAP, Arrêté préfectoral du 31 janvier 1863.

104.

ADI, PER 2437-26 : RAAP, Circulaires préfectorales des 16 janvier et 15 mars 1871. Le préfet justifie la suppression des crédits affectés à la médecine gratuite par la nécessité de rembourser un emprunt de 1,8 millions de francs.

105.

ADI, PER 2437-26 : RAAP, Circulaire préfectorale du 8 janvier 1872.

106.

Olivier FAURE, Les Français et leur médecine..., op. cit., p. 158.

107.

ADI, PER 2437-26 : RAAP, Circulaire préfectorale du 20 avril 1872.

108.

Ibid.

109.

Olivier FAURE, Histoire sociale de la médecine..., op. cit., p. 130.

110.

On pense notamment à l'action des sages-femmes, qui vaccinent largement en dehors des systèmes officiels. Sur ce point, Olivier FAURE, Les Français et leur médecine..., op. cit., pp. 108-109.