D'après Ann La Berge et Bernard-Pierre Lécuyer 112 , la création du conseil de salubrité de Paris correspond à la volonté d'institutionnaliser la pratique administrative, jusque là informelle, de solliciter divers experts scientifiques sur des questions particulières d'hygiène publique. En 1802, l'une de ces personnalités les plus fréquemment consultées, le pharmacien Cadet de Gassincourt, suggéra au préfet de police de créer un organisme permanent de consultation. La proposition fut entérinée et le conseil de salubrité mis en place le 6 juillet. Il comprend alors quatre membres 113 et ses attributions se limitent à l'examen des boissons falsifiées ainsi qu'aux enquêtes relatives aux épizooties, aux ateliers et industries insalubres 114 . Elargi peu après à la visite des prisons et à l'administration des secours publics, le domaine de compétences du conseil s'accroît considérablement en 1807. Il englobe désormais les épidémies, les marchés, les cours d'eau, les cimetières, les abattoirs et les lieux d'équarrissage, les décharges, les salles de dissection ainsi que les bains publics 115 . Le conseil se voit en outre confier le soin de " tenir des statistiques de mortalité et de morbidité, de chercher les moyens d'assainir les lieux publics, d'améliorer les procédés industriels insalubres et d'éliminer les charlatans, de déterminer les meilleurs procédés de chauffage et d'éclairage, et de poursuivre les investigations sur les remèdes secrets " 116 . Dans le même temps, le nombre des membres du conseil est porté à sept et sa composition se diversifie 117 . En 1828, l'institution compte 22 membres, médecins, chimistes, pharmaciens et ingénieurs, qui se répartissent en membres titulaires, adjoints et honoraires 118 . Cette distinction est loin d'être négligeable puisque les membres titulaires, nommés à vie par le préfet de police sur une liste de trois candidats proposés par le conseil, sont les seuls à percevoir une indemnité annuelle de 900 francs 119 .
Dans les années 1820, le modèle parisien fait quelques émules en province 120 . En 1817, le préfet de la Loire-Inférieure installe à Nantes le premier conseil de salubrité local; il est bientôt imité par son homologue du Rhône en 1822, puis suivi à Marseille (1825), Lille (1828) et Strasbourg (1829). En 1830 et 1831, des conseils de salubrité sont établis à Troyes, à Rouen et à Bordeaux en réponse à l'épidémie de choléra. L'organisation de ces conseils, leur composition et leurs attributions sont sensiblement les mêmes qu'à Paris, mais, à la différence de l'institution parisienne, leurs membres ne sont pas rétribués. Certains sont à la tête d'une véritable organisation qui quadrille le département : en 1826, le conseil de salubrité de Nantes est érigé en conseil départemental et deux conseils secondaires sont créés dans les arrondissements de Paimboeuf et d'Ancenis 121 . Ce modèle pyramidale est suivi à Lille et à Rouen. Les conseils de salubrité connurent des fortunes diverses suivant les circonstances : ainsi celui de Nantes, extrêmement actif sous la préfecture de Villeneuve-Bargemont, entame au cours des années 1830 une période de repli et les conseils secondaires cessent de fonctionner 122 . L'expérience lilloise est plutôt concluante mais le conseil du Rhône souffre, peu après sa création, des dissensions entre le maire et le préfet et de la concurrence du conseil de salubrité mis en place par la municipalité ; le conseil de Strasbourg s'englue dans des conflits de compétences avec les médecins cantonaux et ceux de Rouen et de Toulouse s'essoufflent dès que la menace cholérique s'éloigne 123 . En dépit toutefois de leurs faiblesses, ces initiatives locales intéressent fortement le pouvoir central.
L'idée d'essaimer des conseils de salubrité à travers le territoire, dont les travaux seraient coordonnés par le conseil de Paris, avait déjà été évoquée par l'institution parisienne en 1815, mais le préfet de police n'avait pas pris en considération cette proposition 124 . Il faut attendre les années 1830 et surtout l'échec du dispositif de police sanitaire prévu par la loi de 1822 pour que le gouvernement s'intéresse d'un peu plus près à la question. Les cordons sanitaires, symbolisés par des contrôles très stricts aux frontières des personnes et des marchandises en provenance de l'étranger, les intendances et les commissions sanitaires en charge de la police sanitaire locale 125 , n'avaient pu empêcher l'invasion du choléra. Aussi, ce dispositif de protection du territoire est-il abandonné au printemps 1832, au plus fort de l'épidémie, les pouvoirs publics se consacrant désormais à l'organisation de la lutte et des secours 126 . Le 10 avril 1832, une ordonnance supprime les intendances sanitaires et préconise leur transformation en conseils ou commissions de salubrité 127 . Le 1er mai 1832, une circulaire ministérielle recommande à nouveau l'établissement de conseils de salubrité dans les chefs-lieux de département et d'arrondissement 128 . En 1835, le ministre du Commerce charge l'Académie de médecine de préparer un rapport sur cette question et suggère encore une fois aux préfets la création de conseils 129 .
Résultat du respect des recommandations nationales ou succès de la publicité locale, les conseils de salubrité se multiplient pendant la Monarchie de Juillet : il en existe 65 à la veille de 1848 130 . La ville de Grenoble entre dans le mouvement en 1835 et crée, le 19 août, un conseil de salubrité chargé d'éclairer et de seconder l'administration municipale, " trop souvent détournée, par l'accomplissement d'autres devoirs, de ces soins continuels qu'il faudrait accorder à la salubrité publique " 131 . Son champ de compétences s'étend " à tout ce qui touche à la salubrité de l'air, des eaux, des comestibles, des boissons et des médicaments ; à la propreté de la ville, à la désinfection des lieux publics, carrefours, passages, allées ; et surtout à tout ce qui tient à l'assainissement (...) des abattoirs et échaudoirs " 132 . Le conseil est en outre habilité à donner son avis sur " les établissements, professions, métiers dangereux ou nuisibles ". Ses attributions sont très proches de celles du conseil parisien et la volonté de s'aligner sur cette institution est d'ailleurs clairement exprimée dans la seconde séance du conseil grenoblois du 5 septembre 1835, au cours de laquelle l'arrêté du 19 août est jugé conforme à celui du 6 juillet 1802. Sa composition en est cependant différente : les détenteurs du savoir scientifique dominent le conseil de salubrité de Paris tandis que les hommes de loi, les négociants et les banquiers occupent une place prépondérante au sein de l'institution grenobloise, reflétant en cela l'élite locale de la première moitié du XIXe siècle 133 . Le conseil de salubrité de Grenoble tient des séances régulières entre le 27 août 1835 et le 25 décembre 1840, date de la dernière réunion consignée dans son registre des délibérations.
Le programme de généralisation des conseils de salubrité à l'ensemble du territoire ne voit pas le jour sous la Monarchie de Juillet ; c'est la Seconde République, au sein de laquelle des hygiénistes occupent des positions officielles 134 , qui s'y attèle. Le 10 août 1848, un Comité consultatif d'hygiène publique est installé auprès du ministère de l'Agriculture et du Commerce. Il prépare aussitôt un projet de création de conseils d'hygiène et de salubrité publiques départementaux. Le texte est soumis ensuite au conseil d'Etat, duquel il ressort passablement modifié, et est signé le 18 décembre 1848 par le Président du Conseil des Ministres, Eugène Cavaignac 135 .
Ann LA BERGE, Mission and method. The early nineteenth-century French public health movement, New York, Cambridge University Press, 1992, p. 116 et Bernard-Pierre LECUYER, " L'hygiène en France avant Pasteur ", in Claire SALOMON-BAYET (dir.), Pasteur et la révolution pastorienne, Paris, Payot, 1986, p. 83.
Soit un vétérinaire et trois chimistes-pharmacologues. Maurizio GRIBAUDI, Jacques MAGAUD, L'action publique dans les domaines sanitaires et social en France - 1800 à 1900, Convention de recherche MIRE-INED, Rapport final, 1996, p. 15.
Bernard-Pierre LECUYER, " L'hygiène en France... ", in Claire SALOMON-BAYET (dir.), op. cit., p. 83.
Ibid., p. 84.
Ibid.
Deux médecins font ainsi leur entrée au sein du conseil. Ann LA BERGE, op. cit., p. 118.
Bernard-Pierre LECUYER, " L'hygiène en France... ", in Claire SALOMON-BAYET (dir.), op. cit., p. 84.
Ibid. et Ann LA BERGE, op. cit., p. 118.
Pour une analyse plus détaillée des premiers conseils de salubrité locaux, voir en particulier, Ann LA BERGE, op. cit.,pp. 127-147. L'exposé qui suit emprunte largement à cet ouvrage. Voir aussi sur le conseil de salubrité du Rhône : Olivier FAURE, La médicalisation de la société..., op. cit.,p. 148. Sur le conseil de salubrité de Nantes et son insertion au sein de l'appareil administratif, Yannick LE MAREC, op. cit., pp. 124-140.
Ann LA BERGE, op. cit., p. 130.
Ibid., p. 131.
Ibid., pp. 132 et 136-140.
Ibid., p. 144.
Les intendances et commissions sanitaires ont pour mission " l'exécution des règlements, le maintien de l'ordre dans les lazarets et d'arrêter les dispositions qu'exige la santé publique dans les situations d'urgence ". Patrice BOURDELAIS, Jean-Yves RAULOT, op. cit.,p. 56.
Ibid., p. 179.
RTOSP, Tome II : Ordonnance royale du 10 avril 1832, p. 41.
Patrice BOURDELAIS, Jean-Yves RAULOT, op. cit., p. 183.
Ann LA BERGE, op. cit., p. 145.
Jacques LEONARD, La médecine entre les pouvoirs..., op. cit.,p. 150.
AMG, 5 I 4 : Préambule de l'arrêté municipal du 19 août 1835 qui institue à Grenoble un conseil de salubrité. Pour un aperçu de son fonctionnement, nous renvoyons à notre mémoire de fin d'études, L'organisation institutionnelle de l'hygiène publique à Grenoble dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le conseil d'hygiène publique et la commission des logements insalubres, Institut d'Etudes Politiques, Université Pierre Mendès-France Grenoble II, 1993, pp. 31-33.
AMG, 5 I 4 : Article 1 de l'arrêté du 19 août 1835.
Vital CHOMEL (dir.), Histoire de Grenoble, Toulouse, Privat, 1976, p. 256.
Par exemple, Buchez et Trélat deviennent respectivement président et vice-président de l'Assemblée constituante, Trélat ministre des travaux publics en mai-juin 1848. Bernard-Pierre LECUYER, Jean-Noël BIRABEN, " L'hygiène publique et la révolution pastorienne ", in Jacques DUPAQUIER (dir.), op. cit., p. 331.
AN, F 8 168 : Projet d'arrêté préparé par le Comité consultatif d'hygiène publique, 6 novembre 1848 et Rapport du ministre de l'Agriculture et du Commerce au Président du Conseil des Ministres, 18 décembre 1848.