b. Le décret du 18 décembre 1848 et la généralisation des expériences locales

Le décret du 18 décembre 1848 136 réorganise et généralise le système des conseils de salubrité locaux. Comme le département de la Loire-Inférieure l'avait déjà expérimenté, un double niveau d'institutions est établi : des conseils d'hygiène et de salubrité publiques sont installés dans les arrondissements, celui de l'arrondissement chef-lieu fonctionnant également comme conseil départemental. A ce titre, il s'occupe des questions concernant l'ensemble du département ou communes à plusieurs arrondissements et coordonne les travaux des conseils d'arrondissement en vue d'établir un rapport annuel à destination du ministère de l'Agriculture et du Commerce. Au niveau des cantons, des commission sanitaires peuvent être installées par le préfet.

Cette structure pyramidale révèle un souci d'uniformité que l'on retrouve dans la composition même des conseils, qui comprennent entre sept et quinze membres, déterminée par un arrêté ministériel du 15 février 1849.

Tableau n°1 : Composition des conseils d'hygiène et de salubrité publiques d'après l'arrêté ministériel du 15 février 1849

Nombre de membres
Médecins
(docteurs en médecine, chirurgiens et officiers de santé)

Pharmaciens ou chimistes

Vétérinaires
10 4 2 1
12 5 3 1
15 6 4 2

Source : ADI, 113 M 5 : Arrêté ministériel du 15 février 1849.

Les médecins, pharmaciens et vétérinaires dominent les conseils d'hygiène puisqu'ils y sont présents dans la proportion des trois quarts. Leur position d'experts est cependant tempérée par plusieurs éléments. Tout d'abord, l'arrêté prévoit que les autres membres seront choisis " soit parmi les notables agriculteurs, commerçants ou industriels, soit parmi les hommes qui, à raison de leurs fonctions ou de leurs travaux habituels, sont appelés à s'occuper des questions d'hygiène " 137 . Une circulaire ministérielle du 3 mai 1851 précise davantage la qualité de ces hommes : " maires, propriétaires, manufacturiers, ingénieurs, magistrats, agriculteurs, membres des conseils généraux, négociants, curés, juges de paix, administrateurs des hospices ou des bureaux de bienfaisance, conseillers municipaux, etc. " 138 . Certes, l'appel à des personnes "étrang(ères) aux sciences médicales " 139 , essentiellement des notables, pour peupler les différents organismes d'hygiène publique n'est pas une nouveauté : les intendances et les commissions sanitaires ainsi que certains conseils de salubrité étaient déjà constitués sur ce modèle 140 . Néanmoins, cette collaboration n'était pas toujours du goût des médecins, qui, " très conscients de leur supériorité ", n'appréciaient " guère de voir des profanes placés sur le même pied qu'eux " 141 .

Ensuite, les membres des conseils d'hygiène sont nommés par le préfet. Cette disposition, introduite par le Conseil d'Etat, est bien loin du projet présenté par le Comité consultatif d'hygiène publique, qui prévoyait, dans chaque arrondissement, l'élection des médecins, pharmaciens et vétérinaires par leurs pairs 142 . L'amendement fut vivement critiqué par les médecins : ces derniers voyaient notamment dans le principe de la nomination préfectorale " une source d'intrigues et une nouvelle cause de division pour le corps médical " 143 . Ils revendiquaient en outre leur compétence quasi-naturelle à choisir eux-mêmes leurs représentants. Plus largement, et au-delà des intérêts professionnels, ils remettaient en cause la centralisation instaurée autour du préfet et la disparition de toute autonomie locale 144 .

Le Conseil d'Etat ne s'était en effet pas seulement contenté de changer les modalités de nomination des membres des conseils d'hygiène, il avait également modifié les conditions de leur fonctionnement. Ainsi, les assemblées se voyaient retirer la faculté de se réunir de leur propre initiative et de décider des questions à étudier. Ces compétences reviennent désormais au préfet, qui, en sa qualité de président, convoque les conseils d'hygiène et fixe leur ordre du jour 145 . A cet effet, le décret de 1848 énumère toute une série de questions sur lesquelles les conseils d'hygiène peuvent être spécialement entendus. Il s'agit de :

‘"1° L'assainissement des localités et des habitations ;
2° La prévention et la lutte contre les maladies ;
3° La prévention et la lutte contre les épizooties ;
4° La propagation de la vaccine ;
5° L'organisation et la distribution de secours médicaux aux malades indigents ;
6° Les moyens d'améliorer les conditions sanitaires des populations industrielles et agricoles ;
7° La salubrité des ateliers, écoles, hôpitaux, maisons d'aliénés, casernes, arsenaux, établissements de bienfaisance, prisons, dépôts de mendicité, asiles ;
8° Les questions relative aux enfants trouvés ;
9° La qualité des aliments, boissons, condiments et médicaments livrés au commerce ;
10° L'amélioration des établissements d'eaux minérales appartenant à l'Etat, aux départements, aux communes et aux particuliers et les moyens d'en rendre l'usage accessible aux malades pauvres ;
11° Les demandes en autorisation, translation ou révocation des établissements dangereux, insalubres ou incommodes ;
12° Les grands travaux d'utilité publique : construction d'édifices, écoles, prisons, casernes, ports, canaux, urinoirs, fontaines, halls, établissements de marchés, routoirs, égouts, cimetières ... sous le rapport de l'hygiène publique" 146 . ’

Aussi important et varié que soit le contenu de cette liste, il ne représente en fait que les questions sur lesquelles le préfet peut consulter les conseils d'hygiène. " Dans aucun cas, précise le ministre de l'Agriculture et du Commerce, il n'y aurait obligation de prendre leur avis. C'est à l'administration qu'est laissé le soin d'apprécier les circonstances où elle devra recourir à leurs lumières " 147 . Le préfet est donc totalement libre de solliciter ou non les conseils d'hygiène et, bien sûr, n'est pas obligé de tenir compte de leurs avis. Là encore, le Conseil d'Etat avait sensiblement amendé le projet du Comité consultatif d'hygiène publique. Dans celui-ci en effet, la saisine des conseils d'hygiène était obligatoire pour tous les objets énumérés ci-dessus 148 .

Que reste-t-il alors aux conseils d'hygiène qui ne dépende pas a priori du bon vouloir du préfet ? Ce que leur réserve l'article 10 du décret de 1848 : " la réunion et la coordination des documents relatifs à la mortalité et à ses causes, à la topographie et à la statistique de l'arrondissement en ce qui concerne la salubrité publique" 149 . Un rapport du Comité consultatif d'hygiène publique 150 en précise les modalités. La mortalité doit ainsi être étudiée en fonction de l'âge, du sexe, de l'état civil et de la profession et les causes de décès doivent également figurer. La topographie " comprendrait un exposé sommaire, mais précis de la constitution géologique et hydrographique du sol, la situation géographique, la description succincte et l'exposition des lieux ; l'indication détaillée des causes d'insalubrité qui se rencontrent dans chaque localité, et des maladies endémiques qui en sont la conséquence ". Enfin, la statistique doit être complétée par " 1° un résumé des observations thermométriques et des phénomènes météorologiques ; 2° la distribution des habitants suivant la superficie, ou la population spécifique ; 3° un état faisant connaître la nature, le nombre, la situation et les conditions d'existence des établissements industriels ou manufacturiers, notamment de ceux qui sont réputés incommodes ou insalubres, ainsi que la nature des occupations, les moeurs et les habitudes les plus répandues parmi la population ; 4° enfin les provenances et le prix courant des subsistances, la consommation en céréales, viandes, denrées diverses etboissons fermentées ou autres".

Ce travail continu poursuit un double but. Il a tout d'abord un intérêt national en permettant la constitution d'un " répertoire complet de tous les documents relatifs à l'hygiène publique " 151 . Il a ensuite une utilité locale puisqu'il facilite le traitement des questions sur lesquelles les conseils d'hygiène peuvent être consultés. Les services que l'on attend des conseils d'hygiène permettent peut-être de mieux comprendre le renforcement de la prééminence préfectorale sur ces institutions. C'est en effet la première fois que le pouvoir central institue à l'échelle du territoire, et pour une si vaste mission, des organismes d'hygiène publique. Dans ces conditions, la centralisation instaurée par le Conseil d'Etat au profit du préfet, représentant du pouvoir central dans les départements, pouvait être perçue comme un gage d'efficacité. D'ailleurs, le décret de 1848 fut compris comme " un pas important vers la structuration, la centralisation et la coordination de l'action publique " 152 dans le domaine sanitaire.

Il reste que le décret de 1848 n'avait pas évoqué une question particulièrement importante : celle des ressources mises à la disposition des conseils d'hygiène. Sur ce point, le pouvoir central eut une attitude constante, s'en remettant à l'appréciation des autorités départementales. " J'ai lieu de croire, explique en 1849 le ministre de l'Agriculture et du Commerce, que presque partout les conseils généraux consentiront sans difficulté à subvenir aux frais d'ailleurs peu considérables, qu'entraînera le service des conseils d'hygiène" 153 . Deux ans plus tard, une nouvelle circulaire ministérielle se bornait à rappeler aux préfets la nécessité d'insister auprès des conseils généraux afin d'obtenir un crédit suffisant : " Il est des dépenses tout à fait urgentes que réclament notamment le matériel des séances, l'impression des principaux documents, et surtout les déplacements que peuvent exiger de la part des membres des conseils leurs attributions les plus impérieuses. Votre administration doit se mettre en mesure de faire face à ces frais, bien minimes en réalité, en égard à la gravité des intérêts qu'il s'agit de ne pas laisser en souffrance " 154 .

Si le décret de 1848 a été, dès sa promulgation, l'objet de critiques émanant du corps médical, il n'en marque pas moins une étape importante dans le processus d'institutionnalisation de l'hygiène publique. Sur l'intervention du pouvoir central, se constitue en effet un réseau de conseils sanitaires, chargés de surveiller l'hygiène publique locale et d'éclairer les autorités dans leurs différentes interventions en la matière. Dans le département de l'Isère, les conseils d'hygiène sont installés le 7 mai 1849 155 . Ils sont au nombre de quatre - un par arrondissement - et leur organisation est strictement conforme aux dispositions du décret de 1848. Nous reviendrons par la suite sur leur situation et leur fonctionnement sous la Troisième République. Pour l'heure, c'est encore l'oeuvre sanitaire de la Seconde République qui nous intéresse.

Notes
136.

Texte en annexe n°6.

137.

ADI, 113 M 5 : Article 2 de l'arrêté ministériel du 15 février 1849.

138.

ADI, 113 M 5 : Circulaire du ministre de l'Agriculture et du Commerce, 3 mai 1851.

139.

Ibid.

140.

Olivier FAURE, La médicalisation de la société..., op. cit., p. 154 et Patrice BOURDELAIS, Jean-Yves RAULOT, op. cit., p. 181.

141.

Olivier FAURE, La médicalisation de la société..., op. cit., p. 154. Voir aussi Yannick LE MAREC, op. cit., pp. 146-148, sur les rivalités entre le conseil de salubrité de Nantes, exclusivement constitué de membres issus des professions de santé, et l'intendance sanitaire à la composition plus diversifiée.

142.

AN, F 8 168 : Article 3 du projet d'arrêté préparé par le Comité consultatif d'hygiène publique, 6 novembre 1848.

143.

AN, F 8 169 : Protestation de l'Association générale des médecins du département de la Seine, 19 décembre 1848. Voir aussi, sous la même cote, la protestation non datée de la Société des médecins de Strasbourg.

144.

Maurizio GRIBAUDI, Jacques MAGAUD, op. cit., pp. 119-126.

145.

AN, F 8 168 : Articles 10, 15 et 16 du projet préparé par le Comité consultatif d'hygiène publique, 6 novembre 1848 et Rapport du ministre de l'Agriculture et du Commerce au Président du Conseil des Ministres, 18 décembre 1848. ADI, 113 M 5 : Articles 6 et 9 du décret du 18 décembre 1848.

146.

ADI, 113 M 5 : Article 9 du décret du 18 décembre 1848.

147.

AN, F 8 168 : Rapport du ministre de l'Agriculture et du Commerce au Président du Conseil des Ministres, 18 décembre 1848.

148.

C'est du moins l'interprétation vers laquelle on peut tendre. Le projet du Comité consultatif d'hygiène publique stipule en effet que les conseils d'hygiène " sont spécialement consultés par l'autorité et donnent leur avis dans tous les cas sur...". Commentant ce projet, le ministre de l'Agriculture et du Commerce précise que les conseils d'hygiène " auraient été nécessairement entendus sur...". En revanche, le décret du 18 décembre 1848 emploie la formule suivante : " Les conseils d'hygiène sont chargés de l'examen des questions relatives à l'hygiène publique (...) qui leur seront renvoyées par le préfet ou le sous-préfet. Ils peuvent être spécialement consultés sur les objets suivants (...) ". AN, F 8 168 : Article 16 du projet préparé par le Comité consultatif d'hygiène publique de France, 6 novembre 1848 et Rapport du ministre de l'Agriculture et du Commerce au Président du Conseil des Ministres, 18 décembre 1848. ADI, 113 M 5 : Article 9 du décret du 18 décembre 1848. C'est nous qui soulignons.

149.

ADI, 113 M 5 : Article 9 du décret du 18 décembre 1848.

150.

ADI, 113 M 5 : Comité consultatif d'hygiène publique, Instructions sur les attributions des conseils d'hygiène publique et de salubrité, envoyées au préfet de l'Isère le 29 juillet 1851. Les citations suivantes sont extraites de ce rapport.

151.

Ibid.

152.

Maurizio GRIBAUDI, Jacques MAGAUD, op. cit., p. 119.

153.

ADI, 113 M 4 : Circulaire du ministre de l'Agriculture et du Commerce, 3 avril 1849.

154.

ADI, 113 M 4 : Circulaire du ministre de l'Agriculture et du Commerce, 3 mai 1851.

155.

ADI, 113 M 5 : Arrêté préfectoral du 7 mai 1849 sur la formation de conseils d'hygiène dans les arrondissements de Grenoble, Saint-Marcellin, Vienne et La Tour-du-Pin.