Au lendemain de l'épidémie de choléra de 1832, un glissement s'opère dans les préoccupations hygiénistes.Les diverses enquêtes menées sur l'épidémie avaient montré qu'il existait une relation entre les ravages opérés par la maladie et les conditions de l'habitat. Comme l'explique Roger-Henri Guerrand : " Là où une population misérable s'est trouvée encombrée dans des logements sales, étroits, là aussi l'épidémie a multiplié ses victimes " 158 . Aussi, c'est désormais moins l'espace public que l'espace privé qui focalise l'attention 159 , et plus particulièrement le logement populaire urbain. Ce déplacement des préoccupations va de pair avec la découverte d'une nouvelle réalité sociale, celle d'un prolétariat industriel naissant, qui se différencie par bien des aspects des ouvriers de métiers. Sous la Monarchie de Juillet, fleurissent ainsi les enquêtes sociales, décrivant, dans un langage mêlant souvent misérabilisme, peur sociale et moralisation, mais parfois avec un sens réel de l'observation, les conditions de travail et de vie de cette population 160 . Si elles ont délibérément grossi le phénomène, essentiellement pour des raisons politiques 161 , elles n'en ont pas moins contribué à nourrir la réflexion sur la ville et la " question sociale " 162 .
Il faut néanmoins attendre la Seconde République pour que le problème des logements insalubres fasse l'objet de mesures précises. Dans " l'euphorie de la Révolution ", les projets d'amélioration de la condition ouvrière se multiplient et plusieurs " autorités sociales " s'intéressent en même temps au logement populaire 163 . Les pouvoirs publics prennent les premières mesures. En juillet 1848, un décret de l'Assemblée constituante exempte pendant dix ans de la contribution foncière et de celle des portes et fenêtres toutes les constructions entreprises avant le 1er janvier 1849 ; cinq mois plus tard, une ordonnance du préfet de police de Paris impose un cubage d'air minimum dans les chambres louées en garni et va jusqu'à en interdire la location en cas de non respect de cette disposition ; enfin, la salubrité des habitations est l'une des attributions privilégiées des conseils d'hygiène d'arrondissement 164 .
Mais l'on doit la loi du 13 avril 1850 au catholicisme social et plus particulièrement à l'action des vicomtes Armand et Anatole de Melun 165 . Le premier, administrateur de la Société Saint-Vincent de Paul, fonde en 1845 Les Annales de la Charité, revue mensuelle qui se préoccupe " des immenses questions que soulève l'exercice de la charité" et traite dès ses premiers numéros du problème des logements ouvriers. Le second, élu en mai 1849 député du Nord tandis que son frère jumeau conquérait l'Ille-et-Vilaine, est l'auteur de la proposition de loi, déposée le 11 juillet 1849 sur le bureau de l'Assemblée Législative, qui allait donner naissance à la loi relative à l'assainissement des logements insalubres. Il ne faut guère s'étonner du recours à la législation de la part de celui qui fut le père de la doctrine prônant l'intervention des élites pour améliorer la condition ouvrière. La conclusion s'imposait pratiquement d'elle-même: la charité privée se trouvait impuissante à triompher des " effroyables taudis " décrits avec force de détails par les observateurs sociaux. Dans un ouvrage intitulé De l'intervention de la Société pour prévenir et soulager la misère, publié en 1849, Armand de Melun affirmait d'ailleurs " le droit de l'Etat à intervenir dans le domaine du logement" 166 . L'intervention étatique était d'autant plus nécessaire qu'en 1849, le terrible choléra menaçait à nouveau le territoire et qu'avec lui, le souvenir des barricades de 1832 refaisait surface.
La loi du 13 avril 1850 permettait aux municipalités, désarmées face au caractère "inviolable et sacré "de la propriété privée 167 , de remédier à l'insalubrité des habitations mais, ce faisant, elle transférait la police sanitaire de l'habitation au conseil municipal 168 . C'est en effet celui-ci qui nomme une commission " chargée de rechercher et d'indiquer les mesures indispensables d'assainissement des logements et dépendances insalubres mis en location ou occupés par d'autres que le propriétaire, l'usufruitier ou l'usager " 169 . C'est également le conseil municipal qui statue sur le rapport de la commission et sa "délibération tient lieu de décision administrative" 170 , le maire n'ayant plus qu'à la notifier aux propriétaires intéressés. Ce transfert de compétences du maire au conseil municipal s'explique par la garantie que représente une instance élue face à la gravité des mesures à imposer 171 .
Pour épauler les conseils municipaux dans leur tâche d'assainissement des habitations, la loi du 13 avril 1850 avait prévu dans les communes des commissions consultatives et en avait défini l'organisation et les attributions. Présidées par le maire ou par son premier adjoint, elles comprennent entre cinq et neuf membres, renouvelés par tiers tous les deux ans, dont nécessairement un médecin, un architecte (ou " tout autre homme de l'art "), un membre du bureau de bienfaisance et du conseil des prud'hommes 172 . Les commissions sont chargées de visiter" les lieux signalés comme insalubres", d'en déterminer l'état d'insalubrité, d'indiquer " les causes et les moyens d'y remédier" et de désigner " les logements qui ne seraient pas susceptibles d'assainissement " 173 . La commission ne peut donc pas procéder d'office à la visite des habitations ; elle doit attendre qu'un logement insalubre lui ait été signalé par une plainte, par la rumeur publique ou par le magistrat de police 174 . Elle n'a pas plus de pouvoirs en aval de la procédure, si ce n'est peut-être celui de juger du bien-fondé de la plainte. Après la visite 175 , la commission rédige un rapport concluant en effet soit au rejet de la plainte, soit à la nécessité d'entreprendre les travaux d'assainissement qu'elle propose, soit à l'interdiction du logement à titre d'habitation. La décision appartient ensuite soit au maire, si la destruction de la cause d'insalubrité entre dans ses prérogatives, soit au conseil municipal dans le cas contraire. Le rapport de la commission est alors déposé au secrétariat de la mairie et les parties intéressées peuvent en prendre connaissance et produire leurs observations dans le délai d'un mois. A son expiration, le conseil municipal prend la décision, qui devient exécutoire sauf recours devant le conseil de préfecture.
Mais toute la procédure si minutieusement réglée par la loi de 1850 pouvait tout aussi bien être rendue caduque par l'inexistence des commissions des logements insalubres. " Dans toutes les communes où le conseil municipal l'aura déclaré nécessaire par une délibération spéciale, il nommera une commission...", précise l'article 1 de la loi. La création de commissions demeurait donc facultative car subordonnée à une décision du conseil municipal. En fait, si la loi de 1850 ouvrait une exception d'hygiène dans un principe général, elle ne s'appliquait qu'à une catégorie limitée d'habitation. Lui échappaient ainsi les logements occupés par les propriétaires eux-mêmes, les logements non signalés à la commission, voire l'ensemble des habitations si la commission n'était pas mise en place. La lenteur de la procédure, qui pouvait durer trois ans 176 voire davantage, et le manque de sévérité des sanctions, une amende de seize à cent francs qui incitait les propriétaires à se laisser condamner plutôt qu'à exécuter les travaux 177 , plaidaient en la faveur de ces derniers. Le député de la Lozère, Théophile Roussel, ne s'y était pas trompé, lui qui avertissait, lors de l'examen du projet de loi, les membres de l'Assemblée Législative en ces termes : " D'après la commission, les conseils municipaux sont libres d'exécuter la loi ou de ne pas l'exécuter. Pour que vous soyez assurés que l'amélioration que tout le monde admet comme nécessaire, indispensable, urgente, sera réalisée, il faut qu'un conseil municipal ait jugé utile, indispensable de s'en occuper, mais rien ne l'y forcera. Personne ne le saisira de cette question ; il est libre de faire ou de ne rien faire du tout. Avec une telle loi, Messieurs, que faites-vous ? Très certainement vous ne faites rien. Si vous ne donnez pas à la loi un caractère impératif, soyez (...) certains que personne ne saisira le conseil municipal de cette question et qu'elle ne sera même pas discutée. Tout le monde sait quelle est l'attitude des municipalités et avec la faculté de faire ou de ne rien faire, il y a plein de certitudes pour que rien ne sera fait " 178 .
La loi du 13 avril 1850 avait ainsi bien des imperfections, et c'est principalement son caractère facultatif que le député Roussel mettait en cause. Elle restait finalement conforme aux intentions de ses auteurs, " une loi d'humanité et de haute police sociale" 179 , destinée à remédier aux situations les plus criantes, dans un contexte de rétablissement de l'ordre. Malgré la prudence de ses dispositions, la loi de 1850 n'en marquait pas moins une importante avancée sur le plan des principes : le domicile privé était ainsi devenu un objet de législation et l'on permettait à l'autorité publique d'intervenir, au nom de l'hygiène publique, dans les rapports entre propriétaires et locataires. Sur le plan institutionnel, on peut également considérer que la loi de 1850 constitue une étape : pour la première fois, le pouvoir central se préoccupait de l'institutionnalisation de l'hygiène publique communale, en prescrivant la formation de commissions ainsi qu'en en réglant leur composition et leur mission. Mais dans ce domaine, l'avancée restait très limitée : la loi consacrait davantage la liberté des autorités locales puisqu'elle en laissait l'initiative aux conseils municipaux 180 .
Roger-Henri GUERRAND, op. cit., p. 32. Voir aussi, Alain CORBIN, Le miasme..., op. cit., pp. 180-181 et Florence BOURILLON, " Changer la ville. La question urbaine au milieu du 19e siècle ", Vingtième siècle, n°64, octobre-décembre 1999, p. 13.
Alain CORBIN, Le miasme..., op. cit., pp. 167-168 et 178-180.
Sur l'évolution du thème criminel dans les enquêtes sociales, voir Louis CHEVALIER, Classes laborieuses et Classes dangereuses, Paris, Hachette, Coll. Pluriel, 1984, pp. 246-259 et la synthèse d'Alain DEWERPE, Le monde du travail en France. 1800-1950, Paris, Armand Colin, 1989, pp. 87-91. Sur Villermé et ses méthodes d'enquête, Bernard-Pierre LECUYER, " L'hygiène en France... ", in Claire SALOMON-BAYET, op. cit., pp. 118-121.
Gérard NOIRIEL, Les ouvriers dans la société française..., op. cit., pp. 29-32.
Florence BOURILLON, Les villes en France au XIXe siècle, Paris, Ophrys, 1992, p. 90.
Roger-Henri GUERRAND, op. cit., p. 66 et 69.
Ibid., p. 66 et 68-69.
Ibid., pp. 63-65 Jeanne HUGUENEY, op. cit., p. 243. Le passage suivant reprend les grandes lignes de ces contributions. Pour plus de précisions sur la genèse de la loi de 1850 et sa construction parlementaire, voir Florence BOURILLON, " La loi du 13 avril 1850 ou lorsque la Seconde République invente le logement insalubre ", Revue d'histoire du XIXe siècle, n°20-21, 2000, pp. 118-131. L'auteur réinsère la question du logement insalubre dans les travaux de la commission d'assistance et de prévoyance de l'Assemblée législative, mise en place au mois de juillet 1849.
Roger-Henri GUERRAND, op. cit., p. 65.
Nous reprenons entre guillemets les termes de la Déclaration des droits de l'homme et du Citoyen du 26 août 1789. La loi des 16-24 août 1790 " donnait aux municipalités le droit de prescrire des mesures générales d'assainissement, mais ne permettait pas de pénétrer à l'intérieur du logement lorsqu'il était la source de l'insalubrité ". Roger-Henri GUERRAND, op. cit., p. 70.
Georges DUBARLE, Les projets de réglementation générale de l'hygiène , Thèse de doctorat de droit, Paris, Jouve et Boyer, 1899, p. 56.
ADI, 113 M 5 : Article 1 de la loi du 13 avril 1850. Le texte de cette loi figure en annexe n°7 de notre travail.
Georges DUBARLE, op. cit., p. 189.
Ibid., p. 186.
ADI, 113 M 5 : Article 2 de la loi du 13 avril 1850.
ADI, 113 M 5 : Article 3 de la loi du 13 avril 1850.
AMG, 5 I 12 : Rapport de la commission des logements insalubres de Grenoble pour l'année 1866. La commission dit reprendre les termes du rapporteur de la loi de 1850.
Notre commentaire de la loi du 13 avril 1850 s'appuie essentiellement sur Georges DUBARLE, op. cit., pp. 185-190.
L'exemple cité en 1892 par le député Langlet est particulièrement éloquent :
"Logements insalubres, commission de la ville de X...
Rapport de la commission, 18 novembre 1884
Mise en demeure de prendre communication, 20 février 1885
Délibération du conseil municipal, 14 octobre 1885
Notification de la délibération, 25 octobre 1885
Injonctions du maire, 6 septembre 1886
Notification de l'injonction, 9 septembre 1886
Dernières constatations avant poursuites, 11 mai 1887
Procès-verbal de contravention, 25 octobre 1887
Transmission au parquet, 1er juin 1887
Interrogatoire du propriétaire, 7 juin 1887
Renvoi du dossier au maire pour informer que le propriétaire consent à faire les travaux, 18 janvier 1887 "
Avant de conclure : " Rien n'a été fait".
Jean-Baptiste LANGLET, " Rapport fait au nom de la commission chargée d'examiner le projet de loi pour la protection de la santé publique ; les propositions de loi de M. Edouard Lockroy relatives : 1° à l'organisation des services de l'hygiène publique ; 2° à l'assainissement des logements insalubres, et la proposition de loi de MM. Siegfried, Labrousse et plusieurs de leurs collègues sur l'organisation de l'administration de la santé publique ", Journal Officiel, Documents parlementaires de la Chambre des députés, Annexe n°2334 au procès-verbal de la séance du 13 juillet 1892, 1893, p. 2176.
D'après le docteur Cordelet à la séance du Sénat du 4 février 1897. Cité par Lion MURARD et Patrick ZYLBERMAN, L'hygiène dans la République..., op. cit., p. 135.
Cité par Hippolyte MAZE, op. cit., p. 671.
D'après les termes d'Anatole de Melun. Cité par Roger-Henri GUERRAND, op. cit., p. 72.
François BURDEAU, Histoire de l'administration française..., op. cit., p. 146. Rappelons que depuis les lois du 16-24 août 1790, la salubrité publique relève des pouvoirs de police du maire.