a. L'arrêté préfectoral de 1879 : de nouvelles bases pour la vaccine

Etudiée dès le mois d'août 1877, la réforme du service de la vaccination trouve sa concrétisation dans l'arrêté préfectoral du 6 mars 1879 224 . Celui-ci donne au service une organisation durable, qui sera conservée lors des applications de la loi du 15 février 1902.

Le principal mérite de l'arrêté de 1879 est de redéfinir les rapports entre le département et les communes quant à la prise en charge de la vaccination et de la médecine gratuite. Les municipalités restent libres de bénéficier du système d'assistance médicale, moyennant une participation financière 225 et l'engagement de pourvoir aux besoins pharmaceutiques de leurs malades. Mais les médecins cantonaux sont à nouveau nommés par le préfet et le département prend en charge l'intégralité de leur rétribution. Celle-ci est désormais calculée au prorata de la population de chaque circonscription : elle s'élève à quatre centimes par habitant pour la médecine gratuite et à deux centimes par habitant pour la vaccination, portée à trois centimes lorsqu'il s'agit d'une commune de montagne 226 . Les obligations des vaccinateurs varient peu : elles consistent à effectuer deux tournées annuelles dans les communes de leur circonscription, - la première fois pour vacciner, la seconde fois pour constater les résultats -, à tenir les listes des sujets vaccinés et à prendre les mesures nécessaires pour enrayer les épidémies de petite vérole 227 .

Le système mis en place en 1879 n'introduit pas ainsi de changements radicaux par rapport à l'organisation de 1855 : la vaccination et la médecine gratuite restent confiés aux mains des mêmes titulaires et les communes sont libres d'adhérer ou non au service d'assistance médicale. Pourtant, il ne s'agit pas d'un simple retour au dispositif du Second Empire. Le département investit en effet davantage le champ de la vaccination et de la médecine gratuite, en assurant notamment la totalité de la rétribution des médecins cantonaux. Ce sont justement les modalités de cette dernière qui constituent une nouveauté : la rémunération au prorata disparaît et le système d'indemnité fixe est étendu à tous les vaccinateurs, qu'ils prodiguent ou non des soins aux indigents des communes de leur circonscription. L'arrêté de 1879 met ainsi fin au double système de rétribution des vaccinateurs qui dépendait de la participation des communes de leur circonscription à la médecine gratuite. En cela, il donne une organisation uniforme à la vaccination dans l'ensemble du département 228 .

Interpréter le passage de la rétribution au prorata des sujets vaccinés à celle effectuée au forfait par tête d'habitant se révèle être un exercice délicat. L'illusion chronologique voudrait y voir un signe de " bureaucratisation " de la médecine publique 229 . Si l'on prend le seul cas de la médecine gratuite, deux modèles d'organisation s'opposent en France : le modèle libéral landais, avec libre choix du médecin par le malade et rétribution du praticien à l'acte, et le modèle vosgien, plus interventionniste, qui repose sur le système des circonscriptions et la rémunération à l'abonnement 230 . Le cas de la médecine gratuite est pourtant difficilement transposable à la vaccination : le système du prorata est en effet utilisé à des fins statistiques, pour connaître le nombre des vaccinations opérées, et non parce qu'il serait plus proche de la pratique libérale de la rétribution à l'acte. Ce serait par ailleurs oublier l'ancienneté du système forfaitaire, première forme de rémunération des vaccinateurs de l'Isère et plus généralement des services de médecine publique urbains 231 .

En tout cas, l'indemnité fixe est plus favorable aux médecins cantonaux, même si, globalement, elle reste plutôt faible. A titre d'exemple, le docteur Tagnard, titulaire de la circonscription montagneuse du Valbonnais, recevrait en 1880 une indemnité de 238 francs pour la vaccination. Avec ses 190 sujets vaccinés, l'indemnité, calculée au prorata, se réduirait à 47 francs, auxquels il faudrait ajouter 50 francs de frais de déplacement 232 . L'évolution des crédits affectés à la vaccination témoigne en ce sens : le préfet estime la dépense entraînée par le système de 1879 à 10 668 francsalors que la somme inscrite antérieurement au budget était de 2 600 francs 233 . Ce système de rémunération a aussi pour conséquence d'éliminer, du moins officiellement, les sages-femmes des opérations vaccinales : en 1878, elles étaient en effet 72 à réclamer des indemnités de vaccination et représentaient ainsi plus de la moitié des vaccinateurs du département 234 . Avec la rétribution au forfait, elles peuvent plus difficilement prétendre à des dédommagements.

La mise en application des lois relatives à la protection du premier âge et à l'assistance médicale gratuite vont encore renforcer le système des médecins cantonaux, en élargissant notamment leurs tâches.

Si la loi Roussel est votée le 23 décembre 1874, les modalités concrètes de son application ne sont déterminées que deux ans plus tard, par le règlement d'administration publique du 23 février 1877 235 . Parmi ses agents d'exécution figurent les médecins-inspecteurs. Facultative dans l'esprit du législateur, car limitée aux départements dans lesquels la mortalité des enfants placés en nourrice était la plus flagrante, l'inspection médicale devient, dans le règlement de 1877, " un rouage d'usage plus général " étendu à quasiment l'ensemble du territoire 236 . Elle voit le jour, dans le département de l'Isère, avec l'arrêté préfectoral du 21 juillet 1880 et est confiée aux médecins cantonaux 237 . Leurs attributions s'élargissent ainsi à la protection du premier âge : visites mensuelles des nourrissons, visa du carnet des nourrices et tenue des bulletins d'observation 238 . Fixée au départ à huit francs par enfant visité, la rétribution des médecins-inspecteurs est portée l'année suivante à douze francs, à la suite à la circulaire ministérielle du 8 août 1881 239 .

L'application de la loi du 15 juillet 1893 relative à l'assistance médicale gratuite ne produit pas de grands changements quant à la situation des médecins cantonaux isérois. Le règlement voté le 26 août 1895 par le conseil général se contente d'étendre le service de médecine gratuite à l'ensemble des communes - celui-ci passant de facultatif à obligatoire -, le complète en rajoutant d'autres dispositions prévues par la loi - nouvelles modalités d'inscription sur les listes d'indigence, service spécial pour les femmes en couches et délimitation de circonscriptions hospitalières- et en modifie le financement suivant la nouvelle répartition entre les communes, le département et l'Etat 240 . Le système de la circonscription avec médecin unique et rémunération forfaitaire est donc conservé, comme dans une minorité de départements 241 .

Toutefois, sans pour autant évoluer vers une rétribution à la visite, et ce, malgré les réclamations du syndicat médical du Sud Est 242 , les indemnités des médecins cantonaux connaissent par la suite une légère modification. En augmentant le nombre des circonscriptions et des indigents, l'extension de la médecine gratuite à l'ensemble du département avait entraîné un surcroît de travail pour les médecins sans que leur rémunération ne connaisse une semblable évolution. Sensible à ce fait et sous la pression du syndicat médical du Sud Est, le conseil général décide d'augmenter les indemnités des médecins, mais en en modifiant le mode de calcul. A partir de 1898, les émoluments des médecins cantonaux sont calculés sur le nombre d'indigents inscrits et non plus sur le nombre d'habitants et en fonction de l'éloignement de leur domicile. Les communes sont divisées en quatre catégories auxquelles correspond une rétribution spécifique : un franc par indigent inscrit pour les communes situées à moins de trois kilomètres de la résidence du médecin, 1,30 francs pour les communes situées entre trois et six kilomètres, 1,60 francs pour les communes de plaine et de coteaux situées à plus de six kilomètres et deux francs pour les communes de montagne situées à plus de six kilomètres 243 . L'abonnement est donc conservé mais il est augmenté et son calcul modifié.

Moins qu'un bouleversement radical de l'organisation de la vaccination, l'arrêté de 1879 représente davantage une mise en ordre et en cohérence du service. Il marque le réengagement du département dans l'organisation et le financement du service et consacre l'attachement à l'administration d'un réseau de médecins - 62 en 1880 244 - chargés de la vaccination, de la médecine gratuite, puis de l'inspection des enfants du premier âge placés en nourrice, et plus généralement de la surveillance sanitaire. Le bon déroulement des opérations vaccinales ne dépend pas seulement de la manière dont sont gérés les vaccinateurs, il est également lié aux conditions d'approvisionnement en vaccin.

Notes
224.

ADI, PER 2437-30 : RAAP, Arrêté préfectoral relatif au service départemental de la vaccine et au service de l'assistance médicale gratuite, 6 mars 1879.

225.

Celle-ci s'élève à deux centimes par habitant. ADI, PER 56-45 : CG-RP, avril 1879.

226.

Ibid.

227.

ADI, PER 2437-30 : RAAP, Articles 7 à 13 de l'arrêté préfectoral du 6 mars 1879.

228.

Il faut toutefois en exclure les villes de Grenoble et Vienne qui possèdent leur propre service de vaccination.

229.

Selon Max Weber, les " appointements fixes en espèces " sont l'une des caractéristiques des fonctionnaires composant la bureaucratie, type d'administration associée à la domination légale. Mais il ajoute que " ces appointements sont avant tout gradués suivant le rang hiérarchique en même temps que suivant les responsabilités assumées, au demeurant suivant le principe de la " conformité au rang ", ce qui manque évidemment à nos médecins cantonaux. Max WEBER, Economie et société, Paris, Pocket, 1995 ( 1ère édition allemande : 1956), Tome 1, pp. 294-295.

230.

Pierre GUILLAUME, Le rôle social du médecin..., op. cit., p. 61.

231.

Olivier FAURE, Les Français et leur médecine..., op. cit., p. 127.

232.

Il ne s'agit là que d'une estimation réalisée d'après l'état des vaccinations pratiquées en 1880 (ADI 115 M 5), et suivant les conditions de rétribution indiquées dans l'arrêté de 1879, comparées avec celles en vigueur en 1872. Nous n'avons pas retrouvé de listes des indemnités vaccinales ultérieures à 1878.

233.

ADI, PER 56-41 : CG-PVD, 27 décembre 1877 et PER 56-45 : CG-RP, avril 1879.

234.

ADI, 115 M 5 : Etat des vaccinations pratiquées pendant l'année 1878 dans les communes donnant droit à rétribution.

235.

Catherine ROLLET-ECHALIER, op. cit., pp. 133-134.

236.

Ibid., p. 326.

237.

C'est ce que montre la confrontation des circonscriptions vaccinales et des circonscriptions de l'inspection du premier âge ainsi que de leur titulaire. ADI, PER 2437-30 : RAAP, Arrêté préfectoral du 6 mars 1879. Liste des médecins cantonaux et de leur circonscription et PER 2437-31 : RAAP, Arrêté préfectoral du 23 décembre 1880. Liste des inspecteurs du premier âge et de leur circonscription. Voir aussi, ADI, PER 2437-34 : RAAP, Circulaire préfectorale relative à la vaccination, à la médecine gratuite et à la protection du premier âge, 30 décembre 1887.

238.

Tâches définies par le règlement de 1877. Catherine ROLLET-ECHALIER,op. cit., p. 326.

239.

ADI, PER 2437-31 : RAAP, Arrêté préfectoral relatif à l'organisation de l'inspection médicale des enfants du premier âge, 23 décembre 1880 ; PER 56-51 : CG-PVD, 3 septembre 1881 et Catherine ROLLET-ECHALIER, op. cit., p. 334.

240.

ADI, PER 56-79 : CG-RP, août 1895 et CG-PVD, 26 août 1895.

241.

Olivier FAURE note que, dès 1896, le principe du libre choix des médecins par les patients l'emporte dans la majorité des départements, la rétribution à la visite connaissant la même évolution. Olivier FAURE, Les Français et leur médecine..., op. cit., p. 174 et 177-178.

242.

ADI, PER 56-81 : CG-RP, août 1896.

243.

ADI, PER 56-85 : CG-RP, août 1898 et CG-PVD, 23 août 1898.

244.

ADI, PER 2437-30 : RAAP, Arrêté préfectoral du 6 mars 1879. Liste des médecins cantonaux et de leur circonscription et PER 2437-31 : RAAP, Arrêté préfectoral du 23 décembre 1880. Liste des inspecteurs du premier âge et de leur circonscription.