2. La création du service départemental de désinfection

La désinfection, qui a pour but de détruire les germes pathogènes ou de les rendre inoffensifs, est une pratique ancienne : elle participait déjà de la lutte contre l'air vicié au XVIIIe siècle 278 . Les découvertes de Pasteur ainsi que l'évolution des techniques et des procédés 279 la font définitivement reconnaître comme moyen de lutte contre la propagation des maladies contagieuses. A partir des années 1880, la désinfection entre dans une phase d'exploitation industrielle, avec des constructeurs comme Geneste et Herscher, et d'organisation administrative 280 .

C'est précisément à la suite des offres commerciales de la maison Geneste et Herscher que le conseil général de l'Isère est appelé, en 1891, à se prononcer sur la question de l'acquisition d'une étuve à désinfection 281 . Toutefois, l'assemblée départementale ajourne par trois fois sa décision devant le montant de la dépense à engager 282 et la désinfection n'est véritablement organisée qu'en 1896. Ce n'était pourtant pas faute de tentatives de pression. Ainsi, le 16 avril 1894, le conseil municipal de Grenoble émettait le voeu que le conseil général vote les crédits nécessaires à l'acquisition d'une étuve et organise un service de désinfection 283 . La municipalité possédait elle-même un tel service depuis 1888 284 et elle craignait que ses efforts ne soient rendus vains par l'arrivée en ville de personnes atteintes ou ayant été en contact avec des maladies contagieuses. Le 10 juillet 1894, c'était au tour du directeur du bureau d'hygiène de Grenoble de vanter au préfet, taux de mortalité à l'appui, les mérites de la désinfection et de réclamer l'achat d'une étuve par le conseil général 285 . Ajoutons à cela les offres, plus mercantiles, de l'entreprise Geneste et Herscher, renouvelées le 24 mars 1894 286 .

La situation se débloque alors partiellement. En 1894, le préfet propose au conseil général de demander auprès du ministère de l'Agriculture une subvention sur les fonds du pari mutuel et, anticipant une réponse positive, d'inscrire d'ores et déjà au budget un crédit de 1 000 francs pour l'entretien d'une équipe de deux hommes 287 . Si la première proposition du préfet reçoit l'aval du conseil général, ce dernier se montre beaucoup moins empressé vis-à-vis de la seconde : dépense non urgente, déclare-t-il 288 . La subvention ministérielle est accordée en novembre 1894 à la condition que " les appareils qui devront être mis gratuitement à la disposition des communes du département (soient) installés dans de bonnes conditions et que les mesures nécessaires (aient) été prises pour en assurer le fonctionnement régulier " 289 . Le problème de la dépense de l'étuve mobile étant résolu, il reste à satisfaire à la condition du ministre, ce qui va prendre encore deux années.

Trois solutions 290 sont alors envisagées par le département : confier le service à l'administration des hospices de Grenoble, à l'asile d'aliénés Saint-Robert ou enfin au service vicinal départemental. La préférence alla d'abord à l'hôpital de Grenoble : l'année 1895 est consacrée à des pourparlers entre la commission administrative des hospices et l'architecte départemental 291 . La commission s'engageait à assurer le service de la désinfection moyennant un crédit de 500 francs francs destiné à couvrir les frais d'installation de l'étuve, une subvention annuelle de 2 000 francs pour le traitement et l'entretien du personnel et le remboursement par le département des frais de transport et de l'achat de désinfectants 292 . Les conditions posées par l'asile Saint-Robert étaient financièrement plus intéressantes, mais c'est finalement la solution vicinale, " plus pratique et (...) plus avantageu(se) " qui a été retenue 293 . Elle fait de la désinfection un service départemental.

Le règlement du service de la désinfection 294 est pris par le préfet le 9 septembre 1896. Le service est confié aux agents-voyers cantonaux mais son organisation est plus complexe car elle associe les maires des communes, les médecins des épidémies et une entreprise de roulage.

Le préfet est au centre du dispositif : il reçoit les demandes de désinfection émanant des communes, des établissements publics et privés ou des particuliers et il donne l'ordre d'utiliser l'étuve, qui se trouve la plupart du temps à Grenoble. Le transport de l'appareil est effectué soit par chemin de fer, soit par voie terrestre, par l'intermédiaire d'un entrepreneur du roulage. Dans le premier cas, l'entrepreneur achemine l'étuve du lieu de remisage à la gare de Grenoble, il la remet au chef de gare et veille à son départ immédiat. A son arrivée, l'étuve est réceptionnée par un agent du service vicinal et il appartient au maire de la commune concernée de la conduire au lieu où la désinfection doit être opérée. La procédure d'acheminement par la route est plus simple puisque l'entrepreneur se charge de transporter l'étuve du lieu de remisage de Grenoble au lieu de la désinfection.

L'opération de désinfection peut alors commencer : elle est pratiquée par un mécanicien et un aide-désinfecteur. La rémunération est comptée à la journée et fixée à cinq francs pour un mécanicien appartenant à l'administration, portée à dix francs si celui-ci est étranger à l'administration, et à trois francs cinquante pour l'aide-désinfecteur. A l'issue de l'opération, le maire dresse un procès-verbal indiquant les conditions dans lesquelles celle-ci s'est déroulée, tandis que l'agent-voyer cantonal s'occupe des états de frais. L'étuve est alors remisée au dépôt désigné par l'agent-voyer cantonal qui pourvoit à son nettoyage et entretien. Le maire est ensuite tenu de la faire transporter, par les moyens qu'il souhaite, soit au dépôt de Grenoble, soit sur un autre point contaminé du département.

On ne peut que constater la lourdeur de la procédure : l'efficacité de la désinfection dépend avant tout de la rapidité de son exécution. Le règlement de 1896 spécifie bien qu'il ne doit pas s'écouler plus de trois heures entre la notification à l'entrepreneur de l'ordre préfectoral et la mise en route de la machine 295 . C'est peu si l'on songe au poids de l'étuve - plus de deux tonnes 296 - et aux contraintes topographiques du département, couvert pour moitié de plateaux et de montagnes.

La direction effective du service de désinfection reste par ailleurs floue. L'article 1 du règlement précise que l'étuve est mise à la disposition des communes, établissements publics et privés et des particuliers, " sous la direction ou la surveillance de l'agent-voyer cantonal délégué à cet effet " 297 . Plus loin, l'article 12 indique que " dans chaque arrondissement, le service de la désinfection est confié au médecin des épidémies, lequel concurremment avec l'autorité municipale et le service vicinal, veillera à la stricte observation des dispositions du présent règlement " 298 . Le règlement ne détaille pas davantage le rôle du médecin des épidémies ; il est toutefois permis de supposer que ce dernier surveille les opérations, mais certainement pas dans toutes les communes. Enfin, dans l'esprit du rapporteur du projet au conseil général, le service est confié aux agents-voyers, " sous le contrôle du médecin des épidémies, dans chaque arrondissement, et de l'autorité municipale" 299 . Le service est ainsi partagé entre trois têtes : les agents-voyers du service vicinal, les médecin des épidémies et les maires, ce qui ne doit guère simplifier la procédure.

En comparaison, le financement du service de la désinfection apparaît beaucoup plus simple. Le département prend à sa charge la moitié des dépenses, le reste étant supporté par les utilisateurs, communes, établissements et particuliers 300 . Un crédit de 2 000 francs est ainsi inscrit au budget du département et les recettes sont estimées à 1 000 francs 301 . Le système de recouvrement est centralisé : le département fait l'avance des frais qui sont ensuite notifiés aux intéressés. Chaque année, le préfet présente au conseil général l'état des dépenses occasionnées par le service 302 .

Devant le manque de documentation, il est très difficile d'imaginer comment fonctionne réellement le service de désinfection et d'apprécier son efficacité. Toujours est-il que le service est réorganisé en 1901, sur proposition du médecin des épidémies de l'arrondissement de Grenoble. Les raisons invoquées sont les carences du service. L'étuve ne permet que la désinfection du linge et objet et non des locaux ; par ailleurs, elle ne peut être " mobilisée dans toute l'étendue du département, sans de grandes dépenses, pour lesquelles le crédit de 2 000 francs inscrit à notre budget serait insuffisant " 303 . L'emploi du conditionnel en dit long sur la manière dont est utilisée l'étuve dans le département : elle ne semble en couvrir qu'une partie, à moins qu'elle ne rouille dans les lieux de remisage vicinaux. Le médecin des épidémies propose d'adopter le système de la désinfection au formol au moyen d'un pulvérisateur, suivant l'offre du pharmacien grenoblois Déchosal. Cette proposition est adoptée pour une année, à titre d'essai : les tarifs de la désinfection sont fixés selon le volume de la pièce (6,50 francs pour 100 mètres cubes) ou à la journée (15 francs), le transport ferroviaire est compté à raison de 15 centimes par kilomètre et le transport terrestre à raison de 25 centimes 304 . Les dépenses continuent d'être supportées pour moitié par le département et les utilisateurs et la désinfection à l'étuve " fonctionne " concurremment 305 .

Complément du dispositif de lutte contre les épidémies, la désinfection est organisée par le département de l'Isère bien avant que la loi du 15 février 1902 ne le lui impose. Toutefois, l'on peut émettre quelques doutes sur son efficacité et la réalité de son fonctionnement. En 1908, au moment de l'application des dispositions législatives sur la désinfection, le service semble bien oublié des autorités du département. Le préfet et le conseil général ne font aucune allusion à l'expérience des années 1890 et n'évoquent même pas l'étuve Geneste et Herscher en leur possession. Le conseil départemental d'hygiène rejette même la solution préconisée par le ministère de l'Intérieur de confier la désinfection au service vicinal comme dans le Doubs, et cela pour des raisons de principe 306 plutôt qu'au nom d'une expérience malheureuse. La désinfection à l'étuve, qui constituait un progrès, tant dans la lutte contre les épidémies que pour une organisation progressive d'une administration de santé publique, semble tomber en désuétude. Est-ce à cause d'un manque d'empressement du service vicinal ? Les contraintes techniques et la procédure se sont-elles avérées trop pesantes ? L'évolution vers la désinfection privée montre en tout cas un désengagement de l'administration départementale dans la prise en charge des opérations.

Entre 1879 et 1896, le système de défense épidémique du département de l'Isère a connu d'importantes évolutions. Le service des médecins cantonaux a été réorganisé, la vaccine animale a remplacé la vaccine humaine et un service de désinfection a été installé. Si ces initiatives n'ont pas toutes rencontré dans les faits le succès espéré, elles n'en ont pas moins marqué un plus fort investissement du département dans le combat sanitaire. Celui-ci est tout-à-fait visible au niveau financier puisque les actions entreprises ont entraîné une multiplication par cinq des crédits affectés à l'hygiène publique. Pourtant, les transformations du dispositif de protection sanitaire isérois se situent davantage sur le plan quantitatif que qualitatif. A la différence du département des Vosges ou du Nord, voire du Calvados, les autorités iséroises n'ont pas poussé plus loin la réflexion sur l'autonomisation éventuelle, au sein de l'administration locale, d'un secteur spécifique de gestion des questions d'hygiène et de santé publiques doté d'un personnel particulier. La protection sanitaire est éclatée entre divers intervenants, pour qui elle ne demeure qu'une tâche parmi d'autres et n'occupe certainement pas la priorité dans la hiérarchie de leurs préoccupations. Le département de l'Isère ne manquait pourtant pas d'hommes aptes à fédérer les différentes initiatives.

Notes
278.

Alain CORBIN, Le miasme..., op. cit., pp. 120-123.

279.

Jacques LEONARD, Archives du corps..., op. cit., p.82.

280.

Sur ce point, Olivier FAURE, Les Français et leur médecine..., op. cit., p. 255.

281.

AMG, 5 I 5/1 : Conseil général de l'Isère, séance du 25 août 1894. Nous avons reproduit en annexe n°9 deux modèles d'étuves proposés par l'établissement Geneste et Herscher en 1893.

282.

Ibid. La dépense était évaluée à 7 000 francs.

283.

AMG, 5 I 5/1 : Conseil municipal de Grenoble, séance du 16 avril 1894.

284.

Cf. infra, pp. 115-116.

285.

AMG, 5 I 5/1 : Rapport du préfet de l'Isère au conseil général, août 1894.

286.

Ibid.

287.

Ibid.

288.

AMG, 5 I 5/1 : Conseil général de l'Isère, séance du 25 août 1894.

289.

AMG, 5 I 5/1 : Lettre du cabinet du ministre de l'Agriculture au préfet de l'Isère, 30 novembre 1894.

290.

ADI, PER 56-81 : CG/RP, août 1896. Il existe en fait une quatrième proposition émanant de la ville de Vienne. Nous en avons retrouvé trace dans le registre des délibérations du conseil municipal de cette ville, mais le conseil général n'en fait pas mention.

291.

AMG, 5 I 5/1 : Commission administrative des hospices de Grenoble, séances du 9 janvier et du 7 mars 1895 ; Lettre du maire de Grenoble au préfet de l'Isère, 31 janvier 1895 et réponse du préfet, 11 février 1895.

292.

ADI, PER 56-81 : CG/RP, août 1896.

293.

ADI, PER 56-81 : CG/PVD, séance du 19 août 1896.

294.

ADI, PER 2437-38 : RAAP, Règlement du service départemental de la désinfection, 9 septembre 1896. Nous reprenons dans les deux paragraphes suivants les principales dispositions de ce règlement.

295.

Ibid., article 10.

296.

Cf. Annexe n°9.

297.

ADI, PER 2437-38 : RAAP, Article 1 du règlement du service départemental de la désinfection, 9 septembre 1896.

298.

Ibid., article 12.

299.

ADI, PER 56-81 : CG/PVD, séance du 19 août 1896.

300.

ADI, PER 2437-38 : RAAP, Article 4 du règlement du service départemental de la désinfection, 9 septembre 1896.

301.

ADI, PER 56-81 : CG/PVD, séance du 19 août 1896.

302.

ADI, PER 2437-38 : RAAP, Articles 5 et 6 du règlement du service départemental de la désinfection, 9 septembre 1896.

303.

ADI, PER 56-91 : CG/RP, août 1901.

304.

ADI, PER 2437-40 : RAAP, Arrêté préfectoral du 31 août 1901.

305.

Ibid et circulaire préfectorale du 1° septembre 1901.

306.

"A l'unanimité de ses membres, la commission a refusé de reconnaître aux cantonniers les qualités nécessaires pour exécuter une désinfection efficace ". ADI, PER 56-104 : CG/PVD, avril 1908. Extrait de la séance du conseil d'hygiène départemental du 27 mars 1908.