3. Des notabilités locales distinguées

Elites des corps savants, les membres des conseils d'hygiène de l'Isère se caractérisent également par leur insertion au sein de la bonne société locale. Les alliances matrimoniales, telles celle de l'ingénieur Rivoire-Vicat avec la fille d'un important industriel de la cimenterie ou celle du docteur Strauss avec la fille du maire de Saint-Marcellin 381 , en constituent une première illustration. Mais nous avons surtout repéré le phénomène d'intégration aux élites locales à travers quelques "indices réputationnels" 382 . On peut considérer comme l'un d'entre eux l'exercice de responsabilités administratives ou l'appartenance à des commissions officielles, administratives ou consultatives. Environ 29 % des membres des conseils d'hygiène de l'Isère sont dans ce cas. La fonction la plus fréquemment rencontrée est celle de délégué cantonal, qui consiste à inspecter les locaux et le matériel des écoles primaires publiques et privées ainsi que la tenue des élèves 383 . Elle concerne une dizaine de membres des conseils d'hygiène, médecins pour la plupart, mais aussi pharmacien, maire ou conducteur des ponts et chaussées. Viennent ensuite les fonctions d'administrateurs d'établissements publics : cinq membres des conseils d'hygiène siègent ainsi dans les commissions administratives d'hôpitaux, de collèges ou de prisons. L'appartenance à des institutions consultatives est, quant à elle, l'apanage exclusif des membres du conseil d'hygiène de Grenoble. Cinq d'entre eux font ainsi partie de la commission des logements insalubres de Grenoble tandis que cinq autres siègent au comité départemental de la protection des enfants du premier âge, au conseil des bâtiments civils ou au comité des bâtiments scolaires. Signalons enfin l'exercice de responsabilités ponctuelles liées à l'organisation de manifestations culturelles, telles la présidence des fêtes du centenaire de la Révolution française ou le secrétariat du comité départemental de l'Exposition universelle de 1889, dont furent respectivement investis l'architecte Riondel et l'ingénieur des mines Henri Kuss 384 .

La participation à des sociétés savantes ou à des associations, ici non professionnelles, est une autre caractéristique des membres des conseils d'hygiène. Près de 31 % d'entre eux cultivent ce genre de sociabilité typique des bourgeoisies urbaines 385 . Les sociétés, associations ou oeuvres auxquelles ils appartiennent sont très diversifiées. Si les membres des conseils d'hygiène des arrondissements de Vienne, La Tour-du-Pin et Saint-Marcellin s'investissent souvent dans des oeuvres péri-scolaires, telles les sociétés du Sou des écoles laïques, on trouve également d'autres sociétés ou associations. Le docteur Domeck assume ainsi la présidence de la Société philharmonique de Crémieu tandis que le docteur Strauss est membre du Touring-club 386 . L'agent-voyer Joseph Moreau appartient au conseil d'administration du Cercle choral de Vienne tandis que le docteur Fontanel préside une section de vétérans, la société de secours mutuel des sapeurs pompiers et les courses de l'Isère 387 . Les membres du conseil d'hygiène départemental participent davantage à des sociétés d'érudition. Deux d'entre eux appartiennent au cercle encore très fermé de l'Académie delphinale tandis que quatre autres lui préfèrent sa concurrente, la Société de statistique, des sciences naturelles et des arts industriels 388 . Mais l'investissement dans des oeuvres sportives ou sociales existe également. Le géologue Charles Lory, membre de la Société de statistique, est aussi le président de la section iséroise du Club alpin français 389 . Le docteur Berthollet fonde la première Société de gymnastique de l'Isère, puis la Fédération des sociétés de gymnastique du Dauphiné et de la Savoie dont il assume la présidence 390 . Le pharmacien Claude Verne s'investit dans les institutions de bienfaisance et tient le secrétariat de la Société pour l'extinction de la mendicité ainsi que celui de la Société du patronage des vieillards 391 .

Au-delà de ces diverses sociétés, oeuvres et associations, une dizaine de membres des conseils d'hygiène - médecins, vétérinaires et professeurs d'agriculture - ont pour préoccupation commune le développement de l'agriculture. Celle-ci se manifeste de diverses manières et en premier lieu par l'exercice même de l'activité. Quelques membres possèdent en effet des terres, de surface plus ou moins grande, qu'ils exploitent, relayant ou expérimentant de nouvelles techniques. Le docteur Gauthier, membre du conseil d'hygiène de La Tour-du-Pin, a ainsi obtenu, pour ses cultures, plusieurs récompenses dans les concours agricoles régionaux 392 . Il en est de même du vétérinaire Félix Jourdan, le créateur de l'Institut vaccinogène, que son dossier de candidature à la légion d'honneur présente comme viticulteur 393 . Mais celui qui s'illustre le plus sur ce plan est sans conteste César Bevière, vétérinaire départemental et directeur des abattoirs de Grenoble 394 . Fondateur d'une station d'élevage à Villard-de-Lans, il fut le créateur d'une nouvelle race bovine, particulièrement recherchée pour les travaux agricoles et la boucherie.

D'autres membres des conseils d'hygiène, ou les mêmes, manifestent leur intérêt pour la question agricole par leur participation à des jurys de concours régionaux et nationaux, ainsi qu'à des sociétés et syndicats d'agriculture. Parmi eux, se trouvent d'abord les professeurs départementaux ou spéciaux d'agriculture. François Rouault est l'un des administrateurs de la Société d'agriculture de Grenoble et de la Société d'élevage de Villard-de-Lans tandis que son collègue de la Tour-du-Pin fonde la Société d'élevage de cet arrondissement 395 . Mais les médecins s'investissent également dans ce secteur. Citons parmi eux, l'aliéniste Dufour, président du Conseil départemental de l'Agriculture, fondateur de la société d'élevage et du syndicat agricole des cantons de la Mure, Corps et du Valbonnais 396 .

Le docteur Dufour fait d'ailleurs partie de ces personnalités des conseils d'hygiène, qui signent leur appartenance aux élites par l'exercice d'un ou plusieurs mandats politiques. A cet égard, sa carrière est particulièrement exemplaire puisqu'il obtient un fauteuil de député en 1898, après avoir été élu conseiller général de La Mure et maire de la Motte d'Aveillans 397 . De même envergure furent les carrières de Camille Jouffray, maire de Vienne, et du docteur Couturier, qui obtinrent tous deux un siège de sénateur 398 . Les autres membres des conseils d'hygiène, au nombre de 18, s'illustrent par l'exercice de mandats locaux. On compte ainsi huit conseillers municipaux, neuf maires et un conseiller général. La grande majorité d'entre eux sont des médecins : ils gèrent surtout des communes chef-lieux de cantons, à l'image du docteur Girard, maire du Bourg d'Oisans, mais on trouve également cinq conseillers municipaux de Grenoble et l'un des maires de cette ville qui cumula pendant six ans poste au conseil d'hygiène départemental et fauteuil mayoral.

Tous ces élus, ainsi que quelques autres membres sur lesquels nous avons pu recueillir des informations d'ordre politique, apparaissent comme de " bons républicains", aux opinions plus ou moins avancées. Pour autant, il existe quelques exceptions. Un médecin, membre du conseil d'hygiène de Saint-Marcellin depuis 1881, est décrit en 1898 par le sous-préfet de l'arrondissement comme l'" un des chefs les plus militants du parti réactionnaire et clérical " 399 . " Il est à la tête de tous les mouvements, de toutes les réunions organisées en vue de paralyser l'action de ceux qui, au contraire, sont dévoués au gouvernement de la République ", précise le sous-préfet. Si les opinions politiques de ce praticien lui coûtèrent un poste de médecin cantonal cette même année, elles ne l'empêchèrent pas de siéger au conseil d'hygiène jusqu'en 1901.

L'obtention d'une distinction honorifique est une autre manifestation de la reconnaissance publique et au moins 30 % des membres des conseils d'hygiène peuvent s'en prévaloir. Le ruban le plus porté est celui des palmes académiques et 16 membres en sont décorés. Vient ensuite la légion d'honneur, accordée à 10 membres, puis le mérite agricole créé en 1881. Pour autant que l'on puisse en juger, le cumul des distinctions est peu fréquent puisqu'il concerne seulement sept membres. Ces derniers ont reçu le plus souvent les palmes académiques et la légion d'honneur, parfois aux plus hauts grades. Le physicien-chimiste Raoult est, par exemple, officier de l'instruction publique et commandeur de la légion d'honneur 400 . Son presque homonyme François Rouault, professeur départemental d'agriculture, n'a rien à lui envier : s'il ne fut pas élevé au grade suprême de la légion d'honneur, il fut néanmoins promu officier de l'instruction publique et commandeur du mérite agricole 401 . A notre connaissance, il est le seul membre des conseils d'hygiène à cumuler les trois ordres de distinctions.

Au terme de cette étude, le portrait du membre de conseil d'hygiène qui se dégage est celui d'un savant ou d'un technicien reconnu, doublé d'une notabilité. Dans les institutions iséroises, ils sont environ la moitié à cumuler ces deux ensembles de caractéristiques. Un tel portrait n'a rien d'étonnant. Jacques Léonard explique en effet que les préfets et sous-préfets choisissent pour conseillers médicaux " des praticiens réputés, déjà couronnés par la confiance publique " 402 . La remarque vaut, nous l'avons vu, pour d'autres professions, pharmaciens, vétérinaires, ingénieurs et enseignants. Etre nommé au conseil d'hygiène n'en comporte pas moins certains avantages : c'est tout d'abord une nouvelle ou simplement une insertion dans les affaires publiques locales, c'est aussi un marqueur de proximité avec l'autorité préfectorale. Et il n'est guère hasardeux de penser que la participation aux conseils d'hygiène apporte un surcroît de notabilité.

Dans le département de l'Isère, les années 1880-1890 apparaissent comme une période d'intenses transformations du dispositif de protection sanitaire. Le service de la vaccination est réorganisé, un service de désinfection est installé et l'on assiste à un renouvellement progressif des membres des conseils d'hygiène, qui va dans le sens d'un renforcement de l'expertise scientifique et technique.

Pourtant, malgré l'importance indéniable des initiatives entreprises, celles-ci demeurent incomplètes et dispersées. Les institutions d'hygiène et de santé publiques apparaissent en effet comme autant de pièces juxtaposées les unes à côté des autres, sans vraiment de liens entre elles. Le choix de la pérennisation des cadres de gestion définis dans la première moitié du XIXe siècle est en partie responsable de l'éparpillement de ce dispositif. Les institutions sanitaires ne trouvent pas des interlocuteurs spécifiques au sein des administrations. L'organisation des services de la préfecture en témoigne : en 1881, les conseils d'hygiène ressortaient de la deuxième division tandis que les services des épidémies et de la vaccine étaient rattachés à la troisième division. La réunion de cet ensemble d'attributions dans une même division en 1895 est de courte durée. L'année suivante en effet, les épidémies sont transférées à la deuxième division. Et si le service est réintégré en 1897 dans la troisième division, au bureau de l'assistance publique, il repart, l'année suivante, avec les conseils d'hygiène et la désinfection dans la première division 403 .

Dans ces conditions, il apparaissait difficile de faire émerger un pôle sanitaire au sein de l'administration. A l'image du département des Vosges, les conseils d'hygiène auraient peut-être pu jouer ce rôle fédérateur. Ils ne manquaient en effet pas d'hommes, et en particulier de médecins investis de fonctions publiques hygiénistes, pour superviser les différents services. Mais l'éclatement des bureaux de la préfecture et le manque de vitalité relatif des conseils isérois 404 rendaient difficile l'amorce d'un tel processus. Celui-ci fut en revanche largement enclenché au niveau municipal, et plus précisément dans la ville de Grenoble.

Notes
381.

ADI, 1 S 2/18 : Marc Rivoire-Vicat. Lettre du préfet de la Savoie au préfet de l'Isère, 19 novembre 1896 et ADI, 28 M 3 : Eugène Strauss. Lettre du sous-préfet de Saint-Marcellin au préfet de l'Isère, 17 octobre 1907.

382.

Sur cette notion et son utilisation en histoire, Bruno DUMONS, Gilles POLLET, Pierre-Yves SAUNIER, Les élites municipales sous la IIIe République. Des villes du Sud-Est de la France, Paris, CNRS Editions, 1997, p. 109 et 171-189.

383.

Patricia Marianne THIVEND, L'école et la ville. Lyon, 1870-1914, Thèse de doctorat d'histoire contemporaine, Université Lumière-Lyon II, 1997, p. 85.

384.

ADI, 28 M 1 : Etat des services d'Hector Riondel, proposé pour la médaille de l'Instruction publique, 1888 et ADI, 23 M 18 : Etat des services d'Henri Kuss, proposé pour la légion d'honneur, 1889.

385.

Bruno DUMONS, Gilles POLLET, Pierre-Yves SAUNIER, op. cit., p. 172.

386.

ADI, 28 M 2 : Etat des services du docteur Domeck, proposé pour les palmes académiques, sans date et Dictionnaire biographique..., op. cit., p. 945.

387.

ADI, 28 M 4 : Etat des services de l'agent-voyer d'arrondissement Moreau, proposé pour les palmes académiques, sans date et Dictionnaire biographique..., op. cit., p. 436.

388.

Sur ces deux sociétés savantes, J. DE CROZALS, " Le mouvement intellectuel à Grenoble " in Grenoble et le Dauphiné, Grenoble, Gratier et Rey, 1902-1904, pp. 94-106 et Jean-Guy DAIGLE, La culture en partage. Grenoble et son élite au milieu du XIXe siècle, Grenoble, PUG, 1977, pp. 138-157.

389.

Wilfrid KILIAN, op. cit., p. 290.

390.

Dictionnaire biographique..., op. cit., p. 147.

391.

Ibid., p. 994 et L'illustration dauphinoise, 9 décembre 1888.

392.

ADI, 29 M 28 : Etat des services du docteur Gauthier, proposé pour le mérite agricole, 1897.

393.

ADI, 23 M 17 : Etat des services de Félix Jourdan, proposé pour la légion d'honneur, 1913.

394.

ADI, 23 M 11 : Etat des services de César Bévière, proposé pour la légion d'honneur, sans date.

395.

ADI, 3 M 3 : Fiche signalétique de François Rouault, professeur départemental d'agriculture et ADI, 29 M 29 : Etat des services d'Etienne Grand, proposé pour le mérite agricole, 1903-1904.

396.

Dictionnaire biographique..., op. cit., p. 365.

397.

Ibid.

398.

Ibid., p. 308. Sur Camille Jouffray, voir la fiche biographique établie par Guillaume Marrel dans Les sénateurs-maires de l'Isère sous la Troisième République. Notabilité locale et représentation nationale (1870-1914), Mémoire de DEA, Institut d'Etudes Politiques de Grenoble, 1996, pp. 185-188.

399.

ADI, 40 X 20 : Lettre du sous-préfet de Saint-Marcellin au préfet de l'Isère, 23 juillet 1898.

400.

Dictionnaire biographique..., op. cit., p. 828.

401.

ADI, 29 M 40 : Etat des services de François Rouault, proposé pour le mérite agricole, 1907-1908.

402.

Jacques LEONARD, La vie quotidienne du médecin..., op. cit., p. 129.

403.

ADI, 1 M 48 : Arrêtés préfectoraux relatifs à la réorganisation des bureaux de la préfecture, 23 avril 1881, 7 mars 1895, 25 septembre 1896 et 23 février 1897. Annuaires du département de l'Isère et de la ville de Grenoble..., 1899-1904.

404.

On trouvera un exposé du fonctionnement des conseils d'hygiène de l'Isère dans le chapitre IV de notre travail.