Après les écoliers, les préoccupations de la municipalité grenobloise se tournent vers les tout-petits avec l'installation, le 30 novembre 1883, d'une crèche municipale - dite " nursery " - et la création d'un emploi de médecin-inspecteur attaché à cet établissement 436 . Cette initiative s'inscrit, avec la question de la fondation d'un orphelinat laïque et d'un dispensaire pour enfants malades, dans la cadre plus général de " la construction d'une autonomie municipale en matière de secours publics " 437 .
L'idée d'un lieu qui accueillerait les petits enfants des familles ouvrières, avant leur entrée en salle d'asile, n'est pas nouvelle à Grenoble. La question avait en effet été posée à la municipalité Vendre dès 1867, lorsque la Supérieure des religieuses gardes-malades proposait d'établir une crèche dans le quartier de la nouvelle ville et sollicitait pour cela une subvention de la ville 438 . La crèche ouvre le 17 janvier 1870 puis ferme ses portes quelques mois plus tard en raison de la guerre et du changement de régime 439 . La préoccupation ne disparaît pas pour autant et les deux municipalités successives, l'une républicaine, l'autre conservatrice 440 , font preuve en ce domaine d'une remarquable continuité. Il est vrai que si la crèche des Soeurs gardes-malades présentait la plupart des caractéristiques que Firmin Mirbeau avait formulées trois décennies plus tôt - oeuvre privée placée sous le patronage des autorités ecclésiastiques, gérée par une comité de dames patronnesses et " investie d'un projet social et éducatif conforme à la vision bourgeoise et catholique de la vie familiale et à la place des différentes classes sociales dans la société globale " 441 -, il existait aussi d'importante différences. Ainsi, un certificat de mariage n'était pas exigé pour y admettre les enfants alors que Firmin Mirbeau et les gestionnaires de crèches en général restaient relativement fermes sur ce principe 442 . Il faut également souligner qu'une subvention municipale venait compléter les ressources privées de la crèche grenobloise.
Ces particularités expliquent peut-être la volonté de la nouvelle municipalité républicaine de poursuivre l'oeuvre impériale suivant les mêmes principes. Le 22 mars 1872, le maire proposait à la trésorière de l'Oeuvre des crèches de reconstituer l'ancien comité des dames charitables 443 . Son successeur conservateur s'inscrit dans la même lignée lorsqu'il déclare le 21 septembre 1874 : " Dans ma pensée, l'oeuvre des crèches doit être l'objet de la charité privée et l'administration ne doit intervenir que pour encourager et subventionner au besoin l'entreprise " 444 . Plus loin, il évoque les difficultés à réorganiser la crèche : le local - ironie du sort ? - est devenu une école laïque tandis qu'il existerait de fortes réticences de la part des Soeurs gardes-malades à s'investir à nouveau dans la garde de la petite enfance 445 . Pourtant, une proposition de 1875, émanant du conseiller radical Marquian, révèle une autre conception de la gestion des crèches, sans qu'il soit possible de déterminer si elle préfigure l'enjeu politique que deviendront ces établissements dans les années 1890-1895 autour de la laïcité 446 . Le conseiller municipal suggère en effet de créer des crèches dans les quatre salles d'asile de la ville, d'en confier la direction à un comité de dames patronnesses et surtout de faire directement rétribuer les gardiennes par la ville. Le personnel congréganiste disparaîtrait donc au profit d'un personnel municipal, même si celui-ci n'exercerait que des fonctions de gardiennage. Si ce n'est pas le signe d'une volonté de laïciser une oeuvre catholique - la proposition de Marquian pouvant très bien résulter de la réticence, réelle ou supposée, des religieuses gardes-malades -, c'est au moins celui d'un investissement plus fort de la ville dans ce mode de garde de la petite enfance. La proposition de Marquian n'aboutit pas et la création de la nursery municipale en 1883 apparaît fort incidente.
La création de la nursery ne fait en effet suite à aucun voeu particulier, ni de la part du maire, ni de la part d'un conseiller municipal, comme c'est le cas habituellement. Elle ne semble même pas constituer au départ un élément de la politique de l'enfance menée par Edouard Rey. Elle résulte directement de l'ajournement par le conseil municipal de deux projets : l'établissement d'un orphelinat laïque et d'un dispensaire pour enfants malades 447 .
La question de la nursery apparaît pour la première fois dans le rapport de la commission extra-municipale mise en place en 1881 pour étudier l'organisation d'un orphelinat laïque et d'un dispensaire pour enfants malades sur le modèle de celui du Havre 448 . Le rapport, intitulé La protection de l'enfance à Grenoble et rédigé par Félix Leborgne 449 , est en fait une étude beaucoup plus large qui recense les différentes institutions municipales et privées préoccupées de la prise en charge de l'enfance indigente ou abandonnée. S'intéressant aux salles d'asile grenobloises, il pose la question de la garde des enfants n'ayant pas encore atteint l'âge de deux ans et propose d'établir une crèche dans le quartier populaire Berriat 450 . Sur les deux projets initiaux, les conclusions du rapporteur vont dans le sens opposé des volontés du maire : celui-ci s'était prononcé en faveur d'un " orphelinat fermé " dans lequel le dispensaire serait installé ; Leborgne préfère l'établissement du dispensaire à l'hôpital-hospice et retient la formule d'un " orphelinat ouvert ", à savoir le placement d'enfants pauvres dans des familles d'agriculteurs à la campagne 451 .
Le rapport n'est pas formellement discuté par le conseil municipal. Néanmoins, celui-ci inscrit au budget de 1882 les sommes proposées par Leborgne pour le fonctionnement du dispensaire et de l'orphelinat, ce qui, comme le fait remarquer Didier Renard, revient implicitement à ratifier ses conclusions 452 . La question de l'orphelinat, du dispensaire et des crèches est ensuite soumise à la commission supérieure de l'assistance publique, créée par la municipalité grenobloise en février 1882 453 . Les deux premiers projets n'aboutissent pas : la commission refuse l'installation du dispensaire à l'hôpital et ajourne la création d'un orphelinat fermé. Elle décide d'employer les fonds inscrits dans le budget de 1882 au placement d'enfants pauvres à la campagne et à la création de crèches 454 . C'est l'acte de naissance de la nursery du cours Berriat qui ouvrira ses portes le 17 décembre 1883 455 . Au départ, la municipalité souhaitait un orphelinat laïque et un dispensaire pour enfants malades ; elle se retrouve à l'arrivée avec une crèche et une oeuvre de placement des enfants pauvres à la campagne, d'ailleurs ajournée lors de la réunion du conseil municipal du 30 mai 1882 456 . La nursery est finalement la seule entreprise réalisée alors qu'elle n'entrait pas dans les projets initiaux de la municipalité.
Pour plutôt hasardeuse qu'elle soit, la création de la nursery n'en demeure pas moins un élément important de la politique de " contrôle municipal sur le secteur en voie d'édification de l'assistance publique " 457 , affirmée dès 1878 et systématisée par Edouard Rey à partir de 1881. En témoigne son statut : institution municipale et laïque, la nursery de 1883 n'a guère de points communs avec son homologue de 1870 et ses caractéristiques en font davantage un service municipal qu'une oeuvre.
L'engagement financier de la ville est tout d'abord important : ne trouvant guère de bâtiment approprié à l'installation de cet établissement, la municipalité a financé la construction du local sur un de ses terrains et l'acquisition du mobilier 458 . Ensuite, la nursery émarge régulièrement au budget de l'assistance avec un crédit de fonctionnement de 6 000 francs 459 . Sur cette somme sont notamment prélevés les traitements de la directrice, des gardiennes et du médecin-inspecteur. Les dépenses de la nursery ne sont nullement compensées ni par le produit des inscriptions, puisque celles-ci sont gratuites, ni par celui de la fondation des berceaux. Ce système, qui permet à une personne de dénommer un berceau moyennant une somme fixée à 50 francs, est le seul indice qui permettrait de traiter la nursery comme une oeuvre et non comme un service municipal. Cependant, les sommes recueillies par ce mode de souscription sont très limitées : le maximum est atteint en 1884 avec 2 100 francs, ensuite les versements annuels varient entre 250 et 300 francs pour s'espacer à partir de 1890 et tourner autour de 100 francs 460 . L'élément déterminant plaidant en faveur du service municipal vient de l'absence de comité de dames patronnesses : la question avait été posée dès l'origine et le sera régulièrement pendant plusieurs années, mais ce comité ne verra jamais le jour et la direction restera municipale 461 . Le plus intéressant est que ce choix s'est effectué au nom de l'hygiène.
La nursery de Grenoble est en effet un lieu où l'hygiène est non seulement revendiquée mais présente. Le terme de " nursery : lieu où sont soignés les enfants" 462 a d'ailleurs été préféré à celui de crèche, qui fait davantage référence à un mode de garde. Son organisation, tant matérielle que réglementaire, avait été confiée au docteur Gallois 463 , professeur adjoint au cours départemental d'accouchement et futur membre du conseil d'hygiène. Les préoccupations hygiéniques 464 se vérifient d'abord dans l'aménagement des locaux : composé de deux bâtiments, d'annexes (une salle de jeux, une buanderie et deux hangars couverts) et de deux jardins, l'ensemble est décrit par le médecin-inspecteur comme bien aéré, bien chauffé et suffisamment pourvu en eau. A l'intérieur des bâtiments, les espaces sont répartis suivant les différents usages - salle de réception, cuisine, lavabos, lingerie, logement de la directrice, petite salle de jeux et dortoir- et strictement cloisonnés. Ensuite, il y a les soins de propreté : les pièces sont lavées deux fois par semaine à grande eau et arrosées quotidiennement de liquide antiseptique. Dès leur arrivée, les enfants sont lavés, bien que le règlement spécifie que "les enfants seront apportés à la nursery en état convenable de propreté " 465 et que la directrice puisse refuser les enfants malpropres, puis habillés de vêtements propres appartenant à la nursery. Enfin, les soins médicaux ne sont pas négligés. Un médecin, le docteur Gallois, est spécialement attaché à la nursery et reçoit une indemnité de 500 francs. Il est chargé de visiter régulièrement l'établissement, d'examiner les enfants et de prescrire les mesures hygiéniques nécessaires que la directrice se doit d'exécuter. Il vérifie en outre l'état des enfants avant leur admission, refuse les petits malades et les autorise à revenir après leur guérison 466 .
Ce souci de l'hygiène, affirmé dans le préambule du règlement 467 et reconnu par l'inspecteur général des services administratifs Henri Napias 468 , explique, selon le docteur Gallois, l'absence d'un comité de dames patronnesses au profit d'une direction municipale : " Veut-on obtenir la fréquentation d'une crèche par un grand nombre d'enfants, veut-on un succès comme nombre de journées ; veut-on des dames charitables, il faut des dames patronnesses. Veut-on au contraire se borner à faire de la crèche une sorte d'école d'hygiène pour la population ouvrière, il y a peut-être avantage à conserver une certaine unité de direction à peu près incompatible avec l'existence d'un comité. Il me semble qu'un comité a bien plutôt sa raison d'être dans une crèche livrée à ses propres ressources que dans un établissement municipal régulièrement inscrit au budget de la ville pour une dépense déterminée " 469 . Bien plus qu'un mode de garde, la nursery de Grenoble est donc une sorte d'école d'hygiène infantile, ce qui justifie son statut de service municipal.
La mise en place d'une inspection médicale des écoles et de la nursery témoignent des préoccupations de la municipalité d'Edouard Rey en faveur de l'hygiène de l'enfance.
Sa logique d'intervention dans ce domaine reste pourtant similaire à celle du département pour la vaccination : ces administrations emploient des médecins pour des tâches particulières, sans que s'autonomisent des secteurs chargés spécifiquement de l'hygiène et de la santé publiques. Le système de la délégation sera également conservé lorsqu'il s'agira de mettre en place les services d'analyses des denrées alimentaires et de désinfection.
AMG, 5 Q 18 : Arrêté municipal relatif à la création de la nursery municipale, 30 novembre 1883.
Didier RENARD, Rapport intermédiaire. Compte-rendu du terrain historique, Contrat PIR-VILLES : " Contractualisation, conception des rapports sociaux et apprentissage du politique. Dimension cognitive et dimension politique de l'évolution des formes de la négociation pour les acteurs de terrains. Comparaison trans-historique, fin XIX°-fin XX° siècles, Grenoble, CERAT-IEP, septembre 1994, p. 55.
AMG, 5 Q 18 : Conseil municipal de Grenoble, séances des 27 et 28 décembre 1867 et lettre de la Supérieure des soeurs gardes-malades au maire de Grenoble, 20 novembre 1868.
AMG, 5 Q 18 : Avis de création d'une crèche à Grenoble, 12 janvier 1870 et lettre du maire de Grenoble au préfet de l'Isère, 8 avril 1872. Le maire explique que le local qui abritait la crèche a été transformé en ambulance et que les " évènements politiques ont amené la désorganisation " du comité des dames charitables.
Pierre BARRAL, op. cit., p. 472.
Catherine ROLLET-ECHALIER, op. cit., pp. 88-90 et 532-533.
Ibid., pp. 88-89 et AMG, 5 Q 18 : Avis de création d'une crèche à Grenoble, 12 janvier 1870. Plus grande tolérance ou reconnaissance d'une nécessité ? Il faut rappeler en tout cas que la ville de Grenoble, siège d'une importante garnison, connaît au XIXe siècle un fort taux de naissances illégitimes.
AMG, 5 Q 18 : Lettres du maire de Grenoble à la trésorière de l'Oeuvre des crèches et au préfet de l'Isère, 22 mars et 8 avril 1872.
AMG, 5 Q 18 : Lettre du maire de Grenoble au préfet de l'Isère, 21 septembre 1874.
Ibid. Les mêmes difficultés avaient déjà été évoquées par son prédécesseur dans son courrier au préfet de l'Isère du 8 avril 1872.
Catherine ROLLET-ECHALIER, op. cit., p. 531.
Didier RENARD, Rapport intermédiaire..., op. cit., p. 57.
Ibid., pp. 55-56.
AMG, 5 Q 18 : La protection de l'enfance à Grenoble. Notes de M. Félix Leborgne lues par l'auteur à la séance de la Commission de l'Orphelinat du 2 août 1881, Grenoble, G. Dupont, 1881, 31 p. Sur Félix Leborgne, conseiller municipal républicain lié aux milieux catholiques, voir Didier RENARD, Rapport intermédiaire..., op. cit., p. 46.
AMG, 5 Q 18 : La protection de l'enfance à Grenoble..., op. cit., pp. 13-14 et 30.
Didier RENARD, Rapport intermédiaire..., op. cit., pp. 55-57.
Ibid., p. 57.
Sur les interprétations à donner à la création de cette commission, ibid., pp. 58-59.
Ibid., pp. 59-60.
AMG, 5 Q 18 : Arrêté municipal relatif à la création de la nursery municipale, 30 novembre 1883.
AMG, RDCM : Conseil municipal de Grenoble, séance du 30 mai 1882.
Didier RENARD, Rapport intermédiaire..., op. cit., pp. 53-54.
AMG, RDCM : Conseil municipal de Grenoble, séances du 1er septembre 1882 et du 14 août 1883.
5 400 francs à partir de 1886. AMG, Budgets de la ville de Grenoble, exercices 1884-1890.
AMG, 390 W 184 : Nursery municipale. Fondateurs de berceaux, 1883-1923.
Ernest GALLOIS, Hygiène de la première enfance. La nursery municipale. Description, fonctionnement, statistique, Grenoble, F. Allier, 1888, p. 5 ; AMG, 5 Q 18 : Conseil municipal, 1898 ; Rapports sur la nursery présentés par le docteur Berthollet pour les années 1894 à 1902 ; Rapport sur l'asile Gerin de Corenc et la nursery par Auguste Rey, chef du service de l'assistance publique, 15 septembre 1898 et rapports pour les années 1900 à 1911.
AMG, 5 Q 18 : Article 1 de l'arrêté municipal du 30 novembre 1883 relatif à la création de la nursery.
AMG, 5 Q 18 : Rapport du docteur Gallois sur l'organisation d'une crèche municipale au cours Berriat, août 1883.
Ernest GALLOIS, op. cit., pp. 1-4 et 7.
AMG, 5 Q 18 : Arrêté municipal du 30 novembre 1883 relatif à la création de la nursery municipale.
Ibid. et Ernest GALLOIS, op. cit., pp. 6-7.
" Considérant que cette création a pour but de venir en aide aux mères des familles laborieuses en assurant à leurs enfants, pendant la journée de travail, les soins du premier âge ; Considérant que ces soins, tout en laissant l'allaitement à la charge des mères, peuvent contribuer, sous la direction d'un médecin, choisi à cet effet, à vulgariser et propager les habitudes de l'hygiène et de propreté indispensables et, par suite, à diminuer la mortalité croissante des jeunes enfants ". AMG, 5 Q 18 : Préambule de l'arrêté municipal du 30 novembre 1883.
Lorsqu'il présente son plaidoyer en faveur des crèches devant la Société de médecine publique et d'hygiène professionnelle le 22 juillet 1891, l'inspecteur général Henri Napias, cite comme les meilleures crèches de l'époque celle de Sainte-Marguerite à Paris, le Pouponnat de Guise et la nursery municipale de Grenoble. Catherine ROLLET-ECHALIER,op. cit., p. 219.
Ernest GALLOIS, op. cit., p. 6.