2. La création du laboratoire municipal d'analyses alimentaires

La création du laboratoire municipal d'analyses en 1887 illustre l'utilisation, par la municipalité grenobloise, de structures existantes pour investir un nouveau champ de compétences, celui de l'hygiène alimentaire.

Il s'agissait à l'origine de lutter contre la falsification des denrées livrées à la consommation, dans le contexte d'un retentissant procès mené à Lyon contre des marchands de vin du Midi 470 . Contre cette perpétuelle menace, le rempart le plus efficace résidait dans la possibilité donnée au public, " la plupart du temps désarmé en face de ces fraudeurs" 471 , de faire analyser chimiquement les aliments livrés à sa consommation. C'est ainsi qu'en 1881 puis en 1886, l'infatigable Marquian déposait devant le conseil municipal un voeu relatif à la création d'un laboratoire municipal d'analyses au nom de la protection des consommateurs 472 . La proposition fut d'autant mieux acceptée que la ville possédait déjà une structure dont l'adaptation à un tel usage ne semblait guère problématique. Il existait en effet à l'école Vaucanson, établissement d'enseignement professionnel 473 , un laboratoire de chimie destiné aux travaux pratiques des élèves, auquel il suffisait d'apporter de légers aménagements 474 .

Aussitôt, Joseph Tramard, professeur de manipulation à l'école Vaucanson, est dépêché à Lyon afin d'y étudier le fonctionnement du laboratoire d'analyses. Les résultats de sa visite, ainsi que divers renseignements en provenance de Paris, Saint-Etienne et Marseille, sont consignés dans deux rapports, qu'il adresse au maire de Grenoble en 1886 475 . Pourtant, lorsque l'on compare l'organisation du laboratoire grenoblois, ouvert à partir du 15 avril 1887, et du laboratoire lyonnais, datant du 1er juin 1883, celle-ci s'avère sensiblement différente. Autant l'établissement lyonnais constitue un véritable service, largement engagé dans la voie de la " bureaucratisation ", autant celui de Grenoble révèle une forme intermédiaire d'intervention publique, comparable au service départemental de la désinfection.

Le laboratoire municipal de Lyon 476 emploie en effet huit personnes : un directeur, un sous-directeur, un préparateur de chimie, quatre inspecteurs-experts et un garçon de service. Le directeur, chimiste de formation, est recruté sur concours et son traitement annuel s'élève à 5 000 francs. Le chimiste sous-directeur et le préparateur perçoivent chacun une rémunération annuelle de 2 400 francs. A Grenoble au contraire, la direction du laboratoire municipal est confiée au professeur de manipulation de l'école Vaucanson, qui conserve ses cours et reçoit un supplément de traitement de 700 francs 477 . Elle ne représente donc pas comme à Lyon une fonction à part entière pour celui qui l'exerce. L'indemnité accordée à Joseph Tramard est d'ailleurs très loin des prétentions initiales du professeur. Celui-ci avait en effet réclamé une rétribution de 1 500 francs, arguant de l'importance et des contraintes liées à sa nouvelle fonction 478 . Le temps consacré aux analyses lui interdit, de fait, de se livrer à d'autres travaux rémunérateurs et lui supprime la quasi-totalité de ses vacances, le laboratoire restant ouvert pendant ce temps. La direction du laboratoire lui donne également des responsabilités nouvelles puisque les falsifications découvertes sont susceptibles d'entraîner des procès en correctionnelle.

La seconde et dernière personne composant le personnel du laboratoire grenoblois est un préparateur de chimie, adjoint au directeur. Il s'agit de Chaumat, préparateur de physique et de chimie à l'école Vaucanson et dont le supplément de traitement s'élève à 300 francs 479 . On peut également signaler la collaboration bénévole du concierge de l'école, chargé tous les matins de la réception des échantillons apportés par le public, et considérée comme le moyen d'éviter le " service d'un employé spécial" 480 . Au total, l'installation du laboratoire aura coûté à la municipalité grenobloise la modeste somme de 2 600 francs, à laquelle il faut ajouter 1 400 francs de frais annuels de fonctionnement 481 .

Le laboratoire municipal de Grenoble a une double mission. C'est d'abord un service payant mis à la disposition du public, qui peut y faire analyser les denrées qu'il consomme. Deux types d'analyses sont proposés : les analyses qualitatives, qui déterminent la qualité de la substance analysée, et les analyses quantitatives, qui portent "sur les éléments composant la substance". Le tarif des premières est fixé à cinquante centimes par analyse, porté à un franc pour les personnes étrangères à la commune, tandis que celui des secondes varie de deux à dix francs suivant les dosages 482 .

La seconde mission du laboratoire est une mission de prévention collective et non plus seulement individuelle. Il s'agit de procéder à une vérification régulière des denrées mises en vente, de saisir puis d'envoyer à l'analyse les produits suspects, détériorés ou altérés, en vue d'éventuelles poursuites judiciaires. Pour cela, un service d'inspection des denrées et boissons est nécessaire. A Lyon, quatre inspecteurs-experts, choisis pour leurs " connaissances en dégustation ou en chimie " sont chargés spécifiquement de cette tâche, pour laquelle ils perçoivent un traitement allant de 1 800 à 2 000 francs suivant leur classe 483 . Sans aller aussi loin dans la structuration d'un tel service, Joseph Tramard avait néanmoins proposé l'organisation d'une inspection des denrées alimentaires.

Ainsi, dans son premier rapport du 26 mai 1886, il projetait de déléguer l'inspection à un agent de police 484 . Son second rapport du 7 octobre 1886 485 se faisait beaucoup plus précis sur la question. Les agents de police, cette fois au nombre de deux, étaient explicitement attachés au service du laboratoire, en qualité d'experts-inspecteurs ; ils étaient chargés de l'inspection des marchés, des gares de marchandises et des commerçants, selon un programme très complet. Celui-ci dépassait la simple inspection de produits vendus sur les marchés, dans les débits de boissons, les épiceries, les boulangeries-pâtisseries, les confiseries et même les bazars, au profit d'une vérification générale de l'hygiène des lieux. C'est ainsi que les inspecteurs pouvaient pénétrer dans les restaurants, vérifier les " ustensiles de cuisine, la teneur en plomb de l'étamage" et détecter la présence - interdite - de vases en zinc. Ils devaient également inspecter les pompes à bière dans les débits de boissons, examiner l'état des " appareils renfermant du pétrole" dans les épiceries, " la nature du bois de chauffage" dans les boulangeries et pâtisseries ou les papiers enveloppant les confiseries. Il y avait donc un réel souci de s'attaquer à toutes les causes d'altération des denrées et non de vérifier simplement la fraîcheur des produits ou de déceler des actions intentionnellement malveillantes.

La grande ambition de Tramard est loin d'être réalisée. Le rapport de la commission des finances sur l'organisation du laboratoire municipal, discuté lors de la séance du conseil municipal du 11 février 1887, évoquait ce point par un laconique : " Un service d'inspection publique sera organisé par les soins de la municipalité " 486 . En fait, le service d'inspection se résumera aux prélèvements effectués par la police dans le cadre traditionnel de la police des marchés. Selon le directeur du laboratoire, " ces prélèvements ne peuvent constituer un service d'inspection des denrées alimentaires " 487 : ils sont en effet trop peu nombreux 488 et, parfois, impropres à l'analyse.

Ces insuffisances sont l'occasion pour Tramard de plaider encore une fois en faveur d'un service spécial d'inspection, placé sous son autorité. Cependant l'organisation et la tâche qu'il lui prête dans son rapport pour l'exercice 1897 sont beaucoup plus modestes qu'en 1886. Ainsi, " un agent assermenté serait chargé de prélever les échantillons à analyser dans les gares, sur les marchés ou chez les négociants. Il n'agirait que sur les indications du directeur du laboratoire, c'est à dire qu'il prélèverait les échantillons qui lui seraient indiqués à des jours et heures désignés. Il importe en effet que le service d'inspection des denrées alimentaires ne trouble pas le service ordinaire du laboratoire municipal ; d'ailleurs le directeur du laboratoire, par les analyses des échantillons déposés par le public, peut seul savoir quels produits doivent être suspectés. Cet agent n'aurait pas besoin de connaissances spéciales ; il ne devrait jamais choisir les échantillons à prélever " 489 . Malgré les réclamations successives du directeur du laboratoire et bien que la question ait été évoquée à trois reprises au conseil municipal 490 , l'inspection des denrées alimentaires ne sera jamais véritablement organisée 491 .

L'action menée par la municipalité grenobloise en faveur de l'hygiène alimentaire présente un double visage. La création du laboratoire est tout à l'honneur de l'autorité municipale, qui rejoint ainsi les rares villes à avoir mis en place ce type d'établissement 492 . Elle répond aussi manifestement à un besoin de la population, comme en témoignent les quelques mille analyses effectuées par le laboratoire dans ses premières années de fonctionnement 493 . En revanche, l'absence d'un véritable service d'inspection des denrées alimentaires est cruellement ressentie par le directeur du laboratoire. De ce fait ou de ce non-fait, nous n'avons aucune explication. La logique d'intervention de la municipalité grenobloise, celle qui consiste à greffer un nouveau service sur une structure déjà affectée à un autre usage, a peut-être ici montré ses limites.

Notes
470.

AMG, 5 I 1 : Conseil municipal de Grenoble, séances du 16 février 1886 et du 11 février 1887.

471.

AMG, 5 I 1 : Conseil municipal de Grenoble, séance du 16 février 1886.

472.

AMG, RDCM : Conseil municipal de Grenoble, séance du 7 novembre 1881 et 5 I 1 : Conseil municipal de Grenoble, séance du 16 février 1886.

473.

Sur l'école Vaucanson et son évolution, voir Sandrine PELLEGRINO, " L'école Vaucanson de Grenoble, de sa fondation à la Première guerre mondiale ", Evocations. La Pierre et l'Ecrit, 1995-1996, pp. 177-188.

474.

A savoir la construction d'une hotte et l'aménagement d'un bureau.

475.

AMG, 5 I 1 : Rapports de Tramard au maire de Grenoble sur l'organisation d'un laboratoire municipal d'analyses, 26 mai et 7 octobre 1886.

476.

AMG, 5 I 1 : Lettre du maire de Lyon au maire de Grenoble, 12 février 1886.

477.

AMG, RDCM : Arrêté municipal nommant Joseph Tramard directeur du laboratoire municipal d'analyses, 10 mai 1887.

478.

AMG, 5 I 1 : Lettre du directeur de l'école Vaucanson au maire de Grenoble, 27 mai 1886.

479.

Ibid. et AMG, 5 I 1 : Conseil municipal de Grenoble, séance du 11 février 1887.

480.

AMG, 5 I 1 : Conseil municipal de Grenoble, séance du 11 février 1887.

481.

Ibid. et AMG, Budgets de la ville de Grenoble pour les exercices 1886-1892. A partir 1893 et jusqu'en 1907, les dépenses du laboratoire s'élèvent en moyenne à 2 060 francs.

482.

AMG, 5 I 1 : Règlement intérieur et tarif des analyses du laboratoire. Arrêté municipal du 26 mars 1887.

483.

AMG, 5 I 1: Lettre du maire de Lyon au maire de Grenoble, 12 février 1886.

484.

AMG, 5 I 1 : Rapport de Joseph Tramard au maire de Grenoble sur l'organisation d'un laboratoire municipal d'analyses, 26 mai 1886.

485.

AMG, 5 I 1 : Rapport de Joseph Tramard au maire de Grenoble sur l'organisation d'un laboratoire municipal d'analyses, 7 octobre 1886.

486.

AMG, 5 I 1 : Conseil municipal de Grenoble, séance du 11 février 1887.

487.

AMG, 5 I 1 bis : Rapport de Tramard sur le fonctionnement du laboratoire, 15 septembre 1895.

488.

48 échantillons prélevés entre le 1er avril 1887 et le 1er avril 1890 ; 72 échantillons pour les années 1892, 1893 et 1894. Le directeur du laboratoire constate d'ailleurs que les prélèvements effectués par la police vont en diminuant . AMG, 5 I 1 : Lettre du directeur du bureau d'hygiène au maire de Grenoble, 12 novembre 1890 ; 5 I 1 bis : Rapport de Tramard sur le fonctionnement du laboratoire, 15 septembre 1895.

489.

AMG, 5 I 1 bis : Rapport du directeur du laboratoire pour l'année 1897.

490.

AMG, RDCM : Conseil municipal de Grenoble, séances du 27 mars 1893, du 8 avril 1897 et du 1er avril 1901.

491.

Notons néanmoins, en 1896, la création d'un emploi d'inspecteur des champignons. Celui-ci est chargé de se rendre, à certaines époques de l'année, sur les marchés et de saisir les champignons vénéneux ou non comestibles. Il reçoit une indemnité de 60 francs par mois. AMG, 5 I 2 : Information sur l'inspection des champignons, sans date, vraisemblablement 1901.

492.

Nous ne disposons pas d'une statistique précise des villes de France ayant créé un laboratoire municipal. Les réponses d'une dizaine de villes interrogées à ce sujet par la municipalité grenobloise montrent toutefois qu'une telle initiative semble limitée. AMG, 5 I 1 : Lettres des maires de Montpellier, Bourges, Nice, Nîmes, Besançon, Dijon, Rennes, Orléans, Tours au maire de Grenoble, mai-juin 1886.

493.

Entre 1887 et 1890, le laboratoire de Grenoble a effectué en moyenne 954 analyses à la demande du public. Ce nombre décroît régulièrement par la suite et atteint 355 en 1901. Pour Tramard, cette diminution est liée à une légère amélioration de la qualité des matières alimentaires et, notamment, des vins. AMG, 5 I 1 : Rapport de Tramard sur le fonctionnement du laboratoire, 15 septembre 1895.