B. La création du bureau d'hygiène municipal : l'hygiène "bureaucratisée" ?

Le 18 mars 1879, la ville du Havre installait le premier bureau d'hygiène municipal de France. A la veille du vote de la loi du 15 février 1902, vingt-trois municipalités avaient suivi l'exemple normand, dont la diffusion s'était opérée sur un mode horizontal et non vertical 515 . La ville de Grenoble s'insère parfaitement dans ce mouvement d'initiatives typiquement locales puisque le conseil municipal vote, le 2 décembre 1889, la création du dixième bureau d'hygiène de France 516 .

A l'origine du service d'hygiène grenoblois, se trouve l'action du docteur Berlioz, fraîchement élu conseiller municipal en 1888 et professeur d'hygiène et de thérapeutique à l'école de médecine 517 . Chargé en outre, comme secrétaire général de la Société de médecine et de pharmacie, de la statistique médicale, il s'intéresse de près à la mortalité grenobloise et à ses causes 518 . Les résultats qu'il en retire l'amènent à publier, en 1889, deux brochures.

La première, intitulée Projet de conservation de la santé publique par la création d'un bureau d'hygiène, est un voeu déposé au conseil municipal dans sa séance du 8 mars 1889 519 . Elle insiste surtout sur la nécessité d'établir à Grenoble un bureau d'hygiène et en propose une organisation sommaire. S'appuyant sur l'expérience de villes étrangères, Fernand Berlioz montre d'abord qu'" il est possible d'abaisser le taux de mortalité par des mesures de surveillance ". Après avoir exposé les caractéristiques du Local Governement Board, qui centralise en Grande-Bretagne les services hygiéniques à partir de 1871, et des bureaux d'hygiène de Glasgow et de Turin, il compare les taux de mortalité, générale et contagieuse, avant et après la création de ces institutions et en constate une diminution. La seconde partie de la brochure porte sur la situation grenobloise car la ville " n'est pas aussi salubre qu'on se l'imagine ". La statistique vient encore une fois étayer cette affirmation. La comparaison de la mortalité grenobloise, générale et par causes de décès, avec la moyenne française et avec celle des 49 villes de plus de 30 000 habitants est en défaveur de la cité alpine : Grenoble " qui occupe le trentième rang comme population, occupe le vingt-quatrième pour sa mortalité générale et le vingt et unième pour sa mortalité zymotique" 520 .

La proposition du conseiller municipal est renvoyée à la commission d'hygiène et d'assistance publiques pour étude. Celle-ci demande au docteur Berlioz un supplément d'informations sur le fonctionnement d'un bureau d'hygiène : c'est l'objet de la seconde brochure datant du 16 mai 1889, Renseignements complémentaires sur l'organisation et le fonctionnement d'un bureau d'hygiène 521 . Le rapport de la commission, favorable à la création d'un tel service, est lu devant le conseil municipal le 3 septembre 1889 mais il n'est pas discuté. Un second rapport est alors présenté le 2 décembre 1889 et approuvé 522 . Le règlement du 16 décembre 1889 vient préciser l'organisation du bureau grenoblois, mais celle-ci est bien différente du projet initial du docteur Berlioz.

Installé à l'hôtel de ville, le service fonctionne à partir du 1er janvier 1890. Il représente une nouvelle forme d'intervention publique dans les questions sanitaires. Service municipal chargé spécifiquement de l'hygiène et de la santé publiques, il diffère par sa nature et sa vocation des institutions consultatives et dépasse le système de la délégation. En faisant entrer, en tant que telle, l'hygiène dans l'administration, le bureau d'hygiène amorce un processus de " bureaucratisation " 523 de la santé publique. Celui-ci ne reste cependant, entre 1890 et 1902, qu'à l'état d'ébauche : si les attributions du bureau d'hygiène en font un instrument capable de mener une politique sanitaire active, les caractéristiques de son personnel restent proches du modèle de la délégation.

Notes
515.

Lion MURARD, Patrick ZYLBERMAN, L'hygiène dans la République..., op. cit., p. 246 (diffusion), 255 et 257 (les premiers bureaux d'hygiène municipaux en France).

516.

Estelle BARET, " Santé publique et environnement urbain...", op. cit., p. 138.

517.

AMG, DP 886 : " Mort du docteur Berlioz ", Le Petit Dauphinois, 19 janvier 1922.

518.

Fernand Berlioz est secrétaire général de la Société de médecine et de pharmacie de l'Isère depuis le mois de mai 1887. Il s'occupe donc, depuis cette époque, de la statistique des causes de décès et publie une première synthèse dans le journal de la société en juillet 1888. Journal de la Société de médecine et de pharmacie de l'Isère, 1887-1888.

519.

AMG, 5 I 3/4 : Fernand BERLIOZ, Projet de conservation de la santé publique par la création d'un bureau d'hygiène, Grenoble, Allier père et fils, 1889, 15 p. et RDCM : Conseil municipal de Grenoble, séance du 8 mars 1889. Les citations suivantes sont extraites de cette brochure.

520.

Mortalité par maladies contagieuses.

521.

AMG, 5 I 3/4 : Conseil municipal de Grenoble, séance du 3 septembre 1889 et Fernand BERLIOZ, Renseignements complémentaires sur l'organisation et le fonctionnement d'un bureau d'hygiène, 16 mai 1889.

522.

AMG, 5 I 3/4 : Conseil municipal de Grenoble, séances du 3 septembre et du 2 décembre 1889.

523.

Nous entendons le terme de " bureaucratisation " comme la constitution d'une bureaucratie au sens wébérien du terme, à savoir, selon Pierre Muller, " une forme sociale fondée sur l'organisation rationnelle des moyens en fonction des fins ". (Pierre MULLER, Politiques publiques, Paris, PUF, QSJ, 1990, p. 10). Max Weber, lui, ne donne pas vraiment de définition formalisée de la bureaucratie, type d'organisation associé à la " domination légale ". Celle-ci est composée de " fonctionnaires individuels " dont il présente en revanche les caractéristiques :

" 1. personnellement libres, n'obéissant qu'aux devoirs objectifs de leur fonction,

2. dans une hiérarchie de la fonction solidement établie,

3. avec des compétences de la fonction solidement établies,

4. en vertu d'un contrat, donc (en principe) sur le fondement d'une sélection ouverte selon

5. la qualification professionnelle : dans le cas le plus rationnel, ils sont nommés (non élus) selon une qualification professionnelle révélée par l'examen, attestée par le diplôme ;

6. sont payés par des appointements fixes en espèces, la plupart donnant droit à une retraite, le cas échéant (en particulier dans les entreprises privées) résiliables de la part des patrons, mais toujours résiliables de la part des fonctionnaires ; ces appointements sont avant tout gradués suivant le rang hiérarchique en même temps que suivant les responsabilités assumées, au demeurant suivant le principe de la " conformité au rang ";

7. traitent leur fonction comme unique ou principale profession ;

8. voient s'ouvrir à eux une carrière, un " avancement " selon l'ancienneté, ou selon les prestations de service, ou encore selon les deux, avancement dépendant du jugement de leurs supérieurs ;

9. travaillent totalement "séparés des moyens d'administration" et sans appropriation de leurs emplois ;

10. sont soumis à une discipline stricte et homogène de leur fonction et à un contrôle ".

Max WEBER, op. cit., pp. 294-295. Pour une analyse plus détaillée, et notamment de la bureaucratie comme " élément fondamental de la rationalisation du monde moderne ", Giovanni BUSINO, Les théories de la bureaucratie, Paris, PUF, QSJ, 1993, pp. 37-51. On peut également se reporter à l'article de François Buton, qui compare les transformations subies par la direction de l'Institution royale des sourds-muets de Paris en 1841 avec l'idéal-type wébérien de la " direction administrative bureaucratique ". François BUTON, " Bureaucratisation et délimitation des frontières de l'Etat. Les interventions administratives sur l'éducation des sourds-muets au XIXe siècle ", Genèses, n°28, septembre 1997, pp. 14-16.