a. Le directeur ou l'apprentissage de l'idée hiérarchique

Le règlement du 16 décembre 1889 prévoit pour assurer le fonctionnement du bureau d'hygiène " trois médecins inspecteurs dont un remplira en même temps les fonctions de directeur, trois médecins suppléants sans appointements (et) un employé de bureau" 597 . La rédaction de cet article ne met guère en valeur la fonction de directeur, pourtant fondamentale : c'est en partie elle qui fait du bureau d'hygiène un nouveau mode d'intervention publique dans les questions sanitaires ; c'est elle qui permet, dans une certaine mesure, de parler du bureau d'hygiène comme organisation bureaucratique. En effet, le bureau d'hygiène de Grenoble n'est pas une simple réunion de médecins attachés à l'administration, au sein d'une même structure, où un employé municipal ferait le lien entre eux. La présence du directeur implique la notion de hiérarchie, du directeur vis-à-vis des autres employés, mais également du maire vis-à-vis du directeur du bureau d'hygiène, considéré comme les autres chefs de services municipaux. Elle permet, en outre, la constitution d'un interlocuteur légitime, représentant du service d'hygiène, auprès de l'administration municipale et de son chef, le maire. En cela, l'organisation du bureau d'hygiène est différente de celle de la médecine des épidémies ou même de la médecine cantonale. Si la ville de Grenoble est effectivement divisée en circonscriptions au sein desquelles les médecins inspecteurs du bureau d'hygiène exercent leurs prérogatives, l'un d'entre eux dirige le service.

Ces points méritaient d'être soulignés pour deux raisons. Si la fonction directoriale apparaissait fondamentale dans les projets du docteur Berlioz comme dans ceux de la commission d'assistance et d'hygiène publiques 598 , son utilité avait été soulevée lors de la discussion municipale du 2 décembre 1889. L'un des conseillers municipaux, Marquian, avait en effet critiqué " la centralisation des services d'hygiène entre les mains d'un médecin directeur " et proposé la suppression de la fonction, en chargeant l'employé de recueillir et de classer les indications données par les médecins-inspecteurs 599 . La critique de Marquian n'est pas plus développée et on ne peut l'expliquer que par des considérations financières. Le conseiller municipal s'était en effet étonné qu'une discussion de la commission des finances n'ait pas eu lieu préalablement, puisque la création du bureau d'hygiène représentait un accroissement des charges de la ville. Il avait, en outre, exprimé la crainte que le service ne devienne bien vite " une lourde charge " pour les finances municipales, les employés de bureau d'hygiène ne devant pas tarder à demander une augmentation de leurs modestes appointements 600 . Si de telles observations de la part de celui qui fut à l'origine de la nursery, du laboratoire municipal et du service médical de nuit, peuvent étonner, elles révèlent néanmoins l'attachement du conseiller municipal au modèle traditionnel de l'hygiène déléguée à la médecine libérale. Dans la proposition de Marquian, la gestion sanitaire restait perçue comme une tâche surtout exécutive et le seul pas dans la voie bureaucratique était représenté par la présence physique d'un employé municipal attaché au bureau d'hygiène. Les observations de Marquian, qui devaient être partagées par bien d'autres - y compris au sein de la commission de l'hygiène et de l'assistance publiques -, montrent en outre la nouveauté du bureau d'hygiène comme structure d'intervention publique dans le domaine sanitaire. Les objections de Marquian handicapaient sérieusement ce qui faisait la spécificité du bureau d'hygiène - un instrument capable de penser, de proposer et de mener une politique sanitaire - et furent balayées par le rapporteur : " Les mesures à prescrire dans l'intérêt de la santé de nos contemporains exigent une unité de direction qui ne pourra être assurée que par la présence d'un médecin à la tête du service " 601 .

Avec la présence du directeur, l'hygiène fait l'apprentissage de la hiérarchie et celui-ci se révèle délicat. Le 22 décembre 1900, en pleine épidémie de rougeole et de quelques cas de croup, le médecin-inspecteur Berthollet propose directement au maire de devancer de quelques jours les congés des élèves afin de faire aérer et désinfecter toutes les écoles de la ville. Colère du directeur du bureau d'hygiène qui désapprouve, en termes virulents, l'initiative de son subordonné et cela, tant sur le fond - les caractères de l'épidémie ne justifient pas une telle mesure - que sur la forme : " Tout d'abord, elle témoigne d'un manque absolu d'égards et de convenance envers le directeur du bureau d'hygiène. Mr Berthollet doit savoir qu'il a un chef de service et que par conséquent c'est à lui qu'il doit transmettre ses observations et ses propositions. Par camaraderie j'ai toléré bien des choses, mais je ne saurais admettre un tel oubli d'un fonctionnaire vis-à-vis de son chef de service " 602 . Et le directeur de prier le maire de " bien vouloir rappeler ce fonctionnaire à l'observation de ses devoirs envers son chef de service " 603 . Cet incident révèle que la notion de hiérarchie administrative n'est pas encore tout à fait bien implantée parmi les praticiens de l'hygiène publique et surtout chez un médecin qui a assumé seul pendant huit ans l'inspection médicale des écoles 604 .

On peut néanmoins mettre à la décharge du docteur Berthollet l'organisation du service, qui ne permet pas, pour un milieu professionnel dépourvu de toute culture hiérarchique, une identification certaine de ce genre de fonction. Certes, le règlement du 16 décembre 1889 est a priori clair sur ce point. Le directeur du bureau d'hygiène est en effet chargé de " la surveillance et de la direction générale des divers services " et il doit rendre compte à l'administration municipale de leur fonctionnement 605 . Cette fonction lui est, de plus, financièrement reconnue puisque, sur ses appointements fixés à 1 900 francs, 1 300 francs sont précisément destinés à la rémunération de cette charge 606 . En outre, et c'est ce qui justifie à la fois sa fonction et sa nécessaire qualité de médecin, le directeur est chargé de recueillir et de coordonner les renseignements relatifs à l'hygiène de la ville et au mouvement des maladies contagieuses et de dresser la statistique. C'est donc sur lui que repose le traitement des informations résultant de la surveillance sanitaire de la ville ; il lui appartient d'en tirer les conclusions pratiques et de proposer " à l'Administration les mesures de salubrité et d'assainissement qu'il croira nécessaires " 607 .

Pour autant, il n'y a pas d'autonomisation de la fonction directoriale : le directeur du bureau d'hygiène est aussi un médecin-inspecteur et possède, à ce titre, des attributions similaires aux deux autres. C'est ainsi qu'il assume, dans sa circonscription du canton Est, l'inspection des écoles, le service médical des employés municipaux, le travail de collecte des informations relatives à l'hygiène de la ville et la surveillance de l'exécution des mesures d'assainissement prescrites par l'administration municipale 608 . Il est également chargé, comme ses subordonnés, d'un service spécial : celui de la vaccination. Enfin, et toujours comme les autres médecins-inspecteurs, le directeur du bureau d'hygiène participe aux services médicaux de nuit et du bureau de bienfaisance 609 .

Dans l'organisation du bureau d'hygiène de Grenoble, la fonction directoriale apparaît primordiale : elle est gage de la bonne marche du service et contribue, avec la notion de hiérarchie qu'elle implique, à la " bureaucratisation " de l'hygiène publique. La position du directeur vis-à-vis de ses subordonnés est néanmoins tempérée par sa participation aux services des médecins-inspecteurs, qui s'exerce sur un mode égalitaire. Un tel constat invite à procéder à un examen plus approfondi des conditions de la gestion du personnel du bureau d'hygiène.

Notes
597.

AMG, 5 I 3 : Article 3 du règlement du 16 décembre 1889

598.

" Est-il besoin d'insister sur la nécessité du directeur ? Je ne le pense pas, car quiconque aura compris le fonctionnement du bureau d'hygiène estimera que cette machine à rouages multiples et compliqués ne peut marcher qu'à l'aide d'un homme ayant son attention fixée sur tous les points du service. Le supprimer, c'est frapper de stérilité une oeuvre destinée à faire tant de bien ". AMG, 5 I 3/4 : Fernand Berlioz, Renseignements complémentaires..., 16 mai 1889.

" La création de nouveaux services, les modifications apportées au régime actuel exigent naturellement la présence d'un fonctionnaire central (...) Ce fonctionnaire est en un mot la cheville ouvrière, le moteur de la nouvelle organisation que nous vous proposons ... ". AMG, 5 I 3/4 : Conseil municipal, séance du 3 septembre 1889. Le rapport du 2 décembre 1889 évoque l'importance de la fonction directoriale en des termes similaires.

599.

AMG, 5 I 3/4 : Conseil municipal, séance du 2 décembre 1889.

600.

Ibid.

601.

Ibid.

602.

AMG, 5 I 9 : Lettre du directeur du bureau d'hygiène au maire de Grenoble, 24 décembre 1900.

603.

Ibid.

604.

Cet incident n'est d'ailleurs pas isolé. Le 5 avril 1909, un autre médecin inspecteur du bureau d'hygiène est rappelé à l'ordre par la municipalité grenobloise pour des faits similaires. AMG, 1 R 7/1 : Lettre de l'adjoint au maire de Grenoble au docteur Hauquelin, 5 avril 1909.

605.

AMG, 5 I 3/4 : Article 4 du règlement du 16 décembre 1889.

606.

AMG, Budget de la ville de Grenoble pour l'exercice 1890. L'attribution d'une rémunération spécifique au directeur de bureau d'hygiène n'est pas évidente à cette époque. Ainsi, le directeur du bureau d'hygiène de Nancy perçoit une rétribution de 1 200 francs, soit la même que les six autres médecins du service. Sur ce point, Lion MURARD, Patrick ZYLBERMAN, L'hygiène dans la République..., op. cit., p. 255.

607.

AMG, 5 I 3/4 : Article 4 du règlement du 16 décembre 1889.

608.

Ibid, articles 3,5,7, 10, 13, 16, 17, 20 et 30 et AMG, RDCM : Arrêté municipal relatif à la nomination du personnel du bureau d'hygiène de Grenoble, 30 décembre 1889.

609.

La participation des médecins-inspecteurs du bureau d'hygiène aux services médicaux de nuit et des indigents ne s'exerce pas dans le cadre de leur circonscription respective et fait l'objet d'une rémunération à part. AMG, Budget de la ville de Grenoble pour l'exercice 1890.