Les initiatives sanitaires menées dans le département de l'Isère et dans quelques autres au cours des années 1880-1890 ne sont pas isolées. Elles s'inscrivent dans le cadre d'une réflexion générale sur la nécessaire réorganisation de la santé publique en France, dont l'aboutissement est la loi du 15 février 1902.
Tout commence au lendemain de la défaite de 1870, lorsque des voix en appellent à la science pour provoquer un mouvement de régénération nationale 646 . Dans ce contexte, un médecin bordelais, le docteur Armaingaud, présente au premier congrès de l'Association française pour l'avancement des sciences de 1872 un mémoire intitulé De nos institutions d'hygiène publique et de la nécessité de les réformer. Après y avoir exposé les principales lacunes de l'organisation des conseils d'hygiène publique, il propose de faire préparer, par l'Académie de médecine et le Comité consultatif d'hygiène publique (CCHPF), un projet de loi plus général sur la réforme des institutions sanitaires françaises 647 . C'est le point de départ d'une active campagne hygiéniste en faveur de la réorganisation de la santé publique 648 . La question est régulièrement évoquée dans les congrès internationaux d'hygiène publique, elle est également discutée par l'Académie de médecine, la Société de statistique et les congrès des Sociétés protectrices de l'enfance 649 . En 1880, à la suite d'un important mémoire de l'un de ses membres, la Société d'hygiène publique et de médecine professionnelle en fait la " cause première de son existence " 650 .
Cette société, qui regroupe 409 adhérents en 1881 651 , est l'un des principaux artisans de l'introduction de la réforme hygiéniste dans les instances gouvernementales et parlementaires. Elle est à l'origine de la proposition de loi sur la vaccination obligatoire, déposée par le député Henri Liouville en 1880 à la Chambre des députés 652 . Trois ans plus tard, la même assemblée est saisie d'une autre proposition, émanant du député Martin Nadaud et visant à réformer la loi de 1850 sur les logements insalubres 653 . Les deux propositions n'aboutissent pas mais les initiatives reprennent au cours de la législature suivante. Le 22 juin 1886, Jules Siegfried, député du Havre et fondateur du premier bureau municipal d'hygiène, dépose une proposition de loi relative à " l'organisation de l'administration de la santé publique ". L'année suivante, c'est au tour du gouvernement de présenter, sur le rapport du CCHPF, deux projets de loi : le premier sur l'organisation des services de l'hygiène publique, le second sur l'assainissement des logements insalubres. Les trois textes sont renvoyés à la commission de la Chambre des députés et fondus en un projet unique, qui ne put être examiné avant la fin de la législature et devint par conséquent caduc. La législature de 1889-1893 voit se perpétuer le même manège de dépôts de projet et de propositions de loi. En novembre 1889, le député Lockroy soumet à nouveau à la Chambre les deux anciens projets de loi, qu'il avait déposés en 1887 en tant que ministre du Commerce. L'année suivante, Jules Siegfried agit de même avec le texte issu de la commission parlementaire. Enfin, en 1891, et toujours après avoir consulté le CCHPF, le gouvernement dépose sur le bureau de l'Assemblée un projet de loi relatif à la protection de la santé publique. Comme en 1887, les textes sont envoyés conjointement à la même commission parlementaire et fondus en un projet unique. Mais, cette fois, celui-ci sera bel et bien discuté.
A partir de 1893 commence en effet la phase des débats parlementaires, qui va durer près de dix ans. Le projet de loi est adopté assez rapidement par la Chambre des députés, en lecture unique. En revanche, il suscite d'houleux débats au Sénat où il est discuté en 1897 (première lecture) puis en 1900 et 1901 (deuxième lecture). Le texte repasse devant la Chambre en 1901 puis devant le Sénat en 1902 et il est voté le 4 février.
Avec une construction parlementaire aussi complexe, le texte voté est évidemment bien différent de celui des projets initiaux et même du projet discuté en 1893 par la Chambre des députés 654 . Ses transformations, capitales pour certaines, seront abordées au cours de notre développement. Mais nous avons davantage axé celui-ci sur les principales dispositions de la loi du 15 février 1902. L'objectif était en effet de déterminer la nouvelle configuration sanitaire issue de la législation et surtout de cerner les changements et les continuités qu'elle implique pour l'organisation sanitaire locale, et plus particulièrement, pour celle du département de l'Isère 655 . Les changements résident essentiellement dans les normes que la loi édicte à l'égard des individus et des collectivités locales. En revanche, les dispositions relatives aux institutions chargées de les faire appliquer s'inscrivent davantage et, a priori 656 , dans la continuité.
Lion MURARD, Patrick ZYLBERMAN, L'hygiène dans la République..., op. cit., pp. 41-42.
Docteur ARMAINGAUD, " De nos institutions d'hygiène publique et de la nécessité de les réformer ", Premier congrès de l'Association française pour l'avancement des sciences, Bordeaux, 1872, pp. 1030-1043.
Henri MONOD, La santé publique...., op. cit., p. 35 ; André-Justin MARTIN, Albert BLUZET, Commentaire administratif et technique de la loi du 15 février 1902..., op. cit., p. 1 ; Olivier FAURE, Les Français et leur médecine..., op. cit., p. 243.
André-Justin MARTIN, Albert BLUZET, Commentaire administratif et technique de la loi du 15 février 1902..., op. cit., p. 2, Lion MURARD, Patrick ZYLBERMAN, L'hygiène dans la République..., op. cit., pp. 42, 211-212 et 239, Olivier FAURE, Les Français et leur médecine..., op. cit., pp. 243-244.
Le mot est d'Emile Trélat, Président de la Société de médecine publique et d'hygiène professionnelle, cité par Lion MURARD et Patrick ZYLBERMAN, L'hygiène dans la République..., p. 239. Le mémoire en question est celui d'André-Justin Martin, le " grand athlète de la loi du 15 février 1902 ", selon Lion Murard et Patrick Zylberman, dont ils retracent le parcours dans les pages 61 à 64 de leur ouvrage.
Ibid., p. 44 et plus généralement, pp. 42-64 sur la Société de médecine publique et d'hygiène professionnelle.
Ibid., p. 212.
Sur la construction parlementaire de la loi du 15 février 1902, André-Justin MARTIN, Albert BLUZET, Commentaire administratif et technique de la loi du 15 février 1902..., op. cit., pp. 2-13, Paul STRAUSS, Alfred FILLASSIER, Loi sur la protection de la santé publique (loi du 15 février 1902). Travaux législatifs, guide pratique et commentaire, Paris, Jules Rousset, 1905, pp. 15-17, Lion MURARD, Patrick ZYLBERMAN, L'hygiène dans la République..., op. cit., pp. 212-214 et 239-241. Tous les projets et propositions cités sont référencés dans la présentation des sources imprimées. On se reportera également utilement à la chronologie figurant en annexe n°2 de notre travail.
Cf. Annexe n°15.
C'est notamment pour cette raison que nous n'aborderons pas l'influence des modèles étrangers sur les réformes hygiénistes. Sur cette question, Lion MURARD, Patrick ZYLBERMAN, L'hygiène dans la République..., op. cit., pp. 146-177.
Nous nous intéressons ici au texte même de la loi et non aux décrets d'application qui seront étudiés dans le chapitre suivant.