I. L'hygiene obligatoire ou Les nouvelles prérogatives de la puissance publique

Les nouvelles prérogatives dont dispose la puissance publique pour intervenir dans le champ sanitaire constituent la coeur de la réforme initiée par la loi du 15 février 1902. Destinées à prévenir les maladies contagieuses par une double action sur le microbe et l'environnement, elles se présentent essentiellement comme un ensemble d'obligations et de contraintes qui s'imposent tant aux individus qu'aux collectivités locales. Ces obligations trouvent directement leur justification dans les découvertes de Pasteur. Le savant n'a pas seulement donné une explication du mode de transmission des maladies, non plus qu'il n'a fourni une caution scientifique aux techniques hygiénistes de lutte contre les épidémies, et notamment d'assainissement 657 . Ses travaux ont aussi entraîné un bouleversement des représentations du lien social 658 : celui-ci n'est plus seulement composé des rapports d'individu à individu mais également, et à leur insu, des rapports de microbe à microbe 659 . La conséquence de ces liens invisibles est l'existence d'une "solidarité sanitaire" de fait, qui unit les hommes et, par extension, les communes, les départements, voire les pays 660 .

Ce thème de la " solidarité sanitaire " fut abondamment utilisé au Parlement pour soutenir le projet de loi, et notamment par les deux commissaires du gouvernement : Paul Brouardel, doyen de la Faculté de médecine de Paris et Président du CCHPF, et Henri Monod, directeur de l'Assistance et de l'hygiène publiques au ministère de l'Intérieur 661 . "Nous sommes solidaires de la salubrité les uns des autres ", clame le premier en 1897 662 . " Le territoire tout entier est menacé par l'insalubrité d'une quelconque de ses parties, renchérit le second quelques jours plus tard. Quand nous prenons à l'égard d'un individu malade, d'une maison insalubre, d'une localité malsaine, les mesures dont la science a établi, dont l'expérience a prouvé l'efficacité, ce n'est pas cet individu, cette maison, cette localité que nous défendons contre eux mêmes, ce sont les autres, ce sont les voisins, c'est le territoire, c'est nous tous que nous défendons " 663 . Toute l'économie de la loi se trouve rassemblée dans ces quelques paroles. Chaque composante de la collectivité nationale étant responsable de la santé ou de la salubrité des autres, elle se doit de la garantir. Les dispositions que la législation édicte à l'égard des individus et des collectivités locales ont justement pour but d'y veiller.

Notes
657.

Pierre GUILLAUME, Le rôle social du médecin..., op. cit., p. 96.Il faut néanmoins noter que la relation entre les hygiénistes et Pasteur fonctionne à double sens. Les premiers se sont servis des découvertes du second pour appuyer leurs revendications et revaloriser la vieille hygiène. Le second s'est appuyé sur les premiers pour faire admettre ses découvertes. Sur ce point et les mécanismes de ce double processus, Bruno LATOUR, op. cit.,chapitres I et II.

658.

Pierre ROSANVALLON, op. cit., p. 130.

659.

Ibid. et Bruno LATOUR, op. cit., p. 42.

660.

Paul STRAUSS, La croisade sanitaire, Paris, Bibliothèque Charpentier, 1902, p. 4.

661.

Sur Paul Brouardel, Lion MURARD, Patrick ZYLBERMAN, L'hygiène dans la République..., op. cit., pp. 198-202 et 206. Sur Henri Monod, voir notre chapitre III, p. 268 (Texte et références citées).

662.

Sénat, Intervention de Brouardel, commissaire du gouvernement, Séance du 2 février 1897, Journal Officiel , Débats parlementaires du Sénat, 1897, p. 77.

663.

Sénat, Intervention d'Henri Monod, commissaire du gouvernement, Séance du 9 février 1897, Journal Officiel, Débats parlementaires du Sénat, 1897, p. 124.