Vacciner, déclarer, désinfecter deviennent, avec la loi du 15 février 1902, les maîtres mots de la prophylaxie des maladies contagieuses, jusqu'à apparaître comme le "pendant sanitaire de la devise républicaine " 666 . La législation rend en effet obligatoire la vaccination et la revaccination au cours de la première, de la onzième et de la vingt et unième années de la vie 667 . Obligatoire également est la déclaration de certaines maladies contagieuses à l'autorité publique pour " tout docteur en médecine, officier de santé ou sage-femme qui en constate l'existence " 668 . Obligatoire enfin est la désinfection des effets et de l'environnement des malades atteints des affections devant être notifiées à l'autorité publique 669 .
Ces trois mesures, qui reçoivent une légitimité scientifique avec les découvertes pasteuriennes, ne constituent pas une nouveauté dans le dispositif de lutte contre les maladies contagieuses. Elles étaient pratiquées de longue date et avaient déjà plus ou moins acquis un caractère obligatoire. Ainsi, la loi du 3 mars 1822, première loi de défense contre les invasions épidémiques venues de l'étranger, imposait aux médecins, sous la menace de lourdes peines, de déclarer à l'autorité publique les maladies dites pestilentielles 670 : peste, typhus, fièvre jaune, lèpre et choléra 671 . S'engouffrant dans cette brèche, la loi du 30 novembre 1892 relative à l'exercice de la médecine, réaffirmait et codifiait le principe de la notification par le corps médical 672 , en même temps qu'elle l'élargissait aux maladies " nées sur (le) territoire " français 673 . La République n'était pas non plus restée inactive en matière de vaccination. Prenant acte du lourd tribut payé par la population et l'armée françaises à l'épidémie de variole de 1870-1871 674 ainsi que des progrès de la vaccine, elle astreignait à la vaccination des catégories de plus en plus nombreuses : les enfants placés en nourrice et leur gardienne depuis 1874, les conscrits depuis 1876, les écoliers depuis 1882, les lycéens et collégiens depuis 1883, les étudiants en médecine et pharmacie depuis 1891 675 . Quant à la désinfection, elle était déjà prévue sous sa forme la plus radicale - la destruction par le feu 676 - par la loi de 1822 et ses textes d'application 677 . Plus récents, les décrets et circulaires visant à empêcher l'importation et la propagation du choléra lors des épidémies de 1884 et 1892 prévoyaient la désinfection des effets des malades ou des bagages suspects en provenance de régions contaminées 678 .
Dans ces conditions, la loi du 15 février 1902 généralise et élargit plus qu'elle n'innove véritablement. Ce serait pourtant lui faire injure et lui retirer son principal mérite que de s'en tenir à ce simple constat. En effet, inscrire dans un texte législatif un ensemble d'obligations s'imposant aux individus n'est pas innocent. Acte voté par le Parlement - seul organe à pouvoir, dans la tradition constitutionnelle française, prétendre représenter l'ensemble de la nation et exprimer sa volonté 679 -, la loi apporte à l'autorité publique une véritable légitimité d'action qui ne peut souffrir d'aucune contestation. Cette " suprématie de la Loi " 680 avait été très bien sentie par Jules Ferry lorsqu'il avait tenté d'imposer conjointement, en 1882, l'obligation vaccinale et l'obligation scolaire. Le règlement scolaire des écoles primaires publiques imposait en effet de présenter au moment de l'admission dans les classes un certificat médical indiquant que l'enfant avait été vacciné ou qu'il avait eu la petite vérole ; de même, l'admission ou le maintien dans l'école des enfants âgés de 10 ans était subordonné à la revaccination 681 . Ces prescriptions ne tardèrent pas à se heurter à la résistance des parents et l'impossibilité de les vaincre en dehors d'un texte de loi 682 est nettement exprimée dans cette lettre du ministre de l'Instruction publique à son collègue de l'Intérieur :
‘" (...) Il arrive que les pères de famille se refusent absolument à laisser revacciner leurs enfants. Si les enfants sont exclus de l'école pour ce motif, ils vont suivre les cours d'une école privée, ou bien ne fréquentent aucune école. Il est impossible dans ce cas de traduire les pères de famille devant la commission scolaire pour infraction à la loi du 28 mars 1882, parce que la revaccination est imposée par un règlement et non par une loi.La même logique a présidé à l'introduction, par la commission du Sénat, d'un article rendant explicitement la désinfection obligatoire. La Chambre des députés n'avait en effet rien spécifié à ce sujet : elle se contentait d'englober, mais sans les nommer, les mesures de désinfection parmi les prescriptions du règlement sanitaire communal 684 . Le Sénat s'était montré beaucoup plus explicite sur ce point et la commission avait tenu à inscrire parmi les dispositions du règlement sanitaire communal, " les mesures de désinfection ou même de destruction des objets à l'usage des personnes atteintes d'une maladie épidémique ou qui en ont été souillés par elles, et généralement des objets quelconques pouvant servir de véhicule à la contagion " 685 . Mais la formule était encore insuffisante ainsi que l'explique le rapporteur de la commission du Sénat : " L'ignorance, l'insouciance ou l'incurie de quelques personnes pourraient se prévaloir de l'absence d'un texte législatif à ce sujet pour s'opposer à la désinfection des locaux ou des objets contaminés (...). Il ne serait pas impossible non plus que nombre de municipalités indifférentes ne se basent sur l'absence de toute disposition légale précise pour ne rien ordonner à cet égard et laisser tomber en désuétude, sans l'appliquer, le règlement sanitaire mentionnant la désinfection " 686 . Aussi, la commission du Sénat avait-elle rajouté, dans le projet de loi, un article spécialement consacré à l'obligation de la désinfection.
Cette disposition avait également un autre but : celui de donner à la déclaration des maladies contagieuses par le corps médical toute sa signification. " On ne concevait pas en effet, expliquent Paul Strauss et Alfred Fillassier, que le législateur ait pris soin, pour assurer la lutte contre les maladies, de prescrire la déclaration obligatoire qui renseignera l'administration sur la marche des épidémies, sans l'armer des moyens les plus efficaces pour l'arrêter " 687 . Il est vrai que, sous le régime de la loi de 1892, la notification pouvait très rapidement devenir " une formalité superflue " 688 . A quoi bon renseigner l'autorité publique, objectaient les praticiens qui ne se retranchaient pas derrière le secret professionnel, si aucune suite n'est donnée à notre avis 689 ? Les services de désinfection étaient encore loin d'être partout organisés et quand bien même ils l'étaient, le maire ne pouvait de toute façon prescrire telle ou telle mesure de désinfection sans s'exposer à la sanction du juge 690 . Tous ces obstacles à l'exercice de la déclaration et de la désinfection se trouvent balayés par la loi du 15 février 1902 : la déclaration trouve son complément logique dans la désinfection, elle-même obligatoire pour les malades 691 et les collectivités qui doivent posséder leur propre service 692 .
Justifié au nom de la solidarité sanitaire et de l'intérêt général, un tel ensemble d'obligations ne s'était pas imposé au législateur sans soulever la question de la liberté individuelle. " Et ne croyez pas qu'il s'agisse là d'atteinte portée à la liberté personnelle ! prévenait justement le rapporteur de la commission du Sénat. La liberté personnelle n'est pas en jeu ici. Vous n'avez pas le droit de donner à votre voisin une maladie dont il mourra ; vous n'avez pas le droit de communiquer une maladie pestilentielle à tout une cité ou à tout un pays. Il faut évidemment lutter contre cette manière de voir qui prétendrait empêcher une loi de cette importance en se basant sur la liberté individuelle. Nous n'avons pas plus la liberté de propager les maladies épidémiques que nous n'avons celle de condamner nos enfants à une ignorance absolue " 693 . Beaucoup ne l'avaient pas entendu de cette oreille, notamment à propos de la vaccination.
Parce qu'il s'agissait d'un geste médical impliquant une atteinte à l'inviolabilité du corps humain - principe du droit civil - 694 , la vaccination, ou plutôt son obligation, fut particulièrement controversée. Les plus hautes instances scientifiques s'étaient du reste divisées sur la question. En 1881, il existait ainsi à l'Académie de médecine un courant véritablement hostile à l'obligation vaccinale : celle-ci était jugée vexatoire et portant atteinte à l'autorité du père de famille par le docteur Depaul, tandis que le docteur Hardy la trouvait attentatoire à la liberté individuelle 695 . Débattant pendant ce temps de la proposition de loi d'Henri Liouville, les députés n'étaient pas en reste pour clamer leur opposition à l'obligation vaccinale au nom des mêmes principes 696 . Et si la Chambre adopta à 253 voix contre 142 la proposition, ce fut néanmoins sous la réserve d'une seconde délibération qui promettait d'être houleuse 697 . Quelques années plus tard, l'obligation vaccinale passait sans encombre la Chambre des députés, puis le Sénat en première et seconde lectures 698 . En 1902, on parlait toujours de " vexations " au sein de la Haute Assemblée, mais la formule s'appliquait moins à l'obligation qu'aux conditions de cette obligation 699 et l'article du projet fut finalement adopté.
En imposant la vaccination, la déclaration et la désinfection, la loi sur la santé publique entendait bien affirmer les droits de la collectivité sur ceux de l'individu. Un tel souci ne pouvait pas ne pas laisser la propriété insalubre en dehors de la sphère d'action législative.
Olivier FAURE, Les Français et leur médecine..., op. cit., p. 241.
Article 6 de la loi du 15 février 1902.
Article 5 de la loi du 15 février 1902. La liste de ces maladies est dressée par le décret du 10 février 1903 reproduit en annexe n°16. Elle comprend les principales affections épidémiques et contagieuses (fièvre typhoïde, variole, diphtérie, choléra...) à l'exception de la tuberculose.
Article 7 de la loi du 15 février 1902.
Jacques LEONARD, La médecine entre les pouvoirs..., op. cit., pp. 157-158.
A savoir la peste, le typhus, la fièvre jaune, la lèpre et le choléra. Patrice BOURDELAIS, Jean-Yves RAULOT, op. cit., p. 53.
Jacques LEONARD, Les médecins de l'Ouest..., op. cit., p. 1123.
André-Justin MARTIN, Projet de loi pour la protection de la santé publique... (présenté au nom du CCHPF en 1891), op. cit., p. 59. Les maladies devant faire l'objet d'une déclaration du corps médical sont: la fièvre typhoïde, le typhus exanthématique, la variole et la varioloïde, la scarlatine, la diphtérie, la suette militaire, le choléra et les maladies cholériformes, la peste, la fièvre jaune, la dysenterie, les infections puerpérales et l'ophtalmie des nouveaux-nés. AMG, 5 I 5 : Déclaration des maladies épidémiques. Arrêté du ministre de l'Intérieur du 23 novembre 1893.
Sur l'épidémie de variole de 1870-1871, Pierre DARMON, La longue traque..., op. cit., pp. 358-366.
André-Justin MARTIN, Albert BLUZET, Commentaire administratif et technique de la loi du 15 février 1902... , op. cit., p. 99 et Paul STRAUSS, Alfred FILLASSIER, op. cit.,p. 252.
Jacques LEONARD, Archives du corps...., op. cit., p. 83.
L'article 5 de la loi du 3 mars 1822 stipule qu' "en cas d'impossibilité de purifier, de conserver ou de transporter sans danger (...) des objets matériels susceptibles de transmettre la contagion, ils pourront être (...) détruits ou brûlés ". L'ordonnance royale du 7 août 1822 précise que tout conducteur de voiture "devra faire brûler les effets qui auraient servi aux personnes décédées d'une maladie pestilentielle ". RTOSP, Tome I, pp. 243-246 et Patrice BOURDELAIS, Jean-Yves RAULOT, op. cit., p. 54.
" Instructions sur les mesures de prophylaxie recommandées par l'Académie de médecine. Circulaire ministérielle du 22 juillet 1884 ", Recueil des travaux du CCHPF, Tome 14, 1884, pp. 659-660 et ADI, PER 2437-36 : RAAP. Circulaire ministérielle du 1er septembre 1892.
Pierre PACTET, Institutions politiques. Droit constitutionnel, Paris, Masson, 1988, p. 292.
Pierre LEGENDRE, Trésor historique de l'Etat en France. L'Administration classique, Paris, Fayard, 1992, p. 400. L'auteur développe une réflexion sur l'évolution de la conception de la loi de la fin du XVIIIe siècle au milieu du XXe siècle. S'il montre que l'idée révolutionnaire de la loi s'est altérée au cours des XIXe et XXe siècles, il constate néanmoins que la suprématie de la loi demeure une réalité.
Lettre du ministre de l'Instruction publique, Jules Ferry, au ministre de l'Intérieur, 12 mai 1898. Reproduite dans Henri MONOD, La santé publique..., op. cit., p. 53.
Henri MONOD, La santé publique..., op. cit., p. 53.
Lettre du ministre de l'Instruction publique au ministre de l'Intérieur, 12 mai 1898. Reproduite in ibid., pp. 53-54.
Article 16 du projet de loi soumis et voté par la Chambre des députés le 27 juin 1893. Jean-Baptiste LANGLET, op. cit., p. 2188 et Chambre de députés, Séance du 27 juin 1893, Journal Officiel, Débats parlementaires de la Chambre des députés, 1893, p. 1863.
Article 1 du projet de loi préparé par la commission du Sénat. Victor CORNIL, Rapport fait au nom de la commission chargée d'examiner le projet de loi adopté par la Chambre des députés ayant pour objet la protection de la santé publique, Paris, Imprimerie du Sénat, 1895, p. 121.
Ibid., pp. 35-36.
Paul STRAUSS, Alfred FILLASSIER, op. cit., p. 270.
André-Justin MARTIN, Albert BLUZET, Commentaire administratif et technique..., op. cit., p. 89.
Henri MONOD, La santé publique..., op. cit., p. 45. Sur les rapports entre la déclaration des maladies contagieuses et le secret médical, voir notamment André-Justin MARTIN, Projet de loi pour la protection de la santé publique..., op. cit., pp. 58-60. On y trouve un exposé des trois éléments constitutifs du secret médical, définis par Paul Brouardel, trois éléments qui " ne se rencontrent pas pour l'immense majorité des maladies épidémiques ".
Un arrêt de la Cour de cassation du 18 juin 1887 avait en effet dénié au maire le droit d'indiquer les mesures nécessaires pour assainir le logement d'un varioleux. André-Justin MARTIN, Albert BLUZET, Commentaire administratif et technique..., op. cit., p. 39. Nous reviendrons plus longuement, dans le paragraphe suivant, sur les limites fixées par la jurisprudence à l'exercice du pouvoir de salubrité des maires.
Le non-respect des dispositions législatives relatives à la désinfection, comme à la vaccination, est passible de sanctions (article 27 de la loi du 15 février 1902).
L'article 7 de la loi du 15 février 1902 stipule en effet qu'un service municipal de désinfection doit être institué dans les communes de 20 000 habitants et plus et qu'un service départemental doit être organisé pour les autres.
Sénat, séance du 2 février 1897, exposé de Victor Cornil, rapporteur de la commission du Sénat, Journal Officiel, Débats parlementaires du Sénat, 1897, p. 74.
Robert CARVAIS, " La maladie, la loi, les moeurs ", in Claire SALOMON-BAYET (dir.), op. cit., p. 284.
Pierre DARMON, La longue traque..., op. cit., p. 382. L'auteur note que les " adversaires résolus de l'obligation légale" étaient également d' " ardents partisans de la vaccine " et qu'en dépit de ce courant hostile, l'Académie de médecine se prononça en faveur de l'obligation par 46 voix contre 19 et deux bulletins nuls.
Chambre des députés, séance du 8 mars 1881, intervention de Raspail, Journal Officiel, Débats et documents parlementaires de la Chambre des députés, 1881, p. 440.
Ibid., p. 440 et 442.
Chambre des députés, séance du 27 juin 1893, Journal Officiel, Débats de la Chambre des députés, 1893, p. 1862 ; Sénat, séance du 2 février 1897, Journal Officiel, Débats parlementaires du Sénat, 1897, p. 76 et séance du 21 mai 1901, Journal Officiel, Débats parlementaires du Sénat, 1901, p. 664. Il faut néanmoins préciser qu'Alcide Treille, le grand détracteur du projet de loi en seconde lecture, était absent lors du vote de l'article sur la vaccination.
Encore que le sénateur inamovible Hervé de Saisy ait déclaré : " Tout le monde est d'accord sur cette nécessité mais non sur celle de l'imposer ". Au cours de la même séance, Alcide Treille contesta l'obligation vaccinale à des âges déterminés de la vie et proposa de la ramener aux écoliers, aux conscrits ainsi qu'aux employés administratifs, " notamment en cas d'épidémie ou de menace épidémique de variole". Après une longue discussion, il retira son amendement. Sénat, séance du 30 janvier 1902, Journal Officiel, Débats parlementaires du Sénat, 1902, p. 82 et suivantes.