Certes, le maire, principal agent de la salubrité en France 705 , dispose en la matière des pouvoirs " les plus généraux et les plus étendus " 706 . La loi du 14 décembre 1789 définissait " les fonctions propres au pouvoir municipal " comme celles de " faire jouir les habitants des avantages d'une bonne police, notamment de la propreté, de la salubrité et de la tranquillité dans les rues, lieux et édifices publics" 707 . Celle des 16-24 août 1790 plaçait parmi les " objets de police confiés à la vigilance et à l'autorité des corps municipaux ", " tout ce qui intéresse la sûreté et la commodité du passage dans les rues, quais, places et voies publiques ". Etaient notamment visés l'interdiction " de ne rien jeter qui puisse (...) causer des exhalaisons nuisibles " ainsi que " le soin de prévenir par des précautions convenables et celui de faire cesser, par la distribution des secours nécessaires, les accidents et fléaux calamiteux, tels que les incendies, les épidémies, les épizooties ". La loi du 5 avril 1884 confirmait l'édifice révolutionnaire et rappelait que " la police municipale a pour objet d'assurer le bon ordre, la sûreté publique et la salubrité publique " ; elle reproduisait en outre les matières énumérées par la loi de 1790. " Ces pouvoirs semblent vastes, commente Alfred Fillassier, ils ne tardèrent pas à recevoir de nombreuses limitations " 708 . C'est qu'en effet, la jurisprudence s'était montrée plus encline à " protéger les droits civils " - liberté individuelle et droit de propriété - " qu'à consacrer, dans le vague de la loi, ceux de la collectivité " 709 .
Le signal est donné dès 1864 par la Cour de cassation. La haute juridiction avait en effet considéré comme excès de pouvoir un arrêté du maire de Bône qui prescrivait à des propriétaires de combler, au moyen de remblais, des mares d'eau stagnant sur leurs terrains 710 . Et de poser à cette occasion le principe que les maires ne sont pas autorisés à "déterminer eux-mêmes la nature et l'importance des travaux qui doivent être effectués" 711 . Le Conseil d'Etat faisait sienne cette doctrine l'année suivante et décidait que, si le maire avait le droit d'enjoindre à un propriétaire d'assainir son fonds, il devait le laisser libre des moyens à employer 712 . " Il pouvait, commente en 1905 Marcel Trélat, ordonner la fin mais non les moyens, exiger qu'on atteignît le but, mais non prescrire obligatoirement tel chemin pour y parvenir " 713 . La remarque du conseiller d'Etat vaut jusqu'à l'orée du XXe siècle 714 .
Car même lorsque les habitants d'une commune étaient gravement menacés, la jurisprudence restait ferme sur les principes 715 . En 1884, le maire de Caen avait ordonné à des propriétaires de supprimer des puisards à l'origine d'une épidémie de fièvre typhoïde. Le Conseil d'Etat et la Cour de cassation sont saisis de l'affaire : le premier déclara l'arrêté légal, la seconde le considéra comme une " atteinte au droit de propriété et un excès de pouvoir " 716 . " Dans cette divergence, explique François Burdeau, le droit n'était pas en cause mais la seule appréciation des faits " 717 . Les deux juridictions s'accordaient en effet pour affirmer qu'un maire n'excédait pas ses pouvoirs si la mesure qu'il prescrivait était établie comme la seule efficace. Le Conseil d'Etat estimait cette condition remplie, la Cour non. Pour le maire de Caen, cela ne changeait du reste pas grand chose : il s'était résigné à rester " en contemplation respectueuse devant les deux puisards " 718 .
Si la disparition d'une cause d'insalubrité s'avérait si difficile à obtenir, la prescription de mesures positives d'assainissement, telles que l'amenée d'eau dans un immeuble, relevait de l'impossible. En témoigne ce jugement du tribunal de simple police de Paris du 7 février 1885 : " Porte atteinte au droit de propriété l'arrêté qui enjoint au propriétaire d'amener l'eau dans une maison particulière. Ce n'est pas là un moyen intéressant la salubrité publique, mais seulement le bien-être et la commodité des locataires. A supposer l'établissement de l'eau indispensable à l'assainissement de la maison, cet établissement ne peut être ordonné qu'après l'accomplissement des formalités spéciales édictées par la loi du 13 avril 1850 " 719 .
Encore fallait-il, avant de déclencher la procédure timidement suggérée, qu'il existât une commission des logements insalubres dans la commune, que l'immeuble incriminé constituât un logement ou une dépendance de logement, qu'il fût mis en location ou habité par d'autres que le propriétaire, l'usufruitier ou l'usager, et enfin qu'il fût signalé et reconnu comme insalubre 720 . A ces restrictions législatives, le juge administratif en ajouta d'autres. C'est ainsi qu'il se montra fort pointilleux sur la nature des travaux d'assainissement à imposer 721 . L'amenée d'eau, pour reprendre notre exemple initial, fut déclarée à deux reprises par le conseil de préfecture de la Seine, comme une mesure extérieure à la sphère d'application de la loi de 1850 722 . Et s'il y eut des cas où la juridiction administrative se prononça autrement, elle maintint dans d'autres ses positions initiales 723 .
Le législateur avait doté l'autorité municipale de pouvoirs a priori importants pour garantir la salubrité publique communale. Le maire pouvait user de son pouvoir de police pour faire disparaître une cause d'insalubrité et, si celui-ci s'avérait juridiquement insuffisant, il revenait au conseil municipal d'agir conformément à la loi du 13 avril 1850. La jurisprudence interpréta toutefois ces textes dans un sens restrictif : elle subordonna l'exercice du pouvoir de police à des conditions particulières et procéda de même à l'égard de la législation sur les logements insalubres, déjà limitée par ses propres termes. Dans ces conditions, il apparaissait nécessaire de redéfinir les instruments juridiques mis à la disposition des autorités publiques.
André-Justin MARTIN, Projet de loi pour la protection de la santé publique..., op. cit., p. 13.
Marcel BERNARD, Pour protéger la santé publique, Paris, Giard et Brière, 1909, p. 14 et 17.
Les extraits des lois citées (article 50 de la loi de 1789, article 3 de la loi de 1790 et article 97 de la loi de 1884) sont tirés de Jean-Baptiste LANGLET, op. cit., p. 2175. On trouve, en outre, de plus larges extraits de la loi de 1884 dans André-Justin MARTIN, Albert BLUZET, Commentaire administratif et technique..., op. cit., pp. 319-320.
Alfred FILLASSIER, De la législation française en matière de logement insalubre. Etat actuel. Réformes nécessaires, Rapport présenté au 2° Congrès international d'assainissement et de salubrité de l'habitation, Paris, Librairie médicale et scientifique Jules Rousset, 1906, p. 2.
André-Justin MARTIN, Albert BLUZET, Commentaire administratif et technique..., op cit, p. 38.
François BURDEAU, " Propriété privée et santé publique. Etude sur la loi du 15 février 1902 ", in Jean-Louis HAROUEL (dir.), Histoire du droit social. Mélanges en hommage à Jean Imbert, Paris, PUF, 1989, p. 126.
Ibid. La citation est un extrait de l'arrêt de la Cour de cassation du 23 juillet 1864.
Ibid., p. 127.
Marcel TRELAT, La loi du 15 février 1902 relative à la protection de la santé publique. Ses conséquences juridiques et pratiques dans les communes, Paris, Paul Dupont éditeur, 1905, p. 9.
François Burdeau cite de nombreux arrêts de la Cour de Cassation et du Conseil d'Etat qui confirment la jurisprudence de 1864 et 1865. François BURDEAU, " Propriété et santé publique...", in Jean-Louis HAROUEL (dir.), op. cit., pp. 126-127.
Ibid., p.127
Arrêté du maire de Caen du 27 septembre 1884, Arrêt du Conseil d'Etat du 7 mai 1886, Arrêt de la Cour de cassation du 25 juillet 1885. Cités par Jean-Baptiste LANGLET, op. cit., p. 2176.
François BURDEAU, " Propriété et santé publique...", in Jean-Louis HAROUEL (dir.), op. cit., p. 127.
Il s'agit des propres paroles du maire de Caen citées par Lion MURARD, Patrick ZYLBERMAN, L'hygiène dans la République..., op. cit., p. 142.
Cité par Jean-Baptiste LANGLET, op. cit., p. 2176.
André-Justin MARTIN, Albert BLUZET, Commentaire administratif et technique..., op. cit., p. 189.
François BURDEAU, " Propriété et santé publique...", in Jean-Louis HAROUEL (dir.), op. cit., p. 128.
Conseil de préfecture de la Seine, arrêts du 18 février 1880 et du 1er décembre 1880. Georges DUBARLE, op. cit., p. 194 et Jean-Baptiste LANGLET, op. cit., p. 2177.
François BURDEAU, " Propriété et santé publique...", in Jean-Louis HAROUEL (dir.), op. cit., pp. 128-129.