b. Les réponses législatives

La loi du 15 février 1902 ambitionne de dépasser la double limitation jurisprudentielle et législative afin de peser davantage sur la propriété insalubre. Il importait tout d'abord de préciser " les droits et l'étendue de l'autorité " des maires "qu'ils tenaient de la législation antérieure " 724 , ce à quoi est destiné l'article 1 du texte. Celui-ci fait en effet obligation au maire de prendre un arrêté sanitaire déterminant " (...) les prescriptions destinées à assurer la salubrité des maisons et de leurs dépendances (...) notamment les prescriptions relatives à l'eau potable et à l'évacuation des matières usées" 725 . La loi reconnaît ainsi au magistrat municipal le droit d'exercer pleinement son pouvoir réglementaire sur deux objets particulièrement discutés par la jurisprudence : l'alimentation en eau des immeubles et l'évacuation des matières usées. Mieux, les prescriptions que le maire édictera en ces matières " seront obligatoires, même pour les tribunaux" 726 .

Il convient de noter dès maintenant qu'à cet égard, l'administration centrale incitera les municipalités à une intervention particulièrement ambitieuse 727 . En témoignent les règlements sanitaires modèles préparés en 1903 par le CCHPF 728 . On trouve ainsi dans le " modèle A ", applicable aux villes, bourgs et agglomérations 729 , des dispositions précises sur le branchement des habitations à la canalisation de distribution publique d'eau potable ainsi que sur l'aménagement et l'entretien des puits. Il y est clairement spécifié que le maire peut enjoindre à un propriétaire de nettoyer son puits ainsi que de fermer et de combler ceux qui seraient hors d'usage. Le modèle A est aussi impératif sur les conditions d'évacuation des matières usées. Il indique notamment la possibilité laissée au maire de prescrire le branchement direct des conduites des lieux d'aisance à l'égout, et ce, alors que le Conseil d'Etat avait récemment décidé qu'une loi était nécessaire pour imposer le tout-à-l'égout aux propriétaires 730 . En outre, le maire peut également inscrire dans le règlement sanitaire l'interdiction des puits et puisards absorbants.

Ce règlement sanitaire, le législateur avait tenu à le voir appliquer. Une garantie en était fournie, dans les villes, par l'institution du permis de construire. L'article 11 de la loi du 15 février 1902 stipule en effet que " dans les agglomérations de 20 000 habitants et au-dessus, aucune habitation ne peut être construite sans un permis du maire constatant que, dans le projet qui lui a été soumis, les conditions de salubrité prescrites par le règlement sanitaire, prévu à l'article 1, sont observées " 731 . La mesure n'était pas vraiment nouvelle : le décret du 26 mars 1852 relatif aux rues de Paris obligeait déjà, dans l'intérêt de la santé publique, le constructeur à adresser à l'administration le plan des bâtiments projetés et à se soumettre à ses observations. Le même décret prévoyait en outre l'application de cette disposition à toutes les communes qui en feraient la demande 732 . En 1890, 155 communes étaient dans ce cas et, parmi elles, les 9/10e des villes visées par la loi 733 . La nouveauté de 1902 réside ainsi moins dans le principe et dans les cibles d'application que dans l'obligation législative. En outre, les dispositions du règlement sanitaire donnent à l'administration municipale une base solide pour apprécier la salubrité des constructions nouvelles 734 .

Le règlement sanitaire n'a pas seulement une visée préventive, il a aussi une visée répressive. Toutefois, son application ne suffira pas toujours à faire disparaître une cause d'insalubrité dans une propriété privée. Le législateur avait prévu cette éventualité 735 et réformé, dans cette optique, la procédure d'assainissement des immeubles issue de la loi de 1850. " Lorsqu'un immeuble, bâti ou non, attenant ou non à la voie publique, est dangereux pour la santé des occupants ou des voisins, le maire, ou à son défaut le préfet, invite la commission sanitaire prévue à l'article 20 de la présente loi à donner son avis : 1° sur l'utilité et la nature des travaux ; 2° sur l'interdiction de tout ou partie de l'immeuble jusqu'à ce que les conditions d'insalubrité aient disparues " 736 . Tel est ainsi rédigé le premier paragraphe de l'article 12 de la loi sur la santé publique. Ses termes balayent complètement les restrictions que la loi de 1850 mettaient à l'application de la procédure 737 . Le caractère facultatif de la législation de 1850 disparaît en même temps que la commission des logements insalubres et sa création subordonnée à une décision du conseil municipal. Disparaît également " la triste liberté de suicide " laissée au propriétaire, devenue avec les découvertes pastoriennes la " liberté coupable d'empoisonnement " 738 : la loi s'applique désormais à toutes les habitations quelle que soit la qualité de l'occupant. Elle vise également tous les immeubles, qu'ils soient bâtis ou non, et toutes les causes d'insalubrité, dépendantes ou non du propriétaire. Enfin, l'article 14 de la loi prévoit la possibilité pour l'autorité publique de faire exécuter les travaux d'office et aux frais des propriétaires, dispositions absentes du texte de 1850.

Jouant à la fois sur la précision et la généralité des termes, mais une généralité bien comprise, la loi de 1902 donnait à l'autorité publique des moyens plus efficaces d'intervention sur la propriété privée. Du point de vue des propriétaires, elle était aussi plus contraignante. Les parlementaires, et en particulier les sénateurs, ne s'y sont pas trompés.

Lors de l'examen de l'article sur le permis de construire, les remarques ironiques fusèrent au sein de la Haute assemblée. " Pourra-t-on s'habiller sans la permission du gouvernement ? " s'interrogeait le comte de Maillé 739 . Le personnage était au demeurant spécialiste de ce genre d'assertions 740 et ce ne fut d'ailleurs pas le plus offensif. Le marquis de Carné, l'élu des monarchistes des Côtes-du-Nord 741 , l'était davantage : " je trouve qu'il y a là, (...) une mesure contraire à la liberté individuelle, aux droits du propriétaire et qui, permettez-moi de le dire, peut devenir une source d'embarras et de vexations " 742 . Et de réclamer la suppression de l'article incriminé au profit d'une formule beaucoup souple, qui exigeait la conformité des habitations nouvellement construites aux prescriptions du règlement sanitaire, mais de laquelle l'autorisation préalable était absente. Il était soutenu en cela par Louis-Joseph Buffet, sénateur inamovible du centre-droit, ancien ministre du Prince-Président (gouvernement Emile Ollivier) et Vice-président du conseil sous l'Ordre moral 743 . Ce dernier craignait également les " tracasseries " et les " vexations personnelles " et quitte à accepter un contrôle de l'administration, le préférait a posteriori 744 . La raison ? Justement " parce que ce contrôle s'exerçant sur une construction déjà faite, ne pourra sans scandale, prendre le caractère d'arbitraire auquel on est exposé lorsqu'il s'exerce sur un plan " 745 . Les deux personnages ne surent rallier suffisamment de suffrages pour faire capoter l'article mais ils drainèrent avec eux près de 40 % des votants 746 .

Plus débattus encore furent les moyens de recours dont disposaient les propriétaires pour contester les arrêtés du maire leur enjoignant des travaux d'assainissement dans leur(s) immeuble(s). Plutôt habituée à voter sans discuter les termes du projet, la Chambre des députés sortit à cette occasion de sa réserve. Il est vrai que le texte soumis à son examen n'avait pas organisé de " recours véritable ", sinon à l'échelon ultime, le Conseil d'Etat, et seulement pour " excès de pouvoir ou inobservation des règlements " 747 . Néanmoins, la procédure d'assainissement était contradictoire : les propriétaires étaient en effet invités à produire leurs observations devant la commission sanitaire, qui délibérait sur la nature des travaux à effectuer, et à contester sa décision devant le conseil d'hygiène départemental. Pour Georges Haussmann, député boulangiste de Seine-et-Oise, la formule était nettement insuffisante. Elle revenait ni plus ni moins à ériger un conseil consultatif en tribunal, qui, de surcroît, jugeait en premier et en dernier degré 748 . Voté malgré tout par la Chambre, l'article en question devait se heurter aux objections de la commission du Sénat : " C'était, explique son rapporteur, (...) la propriété mise à la merci des hygiénistes " 749 . Et d'organiser le recours devant la juridiction civile. La formule n'a toutefois pas plu aux sénateurs qui votèrent, comme la loi de 1850 l'instituait déjà, le recours devant la juridiction administrative 750 . L'on n'entrera pas dans les détails de la discussion qui précéda le vote : le débat fut d'ordre juridique et porta essentiellement sur les compétences respectives des deux juridictions en matière de propriété privée. Il n'est toutefois pas anodin de noter qu'en préférant le juge administratif au juge civil, les sénateurs remettaient le propriétaire entre les mains d'une juridiction plutôt favorable à ses intérêts.

Méditant les leçons des expériences passées, soucieuse de réguler les effets de la croissance urbaine et de prendre en compte les apports de la science, la loi de 1902 réorganise notablement l'édifice sanitaire juridique. Cette recomposition passe d'abord par la définition d'obligations imposées à certaines catégories d'individus : les enfants et jeunes adultes, le corps médical et les malades. Mais elle passe aussi par l'élargissement de la sphère d'intervention de l'autorité publique à l'égard de la propriété privée insalubre. La loi sanitaire redéfinit les compétences des maires en matière de salubrité publique, institue le permis de construire dans les villes de 20 000 habitants et plus et réforme les conditions d'application de la procédure d'assainissement des immeubles. Si la nouvelle législation se faisait ainsi plus contraignante vis-à-vis des individus et de leurs biens, elle procédait de même à l'égard des collectivités locales, et en particulier des municipalités.

Notes
724.

Marcel BERNARD, op. cit., p. 18.

725.

Article 1 de la loi du 15 février 1902.

726.

Marcel BERNARD, op. cit., pp. 30-31.

727.

François BURDEAU, " Propriété et santé publique...", in Jean-Louis HAROUEL (dir.), op. cit., p. 131.

728.

Ibid.

729.

Modèle A. Règlement sanitaire municipal applicable aux villes, bourgs ou agglomérations, Annexe à la circulaire ministérielle du 30 mai 1903, in RTOSP, Tome IV, pp. 82-90. Notamment : articles 23 (branchement à la canalisation d'eau potable), 28, 29 et 30 (aménagement et entretien des puits), 31 (fermeture des puits), 41 (écoulement direct des matières de vidange à l'égout) et 49 (interdiction des puits et puisards absorbants).

730.

Arrêt du Conseil d'Etat du 16 décembre 1898. André-Justin MARTIN, Albert BLUZET, Commentaire administratif et technique..., op. cit., p. 39. Il faut noter que même en présence d'une loi, obtenir l'application du tout-à-l'égout était très difficile comme en témoigne le cas parisien. Gérard JACQUEMET, " Urbanisme parisien : la bataille du tout-à-l'égout... ", op. cit., pp. 540-542.

731.

Article 11 de la loi du 15 février 1902.

732.

André-Justin MARTIN, Albert BLUZET, Commentaire administratif et technique..., op. cit., p. 175 et Paul STRAUSS, Alfred FILASSIER, op. cit., p. 328.

733.

Sénat, séance du 5 février 1897, intervention de Victor Cornil, Journal Officiel, Débats parlementaires du Sénat, 1897, p. 94. Notons d'ailleurs que la ville de Grenoble figurait au nombre de ces communes. Voir AMG, 1 O 550 : Décret du 9 juin 1855 rendant applicable à la ville de Grenoble le décret du 26 mars 1852.

734.

Sur ce point, André-Justin MARTIN, Albert BLUZET, Commentaire administratif et technique..., op. cit., pp. 178-179.

735.

Victor CORNIL, Rapport fait au nom de la commission..., op. cit., p. 60.

736.

Article 12 de la loi du 15 février 1902.

737.

Pour une comparaison des dispositions des lois de 1850 et de 1902, voir notamment : André-Justin MARTIN, Albert BLUZET, Commentaire administratif et technique..., op. cit., pp. 186-192, Paul STRAUSS, Alfred FILLASSIER, op. cit., pp. 341-342 et 363, Emile BOURGUIGNON, De l'intervention des pouvoirs publics en matière d'habitation, Paris, Arthur Rousseau, 1905, chapitres III et VI, Henri MONOD, La santé publique..., op. cit., pp. 71-73 et Gustave JOURDAN, Législation des logements insalubres. Commentaire pratique des lois du 15 février 1902 et 7 avril 1903 relatives à la protection de la santé publique, Paris-Nancy, Berger-Levrault et Cie, 1904, p. V et 71-79. Les lignes suivantes s'appuient sur ces ouvrages.

738.

L'expression " triste liberté de suicide " est d'Armand de Melun, l'auteur de la loi de 1850 ; la " liberté coupable d'empoisonnement " est d'Henri Monod. Sénat, séance du 9 février 1897, intervention d'Henri Monod, Journal Officiel, Débats parlementaires du Sénat, 1897, p. 124.

739.

Sénat, séance du 2 février 1897, intervention du comte de Maillé, Journal Officiel, Débats parlementaires du Sénat, 1897, p. 77. Précisons qu'à ce moment, le permis de construire était étendu aux communes de 5 000 habitants et plus et couplé avec un permis d'habiter. La rédaction qui allait devenir définitive fut produite par la commission du Sénat lors de la séance du 5 février 1897.

740.

Voir par exemple son intervention lors de la discussion sur la proposition de loi Liouville sur l'obligation de la vaccination et de la revaccination : " Tout sera bientôt obligatoire, même la liberté ! ". Chambre des députés, séance du 8 mars 1881, Journal Officiel, Débats et documents parlementaires de la Chambres des députés, 1881, p. 438.

741.

Adolphe ROBERT, Edouard BOURLOTON, Gaston COUGNY (dir.), Dictionnaire des parlementaires français de 1789 à 1889, Paris, Ed. Bourloton, 1891, Volume 1, pp. 582-583.

742.

Sénat, séance du 5 février 1897, Journal Officiel, Débats parlementaires du Sénat, 1897, p. 95.

743.

Sur Louis-Joseph Buffet, Adolphe ROBERT, Edouard BOURLOTON, Gaston COUGNY (dir.), op. cit., Volume 1, pp. 526-528 ; Jean JOLLY (dir.), Dictionnaire des parlementaires français. Notices biographiques sur les ministres, députés et sénateurs français de 1889 à 1940, Paris, PUF, 1960-1977, Volume 2, p.802 et ainsi que la biographie rédigée par Eric Anceau dans Alain CORBIN, Jean-Marie MAYEUR (dir.), Les immortels du Sénat 1875-1918. Les cent seize inamovibles de la Troisième République, Paris, Publications de la Sorbonne, 1995, pp. 239-243.

744.

Sénat, séance du 5 février 1897, Journal Officiel, Débats parlementaires du Sénat, 1897, p. 96.

745.

Ibid.

746.

Ibid., p. 98 : Résultats des scrutins sur l'amendement du marquis de Carné et sur l'article 9 de la commission du Sénat.

747.

Jean-Baptiste LANGLET, op. cit., p. 2178.

748.

Chambre des députés, séance du 26 juin 1893, Journal Officiel, Débats parlementaires de la Chambre des députés, 1893, p. 1839. Sur Georges Haussmann, Jean JOLLY (dir.), op. cit., Volume 6, p. 1944.

749.

Victor CORNIL, Rapport fait au nom de la commission..., op. cit., p. 67.

750.

Sénat, séances des 5 février 1897, vote de l'amendement Volland (sur lequel on reviendra) et 9 février 1897 (rejet de l'article sur le recours), Journal Officiel, Débats parlementaires du Sénat, 1897, p. 102 et 129.