1. Les moyens d'un contrôle : obligation, tutelle, contrainte et transfert de compétences

Que cette énumération ne trompe pas : il n'entrait pas dans les intentions du législateur, surtout après la réforme de 1884, de dépouiller les maires de leurs prérogatives en matière de salubrité publique. André-Justin Martin le clamait en 1882 753 et la commission du Sénat le signifiait en déplaçant de la seizième à la première position l'article sur la réglementation sanitaire communale. Elle avait tenu, s'en explique son rapporteur " à mettre en vedette ce principe que la police sanitaire des communes appartient avant tout aux maires " 754 . Et il est vrai que les principales dispositions de la loi allaient en ce sens : c'est en effet le maire qui arrête et applique le règlement sanitaire, reçoit, conjointement avec le préfet, les déclarations des maladies contagieuses, déclenche la procédure d'assainissement des immeubles insalubres, délivre, dans les villes de 20 000 habitants et plus, les permis de construire et met à exécution les mesures de désinfection 755 . Mais, en même temps qu'il donnait de nouvelles responsabilités à l'autorité municipale, l'Etat avait prévu les cas d'inertie ou de résistance et défini les moyens d'y parer.

Le premier consiste à inscrire l'obligation dans le texte législatif et le phénomène est particulièrement net pour la réglementation sanitaire. " Dans toute commune, stipule l'article 1 de la loi de 1902, le maire est tenu, afin de protéger la santé publique, de déterminer, après avis du conseil municipal et sous forme d'arrêtés municipaux portant règlement sanitaire (...) ". La formule ne prête à aucun équivoque : elle astreint les maires des 36 000 communes de France à user de leur pouvoir réglementaire en matière de salubrité publique, exercice ordinairement laissé jusque là à leur libre appréciation 756 .

Les maires ne disposent pas non plus d'une totale liberté dans la confection de leur arrêté. Si le législateur n'avait souhaité pas voir s'établir une réglementation uniforme sur tout le territoire, il avait néanmoins indiqué expressément les matières que les maires devaient réglementer 757 . Selon l'article 1 de la loi, les mesures de prophylaxie des maladies contagieuses, et en particulier de désinfection, les mesures de salubrité des immeubles, et notamment les conditions d'alimentation en eau potable et d'évacuation des matières usées, doivent obligatoirement figurer dans les arrêtés sanitaires.

Pour s'assurer de la bonne application de cette double disposition, la loi précise et renforce l'exercice de la tutelle préfectorale en matière sanitaire. Le texte formule en effet expressément que le règlement communal doit être approuvé par le préfet et non plus seulement, comme en matière ordinaire, visé avec droit d'annuler ou de suspendre 758 . Le préfet veille ainsi à ce que les arrêtés municipaux contiennent tous les objets énumérés à l'article 1 et invite, dans le cas contraire, le maire à modifier son texte 759 . Si la commune refuse de satisfaire à ses observations ou plus simplement, si elle s'abstient d'élaborer un règlement sanitaire, le tout dans un délai d'un an à partir de la promulgation de la loi, le préfet lui en impose alors un d'office 760 . Enfin, il peut, en cas d'urgence, ordonner la mise à exécution immédiate des mesures prescrites par le règlement sanitaire 761 .

La tutelle administrative s'exerce également d'une autre manière. Le préfet voit ainsi rappeler ses droits définis par la loi de 1884 de " prendre toutes mesures relatives au maintien de la salubrité " publique " dans tous les cas où il n'y aurait pas été pourvu par les autorités municipales " 762 . Il peut ainsi édicter des arrêtés de salubrité applicables soit à toutes les communes du département, soit à plusieurs d'entre elles, voire à une seule "après mise en demeure restée sans résultat " 763 . C'est notamment en vertu de ce pouvoir de substitution que le préfet peut actionner la procédure d'assainissement des logements insalubres 764 .

L'intervention de l'Etat à l'égard de la salubrité communale pèse encore plus fortement si l'on considère l'article 9 de la loi. Celui-ci permet de contraindre une commune, dont la mortalité aurait dépassé la moyenne nationale pendant trois années consécutives, à effectuer des travaux d'assainissement. " Nous arrivons donc, exposait le rapporteur de la Chambre des députés, à une limitation du pouvoir municipal, et sous une forme des plus graves, puisqu'elle peut aboutir à une augmentation des charges financières de la commune " 765 . Il est vrai que le projet comme le texte de loi visaient particulièrement des travaux d'alimentation en eau potable et d'évacuation des eaux usées, mesures pouvant s'avérer très onéreuses 766 .

Le principe n'en était pourtant pas nouveau. La loi du 16 septembre 1807 reconnaissait déjà au gouvernement le droit d'ordonner " tous les travaux de salubrité qui intéressent les villes et les communes " et mettaient les dépenses de leur exécution à la charge des collectivités municipales 767 . Ce texte draconien fut rarement appliqué mais la règle était posée et formulée en ces termes par A.J. Martin en 1891 : " c'est bien à l'Etat qu'il appartient de vaincre les inerties ou les compétitions locales et d'empêcher qu'un foyer permanent d'insalubrité devienne un danger pour le territoire tout entier " 768 . S'appuyant sur ces considérations, le législateur réaffirmait le principe de l'assainissement d'office et en organisait la procédure.

Il est un dernier domaine de la salubrité communale dans lequel l'Etat affirme son autorité : celui de l'assainissement des immeubles insalubres. La loi de 1850 en avait fait une question exclusivement communale. Les habitations étaient en effet visitées par une commission municipale qui indiquait les travaux à effectuer et le conseil municipal statuait. La loi de 1902 transfère ces compétences à une commission départementale dont les membres sont nommés par le préfet 769 . Les raisons sont clairement expliquées dans le projet gouvernemental de 1891 : les conseils municipaux " n'ont, pour prescrire des mesures sanitaires, toujours gênantes pour les propriétaires, leurs électeurs, ni compétence, ni indépendance " 770 . Aussi faut-il en confier le soin à des commissions composées de spécialistes et surtout qui " ne sont pas (...) municipales " 771 .

Concrètement, la commission sanitaire, saisie par le maire, ou à son défaut le préfet, d'un cas d'insalubrité d'immeuble, donne avis sur l'utilité et la nature des travaux et fixe le délai de leur exécution 772 . Si le maire adhère aux conclusions de la commission, il prend un arrêté enjoignant aux propriétaires de procéder aux réparations demandées. Dans le cas contraire, l'affaire est portée par le préfet devant le conseil départemental d'hygiène. L'assemblée délibère et conformément à son avis, le maire prend un arrêté enjoignant au propriétaire d'exécuter les travaux demandés. S'il s'agit d'un arrêté prononçant l'interdiction d'habiter, celui-ci doit recevoir l'approbation du préfet.

Par cet ensemble de dispositions, la salubrité communale prend ainsi une certaine dimension étatique. Non que l'Etat intervienne directement en ce domaine : celui-ci reste en effet sous la surveillance et la responsabilité des municipalités. Toutefois, l'Etat impose à ces dernières d'arrêter un règlement sanitaire, peut leur enjoindre d'assainir leur territoire et leur retire l'entière maîtrise de la procédure d'assainissement des immeubles. A la base de cette redéfinition des rapports entre le centre et la périphérie, il y a une méfiance réelle vis-à-vis de la capacité municipale à agir en matière sanitaire. Autant, les promoteurs de la loi du 15 février 1902 s'accordent pour reconnaître et louer les quelques initiatives locales, autant ils fustigent les municipalités " qui résist(ent) à tout progrès hygiénique " 773 . L'apathie, l'indifférence, la crainte de molester les électeurs 774 sont autant d'éléments avancés pour expliquer cette situation. Dans ces conditions, il importait d'insuffler une dynamique locale en matière de salubrité par un affermissement de l'encadrement étatique et au besoin par la contrainte. Avant d'être votées, ces nouvelles prérogatives de l'Etat ont été néanmoins vivement contestées par les sénateurs.

Notes
753.

André-Justin MARTIN, " Organisation de la médecine publique en France. Création d'une direction de la santé publique ", Annales d'hygiène publique et de médecine légale, Tome 7, 1882, p. 246.

754.

Victor CORNIL, Rapport fait au nom de la commission..., op. cit., p. 13.

755.

Articles 1, 12, 11 et 7 de la loi du 15 février 1902.

756.

Paul STRAUSS, Alfred FILASSIER, op. cit., p. 56 et Lion MURARD, Patrick ZYLBERMAN, L'hygiène dans la République..., op. cit., p. 224.

757.

André-Justin MARTIN, Albert BLUZET, Commentaire administratif et technique..., op. cit., pp. 42-47.

758.

Circulaire ministérielle du 30 mai 1903 relative à la réglementation sanitaire communale. RTOSP, Tome IV, p. 79.

759.

André-Justin MARTIN, Albert BLUZET, Commentaire administratif et technique..., op. cit., p. 47 et 71.

760.

Ibid., p. 69 et 71 et article 2 de la loi du 15 février 1902.

761.

Article 3 de la loi du 15 février 1902.

762.

Article 99 de la loi du 5 avril 1884, cité par André-Justin MARTIN, Albert BLUZET, Commentaire administratif et technique..., op. cit., p. 69 et article 2 de la loi du 15 février 1902.

763.

Article 99 de la loi du 5 avril 1884 et Paul STRAUSS, Alfred FILASSIER, op. cit., p. 205.

764.

Article 12 de la loi du 15 février 1902.

765.

Jean-Baptiste LANGLET, op. cit., p. 2174.

766.

Ibid, pp. 2172-2173, Victor CORNIL, Rapport fait au nom de la commission..., op. cit., p. 74.

767.

Article 35 de la loi du 16 septembre 1807 relative au dessèchement des marais, cité par Jean-Baptiste LANGLET, op. cit., p. 2174.

768.

André-Justin MARTIN, Projet de la loi pour la protection de la santé publique..., op. cit., p. 18.

769.

Article 12 de la loi du 15 février 1902. Pour A.J. Martin et Albert Bluzet, ce transfert de compétences représente " le noeud de la réforme accomplie, et la disposition culminante de la loi nouvelle ". André-Justin MARTIN, Albert BLUZET, Commentaire administratif et technique..., op. cit., p. 192.

770.

Ernest CONSTANS, " Projet de loi pour la protection de la santé publique ", Journal Officiel, Documents parlementaires de la Chambre des députés, Annexe n° 1774 au procès-verbal de la séance du 3 décembre 1891, 1891, p. 2897.

771.

Jean-Baptiste LANGLET, op. cit., p. 2177.

772.

Article 12 de la loi du 15 février 1902. Pour l'analyse de la procédure, André-Justin MARTIN, Albert BLUZET, Commentaire administratif et technique..., op. cit., pp. 192-197.

773.

Victor CORNIL, Rapport fait au nom de la commission..., op. cit., p. 77. Voir aussi les interventions de Paul Brouardel à la tribune du Sénat en 1897. Sénat, séance du 9 février 1897, Journal Officiel, Débats parlementaires du Sénat, 1897, pp. 130-131.

774.

Victor CORNIL, Rapport fait au nom de la commission..., op. cit., p. 18.