2. Le Sénat, défenseur des libertés communales

Le débat qui s'engage au Sénat en 1897 et en 1900 775 sur les rapports Etat-communes dans la gestion sanitaire mérite que l'on s'y arrête quelques instants. La Haute assemblée faisant figure de " Grand conseil des communes de France " 776 , et notamment des communes rurales, elle nous apparaît comme un témoin privilégié de la position des élus locaux sur l'organisation de la santé publique en gestation. La question est d'autant plus importante que c'est essentiellement sur eux que va reposer la mise en oeuvre de la loi. Globalement, en ces années où le thème de la décentralisation est particulièrement à l'honneur 777 , le Sénat se présente comme le défenseur des libertés communales, qu'il estime menacées par les dispositions de la loi nouvelle.

L'offensive commence en première lecture (1897) avec l'examen de l'article organisant la procédure d'assainissement des immeubles. " Voilà qu'on prononce la déchéance du conseil municipal " 778 , déclare François Volland, sénateur Union républicaine de Meurthe-et-Moselle et ancien maire de Nancy 779 . Le fait lui semblait d'autant plus impardonnable que le législateur réglait ici une " matière essentiellement locale " 780 . Dans ces conditions, seul le conseil municipal était qualifié pour intervenir, en droit comme en fait : il connaît mieux que quiconque les affaires de sa commune et sa compétence en matière de salubrité n'est plus discutable " depuis que des notions d'hygiène ont pénétré partout " 781 . Le sénateur ne critiquait pas seulement l'évacuation du rôle du conseil municipal, il s'opposait également au fait que les affaires d'assainissement des immeubles pouvaient échapper complètement au maire lui-même. Le texte présenté par la commission confiait en effet à l'inspecteur départemental de l'hygiène publique, création nouvelle et coeur de la réforme, les mêmes compétences que le maire : saisine de la commission sanitaire et possibilité de contester sa décision 782 . "Regardez donc le rôle restreint que vous faites à votre maire ! ", s'exclamait Volland, " Il peut se faire qu'il n'ait été personnellement, en aucune façon, saisi de l'affaire litigieuse ; c'est l'inspecteur départemental qui, un beau jour, arrive dans la commune, qui, de lui-même instruit l'affaire, qui saisit le conseil départemental d'hygiène, lequel sur la réquisition de l'inspecteur sanitaire donne son avis ; le maire est obligé de prendre un arrêté dans lequel il n'est pour rien et de signer l'oeuvre d'un autre " 783 . Et pour marquer son opposition, le sénateur déposait un amendement redonnant, comme en 1850, pleine et entière compétence au conseil municipal 784 . Convaincue, la majorité de l'assemblée lui signifiait son approbation en adoptant l'amendement. Celle-ci fut toutefois de courte durée : entre la première et la seconde lecture, la commission du Sénat rédigeait, d'accord avec Volland, un nouveau texte qui, voté en 1901 et en 1902, devint définitif 785 .

Cinq jours après le vote de l'amendement Volland, le Sénat se penchait sur l'assainissement d'office des communes. Cet article " sera combattu ", pronostiquait le rapporteur de la commission lors des réunions préparatoires 786 . Effectivement, la disposition trouvait en Milliès-Lacroix, sénateur radical des Landes et maire de Dax 787 , un adversaire acharné, quoique pas toujours écouté. " Cette loi est loi de défiance absolue contre les pouvoirs municipaux ", expliquait-il à la tribune, critiquant le droit donné à une administration supérieure " de se substituer à l'administration communale " 788 . La défiance se doublait volontiers de l'injure lorsque le sénateur en arrivait au postulat de l'article : " les auteurs de la loi (...) supposent que ceux auxquels est confiée la surveillance de l'hygiène publique n'en ont aucun souci. Eh bien je dis que c'est faire injure au pouvoir municipal dont vous êtes ici même l'émanation " 789 . Buffet lui succédait à la tribune et déplaçait le débat sur la question des ressources financières. Si l'immense majorité des communes n'entreprennent pas des travaux pour procurer à leurs habitants de l'eau potable, argumentait-il, ce n'est pas qu'elles ne veulent pas, " c'est qu'elles ne le peuvent pas " 790 . " Et vous allez faire une loi pour les y contraindre ! " 791 . Les orateurs n'eurent pas raison de la majorité des sénateurs mais la commission amendait néanmoins son texte : le dépassement de la mortalité devenait la condition nécessaire au déclenchement de la procédure et les dépenses d'assainissement ne pouvaient être imposées à une commune que par une loi 792 .

Surtout défenseur des prérogatives communales lors de la première lecture, le Sénat se muait plus spécifiquement en défenseur des communes rurales lors de la seconde (1900-1901). En discussion cette fois était la disposition sur l'obligation de la réglementation sanitaire, dont Alcide Treille, médecin et sénateur de Constantine, tendance gauche démocratique 793 , voulait voir exclure les communes rurales : " Il faudra pour la gloire de l'hygiénisme officiel et d'une centralisation comme l'Empire lui-même ne l'avait pas rêvé, qu'il y ait en France 36 170 règlements sanitaires, que les communes le veuillent ou ne le veuillent pas " 794 . " 36 170 règlements, pas un de moins ! " 795 , insistait-il plus loin. Objectivement, le sénateur désapprouvait l'idée même de règlement sanitaire : la loi de 1884 donnait aux maires suffisamment de pouvoirs pour protéger la santé de leurs administrés et les cités avaient su s'en servir dans ce but 796 . Il concédait néanmoins l'obligation mais tenait à la voir limitée " aux villes à agglomération assez forte ", là où il y a, du fait de la concentration humaine, " un véritable danger pour la santé publique" 797 . Stephen Pichon, arguant de sa qualité d'élu d'une commune de 1 200 habitants 798 , lui emboîtait le pas. S'appuyant sur les arguments du rapporteur de la commission - une loi qui aura " son plein effet " dans les villes -, il se faisait fort de démontrer que le projet n'offrait un intérêt que " pour environ 600 des 36 000 communes de France " 799 . Ailleurs, dans les régions d'habitat dispersé, le règlement sanitaire est inutile et inapplicable ; il n'aurait pour effet que de " vexer " les populations rurales, voire de les détourner de la République 800 . Dans ces conditions, il valait mieux maintenir les 34 000 ou 35 000 communes rurales " sous le régime infiniment plus libéral " 801 de la loi de 1884 et " leur laisser la liberté d'agir et de n'appliquer que facultativement et partiellement les règlements faits pour les villes " 802 . Là encore, les faveurs des sénateurs allèrent plutôt vers le texte de la commission : l'amendement de Treille fut repoussé et l'article adopté par 215 voix contre 7 803 .

Il est encore trop tôt pour livrer des conclusions définitives quant à la position du Sénat sur le projet de loi. Les répliques échangées lors des débats montrent qu'ils existent de réelles oppositions au texte, mais au final, les articles contestés sont votés. C'est qu'il nous manque, au stade actuel de notre analyse, une pièce essentielle à la compréhension de la construction parlementaire de loi : la création d'un nouveau corps d'Etat, l'inspection de l'hygiène publique et que fit capoter la Haute assemblée. Les arguments échangés lors de la première lecture ne prennent en effet toute leur dimension qu'en référence à cette institution, symbole d'un projet technocratique et centralisateur 804 . L'inspection tombée, les autres dispositions du projet de loi pouvaient passer relativement sans encombre, particulièrement lors de la seconde lecture.

Malgré tout, on perçoit clairement le clivage qui s'opère au sein du Sénat. D'un côté, il y a les promoteurs et les partisans du projet, qui entendent affirmer le primat de l'intérêt général sur les intérêts particuliers. S'appuyant sur le concept de la "solidarité sanitaire ", ils soutiennent l'idée d'intervention accrue de la collectivité publique dans le domaine sanitaire, et surtout de l'Etat central. Face à eux, se dressent les opposants au projet, partisans d'une gestion plus libérale et décentralisée de la santé publique. Ils veillent à ce que les dispositions du projet garantissent les droits de l'individu et du propriétaire et défendent vigoureusement les libertés ainsi que les compétences communales.

La loi du 15 février 1902 apparaît ainsi comme un compromis entre ces deux tendances. Le texte organise la prophylaxie des maladies contagieuses en définissant clairement un ensemble d'obligations s'imposant aux individus ; il élargit également la sphère d'intervention de l'autorité publique à l'égard de la propriété privée insalubre. Enfin, il impose au maire, l'un des principaux, sinon le principal acteur de la mise en oeuvre locale de la loi, certaines obligations et organise un contrôle ou un encadrement de la salubrité communale. En revanche, les institutions et les services chargés, dans les départements et les communes, de la gestion des affaires sanitaires sont d'essence strictement locale.

Notes
775.

En 1897, la majorité sénatoriale appartient à la Gauche républicaine ; en 1900, elle appartient aux radicaux. Jean-Pierre MARICHY, La seconde Chambre dans la vie politique française depuis 1875, Paris, LGDJ, 1969, p. 351 et 363.

776.

Le mot est de Gambetta. Jean-Marie MAYEUR, La vie politique sous la Troisième République, Paris, Seuil : Points Histoire, 1984, p. 55.

777.

Sur ce point, François BURDEAU, Libertés, libertés locales chéries, Paris, Cujas, 1983, pp. 217-226.

778.

Sénat, séance du 9 février 1897, Journal Officiel, Débats parlementaires du Sénat, 1897, p. 100.

779.

Lion MURARD, Patrick ZYLBERMAN, L'hygiène dans la République..., op. cit., p. 223.

780.

Sénat, séance du 9 février 1897, intervention de François Volland, Journal Officiel, Débats parlementaires du Sénat, 1897, p. 100.

781.

Ibid et p. 101.

782.

Article 10 du projet de loi présenté par la commission du Sénat. Victor Cornil, Rapport fait au nom de la commission..., op. cit., pp. 125-127. Voir aussi annexe n°15.

783.

Sénat, séance du 9 février 1897, intervention de François Volland, Journal Officiel, Débats parlementaires du Sénat, 1897, p. 101.

784.

" Lorsqu'un immeuble, bâti ou non, attenant ou non à la voie publique est dangereux pour la santé des occupants ou des voisins, le maire invite une commission nommée à cet effet par le conseil municipal, conformément à l'article 2 de la loi du 13 avril 1850, à donner son avis sur :

1° l'utilité et la nature des travaux à exécuter ;

2° l'interdiction d'habitation de tout ou partie de l'immeuble, jusqu'à ce que les conditions d'insalubrité aient disparu.

Cette commission instruira l'affaire et procédera comme il est indiqué dans la loi de 1850 sur les logements insalubres, laquelle s'appliquera aux cas nouveaux spécifiés par la présente loi. ". Ibid, p. 100. L'amendement est voté au cours de la même séance.

785.

Sénat, séances du 11 décembre 1900, du 21 mai 1901 et du 4 février 1902, Journal Officiel, Débats parlementaires du Sénat, 1900, 1901, 1902, p. 951, 667 et 124.

786.

Archives du Sénat, E 210-57 : Commission du Sénat, séance du 1er décembre 1893.

787.

Jean JOLLY (dir.), op. cit., Tome 7, pp. 2471-2472.

788.

Sénat, séance du 9 février 1897, intervention de Milliès-Lacroix, Journal Officiel, Débats parlementaires du Sénat, 1897, p. 130.

789.

Ibid., p. 132.

790.

Ibid., intervention de Buffet, p. 132.

791.

Ibid.

792.

Ibid., adoption de l'article modifié, p. 134 et Sénat, séances du 11 décembre 1900 et du 21 mai 1901, Journal Officiel, Débats parlementaires du Sénat, 1900 et 1901, p. 955 et 662. Voir aussi annexe n°15.

793.

Adolphe ROBERT, COUGNY Gaston (dir.), op. cit., Tome 5, p. 442 et Jean JOLLY (dir.), op. cit., Tome 8, p. 3117. Voir aussi les précisions apportées par Lion MURARD et Patrick ZYLBERMAN, L'hygiène dans la République..., op. cit., p. 225.

794.

Sénat, séance du 18 décembre 1900, intervention d'Alcide Treille, Journal Officiel, Débats parlementaires du Sénat, 1900, p. 970.

795.

Ibid., p. 974.

796.

Ibid., p. 970 et 978.

797.

Ibid., p. 978.

798.

Ibid., intervention de Stephen Pichon, p. 977.

799.

Ibid., p. 978.

800.

Ibid., intervention d'Alcide Treille, p. 974

801.

Sénat, séance du 20 décembre 1900, intervention de Stephen Pichon, Journal Officiel, Débats parlementaires du Sénat, 1900, p. 985.

802.

Ibid., séance du 18 décembre, intervention de Stephen Pichon, p. 978.

803.

Alcide Treille avait déposé, au cours de la séance du 18 décembre, un amendement limitant l'obligation de la réglementation sanitaire aux communes où la population agglomérée est supérieure à 2 000 habitants. Il fut repoussé " à une très faible majorité ", d'après les dires de Pichon. Sénat, séances du 18 décembre 1900 (amendement Treille), et du 20 décembre 1900 (intervention de Stephen Pichon et résultat du vote de l'article 1 de la loi), Journal Officiel, Débats parlementaires du Sénat, 1900, p. 978-979, 984 et 992.

804.

Olivier FAURE, Histoire sociale de la médecine..., op. cit., p. 189.