Réclamée par la société de médecine publique dès le début des années 1880 846 , présentée au Parlement par Jules Siegfried (1886) et le ministre du Commerce Edouard Lockroy (1887) 847 , l'installation d'inspecteurs de l'hygiène publique dans les départements répondait à un double objectif 848 . Elle visait d'abord à mettre fin à l'éparpillement des services d'hygiène locaux en centralisant les affaires sanitaires au sein d'une direction unique. Elle avait surtout pour but d'instituer auprès des préfets une autorité compétente en matière d'hygiène publique, capable d'initier et de mettre à exécution des actions sanitaires. Ce programme ne pouvait être réalisé qu'avec la création de fonctionnaires spécialisés, donc indépendants des influences locales 849 , et consacrant tout leur temps à leur fonction. En d'autres termes, il s'agissait de créer de véritables professionnels de l'hygiène publique 850 .
Les projets et propositions de loi donnent la mesure du rôle central dévolu à l'inspection dans la conduite des politiques sanitaires locales. Tous, à quelques variantes près, lui confient le soin de " provoquer les mesures à prendre dans l'intérêt de la santé publique " et de " veiller à l'exécution des lois, règlements et décisions de l'autorité administrative " 851 . Le rapport de la commission du Sénat explique plus précisément en quoi consistent les attributions de l'inspecteur.
‘" Il devra connaître complètement l'état de l'hygiène dans la plupart des communes de son ressort, savoir en particulier celles dont le nombre des décès dépasse la moyenne, afin de mieux les surveiller, être au courant des maladies épidémiques de tout le département, afin d'y porter remède et de prendre ou de conseiller aux municipalités les mesures propres à en arrêter l'essor. Si l'on attendait pour agir que les Maires ou les particuliers se plaignissent du mauvais état de l'hygiène dans leurs communes, on n'agirait jamais, car plus une commune, une agglomération urbaine, est placée dans de mauvaises conditions sanitaires, et moins elle s'en aperçoit le plus souvent. L'inspecteur se déplacera aussitôt prévenu, soit d'une épidémie, soit de projets du Maire en vue d'assainissements, afin de voir par lui-même les défectuosités des habitations, des eaux potables, etc., dans le but de surveiller l'application des moyens de désinfection mis en usage, de donner des conseils à la municipalité, de faire comprendre au Conseil municipal et à la population l'utilité, la nécessité des travaux à réaliser. Il provoquera toutes les mesures utiles à la conservation de la santé. Il assistera aux séances du Conseil départemental des Commissions sanitaires (...) et leur donnera les renseignements recueillis dans son service d'inspection. Il provoquera en un mot les mesures d'hygiène. Il recevra de la loi la mission de veiller à l'exécution des lois, des règlements et des décisions de l'autorité administrative en cette matière " 852 . ’L'inspecteur départemental exerce ainsi de multiples fonctions. Il surveille les conditions sanitaires générales du département, informe les conseils d'hygiène, veille à l'application de leurs décisions, visite les communes et les habitations, conseille et persuade les municipalités et les particuliers, provoque et contrôle l'exécution des mesures sanitaires. La plupart de ces attributions étaient visées expressément dans les textes présentés par les commissions parlementaires et l'inspecteur disposait de prérogatives particulièrement importantes en matière d'assainissement des communes et des immeubles 853 . Ainsi, le déclenchement de la procédure permettant d'imposer des travaux de salubrité à une commune ne reposait pas, comme dans la loi, sur le dépassement de la mortalité, mais sur le rapport de l'inspecteur. Celui-ci pouvait également visiter les habitations, saisir, au même titre que le maire, la commission sanitaire et contester ses conclusions. Enfin, l'inspecteur était habilité à constater les contraventions sanitaires et à dresser des procès-verbaux faisant foi jusqu'à preuve du contraire 854 .
Ainsi définis, les inspecteurs avaient une utilité incontestable ; ils représentaient bien l'autorité d'initiative et d'exécution souhaitée par A.J. Martin et les partisans de la réforme sanitaire. " Le seul inconvénient est qu'ils coûteront cher " 855 . Effectivement, l'installation d'un inspecteur dans chaque département, assisté d'un ou plusieurs adjoints, devait entraîner, suivant les estimations du ministre du Commerce en 1887, une dépense supplémentaire de 1,78 millions 856 , soit une multiplication par 1,5 des crédits affectés par l'Etat à l'hygiène publique 857 . " Est-il bien nécessaire de créer un tout nouveau service d'agents ? N'y aurait pas économie à réunir les fonctions d'agent de la santé et d'inspecteur des services de l'enfance ? " 858 , s'interrogeait alors le Président du Conseil. Et d'annoncer le montant de la dépense attendue de cette fusion : quelques 504 000 francs 859 . Le nouveau projet du gouvernement présenté en 1891 entrait complètement dans cet ordre de vues. Le seul article consacré à l'organisation de l'inspection était en effet rédigé comme suit : " Des règlements d'administration publique rendus après avis du CCHPF détermineront : (...) les modifications qu'il y aurait lieu d'apporter au décret du 8 mars 1887 (relatif aux inspecteurs des enfants assistés) pour assurer la surveillance et l'exécution des mesures sanitaires " 860 . L'intention du gouvernement était claire : il entendait bien utiliser l'inspection des enfants assistés pour organiser l'hygiène publique 861 .
La commission de la Chambre des députés se montra beaucoup moins timide vis-à- vis de l'inspection sanitaire. Elle tint à demander " d'une façon très nette la création d'une fonction nouvelle, celle d'inspecteurs sanitaires dans les départements " 862 et inséra, dans le projet, une disposition en ce sens. " Dans chaque département un service d'inspection est chargé de provoquer les mesures à prendre dans l'intérêt de l'hygiène et de l'assistance publiques (...). Ce service comprend un inspecteur départemental et suivant les cas, un ou plusieurs inspecteurs adjoints. Les inspecteurs et inspecteurs adjoints sont nommés par le ministre, leur traitement est à la charge de l'Etat (...) " 863 . Tel était ainsi rédigé le texte soumis et voté par la Chambre des députés. Par rapport au projet du gouvernement, la formule proposée par la commission était " à la fois plus large et plus nette " 864 , mais elle restait basée sur la fusion des services d'hygiène et de l'assistance 865 .
La commission du Sénat fut beaucoup plus explicite sur ce point. " Elle connaissait l'utilité, la nécessité d'un service d'inspection sanitaire mais elle ne voulait pas créer toute une catégorie de fonctionnaires nouveaux " 866 , expliquait son rapporteur. Après " une longue discussion " 867 , la solution fut de nouveau trouvée du côté de l'inspection des enfants assistés et pensée en des termes visiblement plus proches de ceux du gouvernement que de la Chambre. Le texte de la commission du Sénat spécifiait en effet clairement que le service d'inspection sanitaire établi dans chaque département " sera unifié " avec celui de l'inspection des enfants assistés et le décret de 1887 modifié en ce sens 868 . Dans les faits, la proposition se traduisait par la création de 15 inspecteurs sanitaires, de 39 sous-inspecteurs et de 86 commis, seul emploi généralisé à tous les départements 869 .
C'était donc sur une inspection amoindrie, du moins non érigée en corps autonome, que le Sénat était appelé à se prononcer. Comme pour les autres dispositions de la loi, l'opposition fut particulièrement vive. Elle l'était même davantage, car, avec l'inspection sanitaire, les conditions de l'encadrement étatique de l'hygiène communale changeaient de dimension. Le contrôle de l'Etat ne s'incarnait en effet plus seulement dans des procédures, mais dans une institution placée directement sous son autorité. Ce fut essentiellement ce point qui cristallisa les critiques des sénateurs. Pour Volland en particulier, l'inspection sanitaire, en plus d'être une source d'aggravation de la dépense publique, représentait " un effort fait vers une centralisation absolument excessive et condamnable " 870 . " Quel sera Messieurs, le rôle de ces inspecteurs nouveaux que vous voulez créer ? ", s'interrogeait ensuite Alcide Treille avant de livrer, au vu du rapport de la commission du Sénat, sa propre réponse : " En somme, il sera continuellement sur le dos des administrateurs communaux " 871 . La chose était d'autant plus condamnable que l'inscription des inspecteurs au sein de l'espace local restait fort douteuse : " Ces inspecteurs, venant en droite ligne de la capitale, que connaîtront-ils en effet des habitudes du Midi par exemple ou de telle autre contrée éloignée ? " 872 . Et Alcide Treille de nommer les véritables détenteurs de cette compétence : les conseils d'hygiène et les médecins des épidémies.
La critique de la centralisation ne portait pas seulement sur l'ingérence du pouvoir central dans les affaires communales, elle s'étendait aussi aux domiciles des particuliers. " Il est clair, expliquait Volland, que le but suprême des auteurs de la loi c'est d'inaugurer et de forger un lien qui va rattacher tous nos domiciles à un point central, et que ce point central sera Paris. (...) Ne craindriez-vous pas, par la loi d'hygiène que vous votez aujourd'hui, d'avoir armé les représentants du pouvoir central du droit de pénétrer quand ils voudront, sur un ordre venu de Paris, en dehors des garanties ordinaires de la justice, de jour et de nuit, jusque dans l'intérieur de nos domiciles, de venir, en dehors de toutes les garanties prescrites par le code d'instruction criminelle, faire jusque dans l'intérieur de nos maisons la guerre aux microbes, et, sous prétexte de la recherche d'un microbe et d'une désinfection, ouvrir nos meubles les plus intimes et nos tiroirs les plus secrets?" 873 . Bref, concluait Alcide Treille, " vous créeriez pour les communes, pour les citoyens, la pire des tyrannies, une tyrannie de chaque instant, c'est-à-dire inquisitoriale et tracassière au suprême degré " 874 . Sans doute convaincus par ces belles paroles, 199 sénateurs sur 237 votaient l'amendement Volland, qui laissait aux conseil généraux la faculté d'organiser ou non un service d'inspection dans leur département 875 .
Le vote des sénateurs marquait ainsi la fin de l'inspection sanitaire comme corps d'Etat. La seconde lecture ne fut pas l'occasion de voir réintroduite, dans le projet, la disposition si combattue, comme cela avait été le cas pour l'assainissement des logements insalubres. Un amendement tenta bien d'imposer aux conseils généraux l'organisation d'une inspection départementale, mais il ne fut pas adopté, le rapporteur de la commission ayant lui-même avoué ne pas souhaiter voir rétablir l'inspection obligatoire par respect pour la décision du Sénat 876 .
Pareil échec pour les partisans de la réforme sanitaire appelle quelques approfondissements. Rappelons tout d'abord que le gouvernement lui-même s'était montré peu favorable à la création d'un nouveau corps de fonctionnaires et qu'il imaginait plutôt constituer l'inspection à partir des effectifs de l'assistance publique. Encore en 1895, le ministre de l'Intérieur demandait à la commission du Sénat " qu'on mette une sourdine à l'inspection " 877 . De telles positions n'ont certainement pas contribué à développer, au sein du Parlement, des sentiments favorables à cette institution. Elles reflétaient du reste les modalités du développement de l'étatisme au XIXe siècle. Ainsi que l'explique François Burdeau, celui-ci s'est davantage " traduit par un progrès de la législation, un développement de la réglementation (..) que par une dilatation des bureaucraties publiques " 878 . Le schéma est encore valable à la fin du XIXe siècle, malgré des ferments d'évolution. Il existe en effet une réelle méfiance des républicains " à l'égard des armées bureaucratiques ", dans lesquelles ils voient " un legs pernicieux des régimes autoritaires " 879 . Les partisans de la réforme sanitaire ne purent pas non plus compter sur la quarantaine de médecins-sénateurs pour appuyer l'inspection. Craignant, comme la majorité du corps médical, qu'une " bureaucratie médicale " centralisée ne menace l'autonomie du praticien, 57 % d'entre eux se prononcaient en faveur de l'amendement Volland 880 .
Plus largement, les sénateurs combattaient l'emprise de l'Etat sur l'hygiène des particuliers et surtout des communes. En affirmant que l'hygiène restait une affaire locale, ils entendaient conserver le partage de compétences entre le centre et la périphérie effectué jusqu'alors dans le domaine sanitaire. L'Etat impulse, pose, comme en 1850, un cadre à la régulation des rapports sociaux, mais ne gère pas ; cet exercice là doit rester du ressort des collectivités territoriales. En cela, il nous semble que le Sénat reste largement tributaire de la conception opportuniste de la politique sociale, telle que François Ewald l'a définie et illustrée pour le monde du travail 881 . L'Etat favorise la négociation entre les partenaires sociaux, par un cadre législatif adapté, mais n'intervient pas directement dans ce jeu. Dans le domaine de l'hygiène, les acteurs sont différents, puisqu'ils ont, pour la plupart, une dimension publique, mais la logique reste la même : l'Etat peut définir un cadre à la gestion sanitaire mais doit laisser aux départements, aux communes, voire aux individus, le soin de la réguler. L'obligation d'instituer des bureaux municipaux d'hygiène ne s'intégrait peut-être pas pleinement dans cette logique, mais elle ne lui dérogeait que faiblement.
Ibid., p. 42.
Jules SIEGFRIED et alii, " Proposition de loi concernant l'organisation de l'administration de la santé publique ", Journal Officiel, Documents parlementaires de la Chambre des députés, Annexe n°864 au procès-verbal de la séance du 22 juin 1886, 1887, pp. 134-137 et Edouard LOCKROY, " Projet de loi relatif à l'organisation des services de l'hygiène publique ", Journal Officiel, Documents parlementaires de la Chambre des députés, Annexe n°1417 au procès-verbal de la séance du 13 janvier 1887, 1887, pp. 13-17.
André-Justin MARTIN, " Projet de réorganisation des conseils et commissions d'hygiène...", op. cit., p. 104 ; Charles CHAMBERLAND, op. cit., p. 575.
André-Justin MARTIN, Projet de loi pour la protection de la santé publique..., op. cit., p. 93.
En même temps qu'il démontrait la nécessité d'instituer des fonctionnaires de l'hygiène publique, A.J. Martin insistait sur la nécessité de leur donner une formation au sein d'une école supérieure d'hygiène publique. Voir notamment, " Essai d'organisation de la médecine publique...", op. cit., pp. 160-164.
Nous reprenons ici les termes du projet de la commission du Sénat. Victor CORNIL, Rapport fait au nom de la commission du Sénat..., op. cit., p. 132.
Ibid, pp. 90-91.
Articles 1 et 3 du projet de la commission de la Chambre des députés. Jean-Baptiste LANGLET, op. cit., p. 2189. Articles 16 et 10 du projet de la commission du Sénat. Victor CORNIL, Rapport fait au nom de la commission du Sénat..., op. cit., pp. 126-127 et 130.
Ibid., article 15 du projet de la commission de la Chambre des députés et article 23 du projet de la commission du Sénat.
Archives du Sénat, E 210-57 : Commission du Sénat, séance du 25 janvier 1894, intervention de Cordelet.
AN, C 5407, dossier 1257 : Projet du gouvernement n°1417 : Relevé des dépenses auxquelles donnerait lieu l'organisation des services, note remise par le ministre du Commerce et de l'Industrie sur le projet de loi relatif à l'organisation des services, sans date, vers 1887.
Calcul effectué d'après les indications données par Lion MURARD et Patrick ZYLBERMAN, L'hygiène dans la République..., op. cit., p. 175 (Dépenses inscrites au budget de 1888). Comme le font toutefois remarquer les deux auteurs, il faut tenir compte des recettes (revenus des lazarets et établissements sanitaires, etc.), soit 1 997 000 francs.
AN, C 5407, dossier n° 1257 : Lettre du Président du Conseil, René Goblet, à Jules Siegfried, Président de la commission chargée d'examiner la proposition de loi relative à l'organisation de l'administration de la santé publique, 16 mai 1887.
Ibid.
Article 15 du projet gouvernemental de 1891. Ernest CONSTANS, op. cit., p. 2908.
Jean-Baptiste LANGLET, op. cit., p. 2186.
Ibid.
Ibid., article 15.
André-Justin MARTIN, Albert BLUZET, Commentaire administratif et technique..., op. cit., p. 251.
Le rapporteur de la commission de la Chambre des députés l'explique clairement et le projet (article 22) fait référence aux modifications à apporter au décret du 8 mars 1887. Jean-Baptiste LANGLET, op. cit., pp. 2186-2187 et 2190.
Victor CORNIL, Rapport fait au nom de la commission du Sénat..., op. cit., p. 88.
Ibid.
Ibid., p. 132 et 138. Articles 22 et 34 du projet de la commission du Sénat.
D'après les estimations d'Henri Monod, directeur de l'assistance et de l'hygiène publiques au ministère de l'Intérieur. Citées in ibid., pp. 92-94.
Sénat, séance du 12 février 1897, intervention de François Volland, Journal Officiel, Débats parlementaires du Sénat, 1897, p. 155.
Ibid., intervention d'Alcide Treille, p. 158.
Ibid.
Ibid., intervention de François Volland, p. 155.
Ibid., intervention d'Alcide Treille, p. 159.
Ibid., résultat du vote sur l'amendement Volland, p. 160.
Sénat, séance du 21 mai 1901, Journal Officiel, Débats parlementaires du Sénat, 1901, p. 668.
Cité par Lion MURARD et Patrick ZYLBERMAN, L'hygiène dans la République..., op. cit., p. 217.
François BURDEAU, Histoire de l'administration française..., op. cit., p. 112. L'auteur note que l'essor des effectifs de la fonction publique est lié à deux causes particulières : la fonctionnarisation des instituteurs en 1889 et la formation des gros bataillons des services des postes.
Ibid.
Jack D. ELLIS, The physician-législators of France. Medicine and politics in the early Third Republic, 1870-1914, Cambridge University Press, 1990, p. 183 et 188.
François EWALD, " La politique sociale des opportunistes...", in Serge BERSTEIN, Odile RUDELLE, op. cit., pp. 173-187.