2. Les bureaux municipaux d'hygiène comme recours

Dans la loi de 1902, les bureaux d'hygiène municipaux représentent la seule institution de nature bureaucratique obligatoire pour les collectivités locales. Cette obligation imposée aux municipalités est toutefois limitée : les bureaux d'hygiène ne doivent être institués que dans les villes de 20 000 habitants et plus ainsi que dans les stations thermales d'au moins 2 000 habitants 882 . Il n'en reste pas moins que le législateur réussissait à imposer à l'échelon municipal ce qu'il n'avait pu établir dans les départements.

Paradoxalement, les bureaux d'hygiène apparaissent tardivement dans les projets parlementaires. Ce n'est qu'au moment où le texte passe devant la commission du Sénat, soit en 1895, qu'une disposition relative à cette institution est introduite 883 . Pareille chronologie ne signifie pourtant pas un désintérêt pour les initiatives municipales menées dans les années 1880-1890. Les bureaux d'hygiène trouvaient ainsi leur place dans les projets de réforme d'Henri Monod (1884) et du rémois Henri Henrot (1887), au même titre qu'une direction centrale et un service départemental 884 . Il faut dire que les deux personnages avaient eu l'occasion de se familiariser avec l'institution ; le premier, parce qu'il était l'ami de Joseph Gibert, le créateur du bureau d'hygiène du Havre 885 ; le second parce qu'il avait lui-même importé l'expérience dans la ville de Reims 886 . Au gouvernement, l'installation de bureaux d'hygiène dans quelques grandes villes de France n'était pas non plus passée inaperçue. Vers 1885-1886, le ministre du Commerce chargeait le CCHPF d'étudier l'organisation et le fonctionnement de ces services, puis récompensait leur directeur par des médailles ou des mentions 887 . A.J. Martin lui-même, ne manquait pas, dans ses divers écrits, d'évoquer les initiatives municipales en ce domaine, même s'il restait plutôt mitigé sur la question 888 . Enfin, le rapporteur de la commission de la Chambre des députés puisait abondamment dans les statistiques fournies par les services d'hygiène municipaux pour démontrer la nécessité d'une intervention publique 889 .

Malgré ces divers signes d'intérêt, les bureaux d'hygiène ne figuraient ni dans les projets de loi gouvernementaux, ni dans les propositions parlementaires, ni encore dans le texte voté par la Chambre des députés. Tous préféraient en effet concentrer leur action sur le niveau départemental, avec l'inspection sanitaire. " Sans doute, convenait A.J. Martin en 1882, il importe de donner aux bureaux municipaux d'hygiène une extension aussi grande que possible ; mais comme les 36 000 communes de France ne pourront jamais toutes en posséder et que l'absence de la surveillance de la santé publique dans les communes voisines de l'une des villes possédant un de ces bureaux spéciaux constitue à elle seule un danger permanent pour cette localité, il appartient au pouvoir préfectoral (...) d'assurer à tout le département le bénéfice que des considérations particulières ne permettraient qu'à un point isolé " 890 . L'inspection avait en effet cet avantage d'intervenir sur l'ensemble d'un département et de perpétuer, à l'image de la vaccination ou de la lutte contre les épidémies, la tradition d'une organisation sanitaire centralisée au niveau de la préfecture, dont dépendait la presque totalité des communes d'un département.

Ces éléments ne suffisent toutefois pas à éclaircir l'absence des bureaux d'hygiène dans les projets du gouvernement et de la Chambre. Lion Murard et Patrick Zylberman expliquent que le CCHPF s'était refusé à les imposer, par " crainte de paraître s'immiscer outre mesure dans les attributions municipales ", et que le gouvernement ne les avait pas crus " assez bien établis " pour s'en prévaloir 891 . Au contraire de Cornil, le rapporteur de la commission du Sénat. Celui-ci, qui " songeait moins à venir à bout des campagnes qu'à imposer aux villes la nécessité de bien faire " 892 , inscrivait en effet dans le texte l'obligation, pour les villes de 50 000 habitants et plus, de posséder un bureau d'hygiène 893 . Placée dans le même article que l'inspection sanitaire, la disposition disparaissait avec l'adoption de l'amendement Volland en 1897 894 . Elle revint néanmoins au cours de la seconde lecture, étendue aux villes de 20 000 habitants et plus ainsi qu'aux stations thermales d'au moins 2 000 habitants, et fut adoptée sans discussion 895 .

Le regard que l'on peut poser sur l'institution des bureaux municipaux d'hygiène est double. Du point de vue de la chronologie parlementaire, ces services apparaissent comme une sorte de solution de repli face au refus sénatorial de la constitution d'un corps d'inspecteurs de l'hygiène publique. L'inspection représentait en effet le coeur de la réforme sanitaire. C'était sur elle que les initiateurs du projet de loi comptaient pour revivifier l'organisation sanitaire de la France et créer, à partir de son travail sur le local, les conditions d'une dynamique générale en matière d'hygiène et de salubrité. Mais parce que l'inspection représentait aussi une ingérence du pouvoir central dans les affaires locales, les sénateurs la rejetèrent. L'inspection devint ainsi un service facultatif, dont la création était subordonnée à une décision du conseil général. En revanche, le principe de la constitution de bureaux d'hygiène municipaux, réintroduits grâce à un amendement présenté au cours de la seconde lecture, fut adopté. L'institution de ces services ne concernait en effet qu'une catégorie limitée de communes et surtout la gestion de l'hygiène municipale conservait son caractère local.

Si l'on se place maintenant du point de vue des modalités de l'institutionnalisation de l'hygiène publique, l'obligation de posséder un bureau d'hygiène municipal marque une étape importante. Jusqu'alors en effet, les seules institutions locales imposées par l'Etat central se situaient au niveau départemental. Et lorsque le législateur avait tenté, comme en 1850, d'atteindre le niveau communal, il en avait laissé la décision au conseil municipal. La loi du 15 février 1902 allait incontestablement plus loin : cette fois, l'Etat central obligeait les communes à créer un service d'hygiène, et de surcroît un service gestionnaire. Certes, avec 154 bureaux d'hygiène 896 , la couverture sanitaire municipale restait très modeste, mais son extension était loin d'être négligeable 897 .

A bien des égards, le législateur opérait en 1902 une véritable " mise en ordre ". Tout d'abord, il tentait à nouveau d'articuler le juridique et le social. Depuis la loi de 1850 en effet, la croissance urbaine avait vigoureusement poursuivi son mouvement, particulièrement au cours des décennies 1850 et 1870. Les grandes villes et leur périphérie, les villes industrielles avaient vu leur population gonfler, essentiellement grâce aux apports venus des campagnes, et la tendance était de plus de plus à une émigration définitive 898 . Les promoteurs de la réforme législative étaient tout à fait conscients de ces changements et de leurs répercussions sanitaires. Le rapporteur de la commission de la Chambre des députés écrivait ainsi en 1892 : " Beaucoup de ces migrants sont des ouvriers des champs, des artisans, de tout petits propriétaires que leur terre ne suffisait pas à nourrir, ils viennent ceux-là, dans les villes, à la recherche du travail industriel qu'ils ne trouvent pas toujours, et, qui, quand ils le trouvent, est exposé aux intermittences du chômage. Ils se logent dans les quartiers pauvres, dans les maisons vieillies ou malsaines ou dans des constructions nouvelles qu'ils ont eux-mêmes légèrement bâties dans des quartiers excentriques, là où les rues ne sont pas tracées, où les ruisseaux n'écoulent pas les eaux ménagères, où les maisons ne reçoivent pas les canalisations d'eaux potables. De plus, malgré leur santé habituellement robuste, ils apportent une plus grande susceptibilité à contracter dans ce milieu nouveau les maladies épidémiques et transmissibles qui vont les décimer " 899 . Le tableau manque, certes, quelque peu de nuances 900 ; il n'en traduit pas moins une perception des dynamiques à l'oeuvre, auxquelles il était nécessaire d'apporter une réponse. Cependant, si les regards se focalisaient plutôt sur la situation des villes, toujours marquées par une surmortalité 901 , il n'était pas question de laisser les communes rurales en dehors du champ législatif. Au contraire, le projet visait bien l'ensemble du territoire, dont chaque composante était, du point de vue la " solidarité sanitaire ", interdépendante.

Dans ces conditions, une refonte des instruments juridiques devenait nécessaire. Elle l'était d'autant plus que les textes élaborés depuis le début du XIXe siècle étaient, en raison soit de leur caractère draconien, soit de leurs lacunes, très peu appliqués. Aussi, la loi du 15 février 1902 avait-elle également pour objectif de mettre en ordre le droit sanitaire lui-même. Ses dispositions ne se caractérisent pas, dans leur principe, par leur nouveauté. Toutes avaient en effet déjà un fondement juridique, qu'il fût d'ordre législatif ou réglementaire. Cependant, la loi les rassemble, les réaménage, les généralise, les codifie et par cet ensemble d'opérations, comme en raison de sa nature même, en accroît la portée. Il en est ainsi de la vaccination, de la déclaration des maladies transmissibles et de la désinfection, que le législateur rend définitivement obligatoires. Il en est également ainsi des mesures d'assainissement du milieu : la loi précise la nature et l'étendue des pouvoirs des maires en matière de salubrité publique, rend obligatoire le permis de construire dans les villes de plus de 20 000 habitants et réforme la procédure d'assainissement des immeubles dans un sens plus interventionniste. Enfin, elle codifie le principe d'imposition de travaux d'assainissement à une commune et en organise la procédure.

Le principal acteur de la mise en oeuvre de ces dispositions est le maire. Il reçoit, conjointement avec le préfet, les déclarations des maladies transmissibles, met en oeuvre les mesures de désinfection dans les villes de plus de 20 000 habitants, arrête et applique le règlement sanitaire communal et déclenche la procédure d'assainissement des immeubles. Mais le préfet participe également activement à l'application de la législation, soit en vertu de ses pouvoirs de tutelle, soit par ses interventions dans les procédures d'assainissement des communes et des immeubles. C'est par son intermédiaire que l'Etat central s'assure et garantit la salubrité des communes.

Pour appliquer les mesures édictées par la législation, le maire et le préfet ont besoin d'institutions spécialisées sur lesquelles s'appuyer. La loi y pourvoit et ce faisant, elle met en ordre le maillage institutionnel local, tant hérité des textes nationaux que construit à l'initiative des municipalités et des départements. Elle réorganise les conseils d'hygiène, impose la création de bureaux d'hygiène municipaux et laisse la possibilité au conseil général d'installer, pour les raisons que l'on connaît, un service départemental d'inspection. En outre, la loi prévoit la mise en place de services de vaccination et de désinfection. Tout l'enjeu va être maintenant de savoir comment le pouvoir central et les autorités locales entendent organiser cet ensemble d'institutions et de services.

Notes
882.

Article 19 de la loi du 15 février 1902.

883.

Article 22 du projet de la commission du Sénat. Victor CORNIL, Rapport fait au nom de la commission du Sénat..., op. cit., p. 132.

884.

Henri MONOD, De l'administration de l'hygiène publique à l'étranger..., op. cit., pp. 76-85 et Henri HENROT, Projet d'organisation de l'hygiène publique en France, Reims, Matot-Braine, 1887, pp. 31-43.

885.

Lion MURARD, Patrick ZYLBERMAN, L'hygiène dans la République..., op. cit., p. 185.

886.

Octave DU MESNIL, " Bureaux d'hygiène institués en France et à l'étranger (Turin, Bruxelles, Nancy, Le Havre, Reims, Saint-Etienne, Amiens, Pau, Rouen). Examen de leur mode d'organisation et de fonctionnement ", Recueil des travaux du CCHPF, 1886, Tome 16, pp. 219-221. Lorsqu'il proposa de créer un bureau d'hygiène dans la ville de Reims, Henri Henrot était professeur d'hygiène à l'école de médecine et adjoint au maire.

887.

Ibid., pp. 182-247 et " Bureaux municipaux d'hygiène. Témoignage honorifique. Rapport à Monsieur le ministre du Commerce de l'industrie par M. Nicolas, directeur du Commerce intérieur, 6 novembre 1886 ", Recueil des travaux du CCHPF, Tome 16, 1886, pp. 578-579.

888.

Sur la position d'A.J. Martin vis-à-vis des bureaux d'hygiène, voir Lion MURARD, Patrick ZYLBERMAN, L'hygiène dans la République..., op. cit., p. 238. Plutôt critique au début des années 1880, A.J. Martin semble avoir évolué par la suite. " C'est assurément l'une des meilleures formes que puissent adopter les municipalités pour organiser leur service d'hygiène ", déclare-t-il en 1891. André-Justin MARTIN, Projet de loi pour la réorganisation de la santé publique..., op. cit., p. 47.

889.

Jean-Baptiste LANGLET, op. cit., pp. 2169-2170.

890.

André-Justin MARTIN, " Organisation départementale de la médecine publique ", Annales d'hygiène publique et de médecine légale, 1883, Tome 9, pp. 151-152.

891.

Lion MURARD, Patrick ZYLBERMAN, L'hygiène dans la République..., op. cit., p. 237.

892.

Ibid, p. 238.

893.

Victor CORNIL, Rapport fait au nom de la commission du Sénat..., op. cit., p. 132.

894.

L'obligation de créer des bureaux d'hygiène municipaux n'avait pas échappé aux critiques de Treille et de Volland, qui préféraient voir l'initiative municipale se développer d'elle-même. Mais, les reproches n'avaient rien de commun avec ceux proférés à l'égard de l'inspection, Volland convenant du reste que cette disposition n'avait pas " une très grande importance ". Sénat, séance du 12 février 1897, Journal Officiel, Débats parlementaires du Sénat, 1897, p. 155 et 158.

895.

Sénat, séance du 23 mai 1901, Journal Officiel, Débats parlementaires du Sénat, 1901, p. 675.

896.

Soit 124 villes de plus de 20 000 habitants et 30 stations thermales d'au moins 2 000 habitants. AMG, 5 I 3 : Tableau des villes appelées à posséder un bureau municipal d'hygiène par application de l'article 19 de la loi du 15 février 1902, du décret du 3 juillet 1905 et de la circulaire ministérielle du 23 mars 1906. Annexe III à la circulaire ministérielle du 23 mars 1906.

897.

A la veille du vote de la loi du 15 février 1902, 23 villes environ possédaient un bureau d'hygiène. Lion MURARD, Patrick ZYLBERMAN, L'hygiène dans la République..., op. cit., p. 255 et 257.

898.

Marcel RONCAYOLO, " Logiques urbaines ", Yves LEQUIN, " Anciens et nouveaux citadins ", in Maurice AGULHON, François CHOAY et alii, op. cit., pp. 48-50 et 3112-314 ; Florence BOURILLON, Les villes en France..., op. cit., pp 108-112 et 142-143.

899.

Jean-Baptiste LANGLET, op. cit., p. 2168.

900.

Sur les logiques migratoires, géographiques et professionnelles, Yves LEQUIN, Les ouvriers dans la région lyonnaise..., op. cit., pp. 150-152 et 157 et " Ancien et nouveaux citadins ", in Maurice AGULHON, François CHOAY et alii, op. cit., pp. 313-314. Voir aussi la synthèse de Florence BOURILLON, Les villes en France..., op. cit., p. 144.

901.

Alain BIDEAU, Jacques DUPAQUIER, Jean-Noël BIRABEN, " La mortalité de 1800... ", in Jacques DUPAQUIER (dir.), op. cit., pp. 294-296. Les promoteurs du texte de 1902 insistaient également sur la surmortalité urbaine. Jean-Baptiste LANGLET, op. cit., p. 2167.