b. La question financière : une résolution favorable

Le conseil général n'a jamais ouvertement contesté la nécessité d'installer conjointement l'ensemble des services sanitaires départementaux. Mais il était particulièrement sensible à ses répercussions financières. C'est en partie pour cette raison que le conseil général avait ajourné l'étude de l'application de la loi à sa session d'avril 1903 939 et désigné, cinq mois plus tard, une commission spéciale. Il est vrai que, suivant les estimations du préfet, la dépense totale du nouveau dispositif sanitaire départemental s'élevait à 50 200 francs 940 . Si cette somme pouvait paraître négligeable au regard de l'ensemble des dépenses du département - soit 1,7 % du budget ordinaire de 1903 -, elle représentait néanmoins une progression de près de 156 % des crédits affectés à l'hygiène publique 941 .

Le département n'est toutefois pas seul à supporter le poids des dépenses "rendues nécessaires " 942 par la loi de 1902. Les communes et l'Etat y participent également suivant le barème de répartition fixé par la loi du 15 juillet 1893 sur l'assistance médicale gratuite 943 . Aussi le préfet de l'Isère avait-il prévu, à côté des dépenses, les recettes correspondant à la part des communes et de l'Etat. Nous ne savons pas si leur calcul a posé des difficultés au préfet ou à son service comptable ; toujours est-il que l'article de la loi régissant les dépenses est véritablement " obscur et lacunaire " 944 .

Une première difficulté 945 provient de la définition des " dépenses rendues nécessaires " par la législation ; en d'autres termes, les dépenses d'un service facultatif, celui d'inspection et de contrôle, doivent-elles être considérées comme obligatoires et à ce titre faire l'objet d'un partage entre les communes, le département et l'Etat 946 ? Le second problème est justement de déterminer la part respective qui incombe aux trois entités administratives. La loi sur l'assistance médicale gratuite avait prévu un système de subventions du département aux communes et de l'Etat aux départements 947 , établies en fonction de la valeur du centime de chaque collectivité locale. Les subventions départementales et étatiques étaient d'autant plus fortes que le produit du centime communal et du centime départemental au kilomètre carré était faible 948 . Les dispositions régissant les dépenses d'assistance médicale sont pourtant difficilement transposables au domaine sanitaire. La détermination de la subvention départementale implique en effet de connaître le montant des dépenses d'hygiène de chaque commune. En matière d'assistance médicale, le principe est relativement simple : sont imputées au budget communal toutes les dépenses relatives à un assisté ayant son domicile de secours dans la commune en question 949 . Il en va autrement de la santé publique : comment déterminer, par exemple, sur les dépenses des conseils d'hygiène et commissions sanitaires ou du service départemental d'inspection, la part qui revient à chaque commune?

La solution retenue par le préfet de l'Isère consiste à ventiler le montant de la dépense totale entre toutes les communes du département, à l'exception de celles qui possèdent un bureau d'hygiène, au prorata de leur population 950 . La part correspondant à chaque commune est ensuite répartie entre la commune, le département et l'Etat en fonction des barèmes fixés par la loi de 1893. Il résulte de ces calculs, comme le montre le tableau ci-dessous, que le département n'assume plus que 41,8 % des dépenses sanitaires. La part respective des communes et de l'Etat s'élève à 34,3 % et à 17,9%, le reste étant couvert par les taxes de désinfection dues par les usagers du service. Finalement, sur la dépense totale de 50 200 francs, la somme à la charge du département est de 20 975 francs, soit une augmentation de 13 % par rapport au budget de 1902.

Tableau n° 8 : Le budget départemental de l'hygiène publique : situation, projet et réalisation (1902-1904)
  Budget de 1902 Budget proposé par le préfet
(août 1903)
Budget adopté par le conseil général (15 avril 1904)
DEPENSES
Désinfection 2 000 10 000 10 000
Vaccination 17 000 17 500 17 500
Conseils d'hygiène 300 500 2 000
Epidémies 300 0 0
Inspection et contrôle   22 200 13 230
Total 19 600 50 200 42 730
RECETTES
Taxes de désinfection 1 000 3 000 3 000
Subvention de l'Etat (désinfection)   2 100 2 100
Contingent des communes Comprise dans les taxes 17 235 13 335
Subvention de l'Etat (services d'hygiène)   6 889,50 5 818,50
Total 1 000 29 224,50 24 253,50
SOLDE 18 600 20 975,50 18 476,50

Sources : ADI, 3 N 19/15 : Budget départemental des dépenses et des recettes de l'exercice 1902 ; ADI, PER 56-95 et 56-96 : CG/RP, août 1903 et CG/PVD, séance du 15 avril 1904.

La commission du budget du conseil général ne se prononce pas immédiatement sur le projet du préfet, elle le renvoie à une sous-commission prise en son sein, dite commission spéciale de l'hygiène, plus particulièrement chargée d'examiner trois questions particulières. La première concerne la dépense du service de la désinfection, que la commission juge " aléatoire " et " susceptible d'augmenter ", tout en reconnaissant qu'on ne peut la " prévoir avec précision " 951 . Aussi, le crédit affecté à ce service est-il voté tel quel par le conseil général. Les deux autres remarques formulées par la commission du budget sont liées : elles portent sur la participation des communes, qui représente " pour elles une dépense nouvelle assez élevée " 952 , ainsi que sur l'importante somme affectée au service d'inspection et de contrôle. La commission de l'hygiène va alors s'attacher à réduire ces deux types de dépenses. Dans le budget voté par le conseil général en avril 1904, qui entérine ses propositions, les dépenses du service de l'inspection et de contrôle diminuent de 40 % tandis que la part des communes est réduite de 23 %. Cependant, c'est le département qui est le véritable gagnant des aménagements apportés par la sous-commission : il reste à sa charge une somme de 18 476 francs, soit une diminution de 123 francs par rapport au budget de 1902. Le bénéfice est plus que modeste et certainement sans valeur réelle mais c'est sa signification symbolique qu'il convient de noter et le rapporteur de la commission spéciale ne manque pas de le faire remarquer 953 . Car finalement, l'application de la loi du 15 février 1902 n'entraîne aucune dépense nouvelle pour le département.

Dans le département de l'Isère, la mise en oeuvre des dispositions institutionnelles de la législation sanitaire s'est révélée relativement complexe et cela, pour deux raisons essentielles. La première est liée à la volonté du préfet et du conseil général de statuer d'emblée sur l'ensemble des institutions composant l'organisation sanitaire. Une telle façon de procéder n'est, du reste, pas totalement dénuée de fondement : elle permettait d'avoir une vue d'ensemble du nouveau dispositif de l'hygiène publique et de ses mécanismes et ainsi de le faire fonctionner assez rapidement. Mais elle impliquait aussi, vu l'importance relative des crédits à engager, d'étudier sérieusement la question et notamment, les complexes modalités financières de la législation. Finalement, le retard dont s'était tant inquiété le ministère de l'Intérieur nous semble davantage imputable à cet ensemble d'éléments qu'à une inertie ou un mauvais vouloir de la part des autorités iséroises. En tout cas, la décision de 1904 transforme radicalement l'organisation sanitaire départementale. Les conseils d'hygiène en sont les premiers affectés.

Notes
939.

" Monsieur le Président (du conseil général) expose que le Parlement, ou tout au moins le Sénat, a exigé préalablement au vote de la loi, l'estimation des dépenses que son application devait entraîner par l'Etat. Il serait bon, à son avis, que cette méthode fût suivie par le conseil général au point de vue des finances départementales ". ADI, PER 56-94 : CG/PVD, session d'avril 1903.

940.

ADI, PER 56-95 : CG/RP, août 1903.

941.

ADI, 3 N 19/15 : Budget départemental des recettes et des dépenses des exercices 1902 et 1903.

942.

Article 26 de la loi du 15 février 1902

943.

Cf. Annexe n°21.

944.

André-Justin MARTIN, Albert BLUZET, Commentaire administratif et technique..., op. cit., p. 300. Consulté sur " la nature et les conditions de répartition des dépenses entre les communes, les départements et l'Etat ", le ministre de l'Intérieur reconnaissait, dans la circulaire du 19 juillet 1902, qu'il ne lui "paraissait pas possible de procéder à cet examen et par conséquent de faire une réponse utile tant que les règlements d'administration publique ne seront pas intervenus ". " C'est là, poursuivait-il, une étude fort complexe qui ne pourra être terminée, tant par le Comité consultatif d'hygiène publique et l'Académie de médecine que par le Conseil d'Etat, avant l'époque des vacances ". Circulaire ministérielle du 19 juillet 1902 relative aux conditions de la mise en vigueur de la loi du 15 février 1902. RTOSP, Tome IV, pp. 57-58. Il faut d'ailleurs noter que les règlements d'administration publiques prévus par l'article 26 de la loi ne seront jamais rendus et qu'une loi du 22 juin 1906 modifiera l'article 26.

945.

Les deux types de difficultés ont été soulevées par André-Justin MARTIN et Albert BLUZET, Commentaire administratif et technique..., op. cit., pp. 300-306. Nous nous appuyons sur leur analyse.

946.

Ibid., p. 301. Le préfet de l'Isère répond de manière positive à cette interrogation.

947.

Articles 27, 28 et 29 de la loi du 15 juillet 1893 sur l'assistance médicale gratuite, reproduits par André-Justin MARTIN, Albert BLUZET, Commentaire administratif et technique..., op. cit., p. 304. Les communes qui n'avaient pas de ressources suffisantes pour couvrir leurs dépenses d'assistance médicale étaient autorisées à voter des centimes additionnels aux quatre contributions directes dont le produit donnait droit à une subvention du département. Il en était de même pour le département qui recevait alors une subvention de l'Etat.

948.

Olivier FAURE, Les Français et leur médecine..., op. cit., p. 172. L'auteur explique néanmoins que "malgré les termes employés, il ne s'agit (...) pas de subventions allouées volontairement, mais d'une véritable participation financière régulière et obligatoire de l'Etat et des conseils généraux aux dépenses de l'assistance". Il ajoute également que l'Etat prend très vite " l'habitude de verser des subventions aux départements qui utilisent une partie de leurs ressources fiscales au fonctionnement de l'A.M.G., même sans créer de centimes spéciaux. La circulaire du 23 juin 1898 entérine cette jurisprudence et oblige les départements à procéder de la même façon vis-à-vis des communes ".

949.

André-Justin MARTIN, Albert BLUZET, Commentaire administratif et technique..., op. cit., p. 306 et circulaire ministérielle du 29 janvier 1907 concernant l'organisation financière des services de la santé publique. RTOSP, Tome IV, pp. 272-283.

950.

ADI, PER 56-95 : CG/RP, août 1903. André-Justin Martin et Albert Bluzet avaient fait la même proposition et la circulaire ministérielle du 29 janvier 1907 entérinera ce système.

951.

ADI, PER 56-95 : CG/PVD, session d'août 1903.

952.

Ibid. Il faut noter que sur les 45 conseillers généraux siégeant en 1902, 29 sont maires d'une commune du département. Compte établi à partir d'Edouard BRICHET, op. cit.

953.

ADI, PER 56-96 : CG/PVD, séance du 15 avril 1904.