a. Des conseils plus nombreux, un quadrillage sanitaire resserré

L'arrêté préfectoral du 20 avril 1904 divise le département de l'Isère en neuf circonscriptions et dote chacune d'elles d'une commission sanitaire 954 . Ce résultat ne s'est pas immédiatement imposé aux autorités locales. Le projet préparé par le conseil d'hygiène départemental et soumis, en août 1902, au conseil général prévoyait en effet de conserver l'arrondissement comme base de découpage et de créer ainsi quatre commissions sanitaires 955 . La seule différence avec le système de 1848 résidait alors dans l'autonomisation du conseil d'hygiène départemental, clairement distingué de la commission sanitaire siégeant au chef-lieu. Ce projet, qui n'était d'ailleurs pas seulement le fait du département de l'Isère, dut cependant être bien vite remanié devant l'intervention du ministère de l'Intérieur. La circulaire du 20 juillet 1903 insiste en effet sur la nécessité de dépasser le cadre de l'arrondissement et préconise la constitution de deux à cinq commissions sanitaires dans chaque arrondissement 956 . Consultant à nouveau le conseil d'hygiène départemental ainsi que les sous-préfets, le préfet de l'Isère propose d'établir treize ou quatorze circonscriptions 957 , que le conseil général ramène finalement à neuf en avril 1904 958 : trois dans l'arrondissement de Grenoble et deux dans les arrondissements de La Tour-du-Pin, Vienne et Saint-Marcellin.

Les circonscriptions sanitaires sont très variables tant au point de vue de leur étendue qu'au point de vue de leur population 959 . Avec ses onze cantons et une population de 165 906 habitants 960 , la circonscription de Grenoble est la plus importante et domine de loin les autres. Vient ensuite celle de Vienne qui regroupe six cantons pour une population de 86 124 habitants. La plus petite est celle de La Mure, formée de quatre cantons et dont la population s'élève à 27 968 habitants. Entre ces extrêmes, les autres circonscriptions du département comprennent entre trois et cinq cantons pour une population allant de 37 238 à 63 446 habitants. Le découpage proposé par le conseil d'hygiène publique était plus homogène puisque des circonscriptions supplémentaires étaient ajoutées dans les arrondissements de Grenoble et de Vienne 961 . Elles permettaient de réduire le poids démographique des circonscriptions dépendant de ces communes à 98 897 habitants pour Grenoble et à 62 902 habitants pour Vienne. De même, si l'on exceptait les petites circonscriptions de Pont-de-Beauvoisin (25 876 habitants) et du Grand-Lemps (19 920 habitants), la population des dix autres circonscriptions variait entre 30 921 et 40 997 habitants.

En fait, le conseil général s'est montré surtout sensible à trois grandes préoccupations dans l'établissement des circonscriptions sanitaires : réaliser des circonscriptions homogènes, tenir compte des facilités et des difficultés de communications et pouvoir procéder, sans difficultés majeures, au recrutement des membres 962 .

Si homogénéité des circonscriptions il y a, elle serait à rechercher dans leurs caractéristiques économiques. La répartition des circonscriptions recoupe en effet, dans une certaine mesure, l'implantation des activités industrielles 963 . Les villes dotées d'une commission sanitaire se classent parmi les " centres actifs " du département, qui se sont développés sous l'effet de la prospérité économique régionale 964 .

La circonscription de Grenoble 965 regroupe les centres industriels d'Allevard (métallurgie), de Voiron et Saint-Laurent du Pont (métallurgie, distillerie), du chef-lieu (ganterie, cimenterie, métallurgie) ainsi que la zone comprise entre Domène et Pontcharra, où sont installées les papeteries et les industries hydro-électriques. Ce sont ces deux dernières activités que l'on retrouve dans la circonscription de Vizille, de Pont de Claix à Livet. La ville de La Mure est située au coeur d'un bassin houiller auquel la ligne de chemin de fer de La Mure à Saint Georges de Commiers donne un nouvel essor. L'arrondissement de La Tour-du-Pin, dans lequel l'industrie textile - la soierie contrôlée par la fabrique lyonnaise- s'est largement diffusée et a touché presque tous les villages 966 , est divisé en deux circonscriptions : Bourgoin, par ailleurs centre métallurgique, et La Tour-du-Pin. Ce sont également les deux seules communes de l'arrondissement à connaître un accroissement de leur population depuis le Second Empire 967 . Les industries de la plaine de Lyon (ateliers métallurgiques de Saint-Priest, tréfileries de Pont de Chéruy, établissements lumière à Feyzin) appartiennent à la circonscription de Vienne, dont l'activité principale est la draperie. Enfin, la région comprise entre Rives et Tullins, dominée par les papeteries et la métallurgie, est rattachée à la circonscription de Rives.

L'activité industrielle n'est toutefois pas aussi fortement présente dans toutes les circonscriptions. Malgré de nombreuses petites industries assez diverses dans la vallée de Bièvre, la circonscription de Beaurepaire est surtout à dominante agricole. Elle correspond aux vallées de Bièvre et de Valloire dont les cultures de blé et de fruits assurent la prospérité. La ville de Beaurepaire est néanmoins un centre actif grâce à son activité commerciale, notamment avec la Drôme. La circonscription de Saint-Marcellin présente les mêmes caractéristiques : elle comprend le sud de la Basse Isère, spécialisée dans la culture du noyer, et le plateau pauvre du Chambaran. Toutefois, la ville de Saint-Marcellin, en stagnation démographique depuis 1851, fait figure de bourgade et ne semble devoir sa commission sanitaire qu'à son statut de sous-préfecture 968 .

En répartissant ainsi les circonscriptions sanitaires, il semble que le conseil général ait tenu compte des grandes dynamiques industrielles ou agricoles du département et satisfait en cela, du moins dans une certaine mesure, à l'idée de sériation des problèmes d'hygiène chère à A.J. Martin et Albert Bluzet 969 . Mais, sur ce plan, l'homogénéité des circonscriptions est loin d'être entièrement réalisée. C'est que le conseil général s'est également montré sensible à d'autres critères, et notamment aux facilités de circulation des membres des assemblées sanitaires.

La division de l'arrondissement de Grenoble reflète particulièrement ce souci 970 . C'est en effet dans cette partie du département que les contraintes physiques sont les plus prégnantes et les zones d'isolement les plus nombreuses. La circonscription de Grenoble épouse ainsi les grands axes routiers et ferroviaires qui traversent la cluse de Voreppe et le Grésivaudan en direction de la Savoie. Celle de Vizille est organisée autour des routes du Lautaret, entre Vizille et Bourg d'Oisans, et de la Croix-Haute qui relie Vif, Monestier de Clermont et Clelles. Enfin, la circonscription de La Mure est traversée par la route du col de Bayard, fortement accidentée, de Vizille à la Mure puis à Corps en direction de Briançon.

La troisième grande préoccupation du conseil général fut le recrutement des membres des conseil et commissions sanitaires. L'augmentation du nombre d'assemblées consultatives entraîne en effet une augmentation du personnel siégeant dans ces institutions et ce sont autant de membres nouveaux à désigner. Cet élément contribue à expliquer le choix du conseil général de diminuer le nombre de circonscriptions de quatorze à neuf 971 . Avec le découpage proposé par le conseil d'hygiène départemental, l'effectif des assemblées sanitaires aurait été porté à une centaine 972 , ce qui impliquait de trouver au minimum 50 membres supplémentaires. La division adoptée permet de réduire ce dernier chiffre à 29, en admettant toujours que les anciens membres soient reconduits dans leur fonction. On comprend mieux, dès lors, le souci du conseil général de diminuer le nombre de circonscriptions sanitaires et peut-être aussi celui de les organiser autour des villes principales, là ou le choix est a priori le plus large. De fait, sur les 50 nouveaux membres nommés 973 , 34 résident dans la ville chef-lieu de la circonscription 974 . Pour le reste, leur profil se rapproche de celui des anciens membres et la physionomie des assemblées consultatives, tant professionnelle que sociale, s'inscrit beaucoup dans la continuité 975 .

En installant neuf commissions sanitaires et un conseil d'hygiène départemental, le conseil général modifiait notablement l'organisation sanitaire du département de l'Isère. Les institutions consultatives étaient plus nombreuses et le quadrillage territorial s'en trouvait resserré. Mais, avant que ces assemblées puissent fonctionner et exercer ainsi les nouvelles attributions que leur donne la loi du 15 février 1902, il fallait régler le problème de leurs ressources.

Notes
954.

ADI, PER 2437-41 : RAAP, Règlement sanitaire départemental, 20 avril 1904.

955.

ADI, PER 56-93 : CG/RP, août 1902. Le conseil d'hygiène départemental craignait que " le fonctionnement d'un plus grand nombre de commissions sanitaires soit une cause de complications ". ADI, PER 56-95 : CG/RP, août 1903.

956.

Circulaire ministérielle du 20 juillet 1903 relative à la répartition des départements en circonscriptions, conformément à l'article 20 de la loi du 15 février 1902. RTOSP, Tome IV, pp. 103-104. Le ministre expliquait que la conservation du cadre de l'arrondissement aurait pour conséquence de réduire le nombre de personnes siégeant dans les institutions consultatives. Les conseils d'hygiène de 1848 comprenaient en effet, chacun, entre dix et quinze membres ; la loi de 1902 conserve cette fourchette pour le conseil d'hygiène départemental mais réduit le nombre de membres des commissions sanitaires à cinq, six ou sept.

957.

La différence provient de l'arrondissement de Saint-Marcellin : le sous-préfet proposait une seule circonscription, le conseil d'hygiène départemental en instituait deux. ADI, PER 56-95 : CG/RP, août 1903.

958.

ADI, PER 56-96 : CG/PVD, séance du 15 avril 1904.

959.

Cf. Annexes n°22 et 23.

960.

Nous nous appuyons sur les chiffres du recensement de 1901. Dénombrement de la population de l'Isère. Recueil des actes administratifs concernant les recensements, 1901.

961.

Soit cinq circonscriptions sanitaires dans l'arrondissement de Grenoble au lieu de trois et trois dans l'arrondissement de Vienne au lieu de deux. Cf. Annexe n°22.

962.

ADI, PER 56-96 : CG/PVD : séance du 15 avril 1902.

963.

Cf. Annexe n°24. Ce constat n'est pas d'ailleurs seulement valable pour le département de l'Isère. Le docteur Mosny remarquait dans sa synthèse des comptes-rendus des services d'hygiène dans les départements du Sud-Est que " le groupement de la population, la répartition des centres industriels a déterminé le choix des circonscriptions sanitaires (...) ". Docteur MOSNY, " Services d'hygiène dans les arrondissements : comptes-rendus trimestriels. 7° circonscription : Basses-Alpes, Hautes-Alpes, Alpes-maritimes, Bouches-du-Rhône, Corse, Drôme, Gard, Hérault, Isère, Var, Vaucluse, Troisième trimestre 1902, 1903, 1904, Recueil des travaux du CCHPF, Tome 34, 1904, p. 730.

964.

L'expression est de Pierre Barral. Il classe les communes urbaines du département en trois catégories : les bourgades, " en relative décadence ", les centres actifs " qui se développèrent sous l'effet de la prospérité économique régionale ", et les cités nouvelles, " des villages transformés par la grande industrie". Pierre BARRAL, op. cit.,pp. 45-53 et notamment la carte des communes urbaines, p. 46. Le fait que celle-ci ait été établie à partir de données datant de 1936 n'affecte en rien notre analyse.

965.

Le commentaire du découpage des circonscriptions sanitaires s'appuie essentiellement sur Pierre BARRAL, op. cit.,pp. 45-53 pour l'accroissement des villes, pp. 108-115 et 151-154 pour la répartition des activités industrielles et agricoles, pp. 61-67 pour les axes de communication. Pour un approfondissement de l'industrie iséroise et de son évolution, Yves LEQUIN, Les ouvriers dans la région lyonnaise..., op.cit.,chapitres 1 et 2, et plus particulièrement pour l'arrondissement de Grenoble; Henri MORSEL, Jean-François PARENT, Les industries de la région grenobloise, Grenoble, PUG, 1991, première et seconde parties.

966.

Pierre BARRAL, op. cit., p. 515.

967.

+ 47,8 % pour La Tour du Pin et + 53,2 % pour Bourgoin entre 1851 et 1901. Nos calculs s'appuient sur les chiffres des recensements de ces deux années.

968.

Le conseil général s'était en effet interrogé sur l'opportunité de diviser l'arrondissement de Saint-Marcellin en deux circonscriptions. ADI, PER 56-96 : CG/PVD, séance du 15 avril 1904.

969.

Cf. supra, chapitre II, p. 185.

970.

Cf. Annexe n°25.

971.

Commentant sa propre répartition des circonscriptions sanitaires, la commission du conseil général s'exprime en ces termes : " D'autre part, le fonctionnement et même le recrutement des comités de circonscriptions eussent été rendus plus difficiles par leur nombre ". ADI, PER 56-96 : CG/PVD, séance du 15 avril 1904.

972.

Cette estimation repose sur la proposition du préfet de fixer à six l'effectif de chaque commission sanitaire, dans le cas où le conseil général adopterait la division du département en 14 circonscriptions, ainsi que sur l'hypothèse que le nombre de membres du conseil d'hygiène départemental aurait été fixé à 15. ADI, PER 56-95 : CG/RP, août 1903. Rappelons, en outre, qu'en 1903, les conseils d'hygiène totalisent 49 membres.

973.

Sur les 49 membres que comptaient les conseils d'hygiène en 1903, 28 ont été reconduits dans leurs fonctions en 1904. CDH-CS, 1904-1906 : Liste des membres du conseil d'hygiène départemental et des commissions sanitaires de l'Isère en 1904.

974.

Ibid.

975.

Une comparaison de la composition des assemblées sanitaires en 1903 et en 1904 fait simplement ressortir l'augmentation du poids des " non spécialistes ", liée à la présence, obligatoire, de conseillers généraux. Nous avons également comparé le profil des nouveaux membres nommés en 1904 à celui des membres siégeant entre 1879 et 1902 et constaté qu'il y avait peu de différences.