Le choix de confier le service départemental de l'hygiène publique à l'inspecteur des enfants assistés ne répond pas seulement à des considérations financières. Il existe en effet une réelle volonté de créer un véritable service sanitaire et social, indépendant des bureaux de la préfecture, dans une double logique de centralisation et de spécialisation. On en trouve la manifestation dans le rapport de la commission du budget d'août 1903 1002 . Le rapporteur souhaitait voir étudier par une sous-commission le regroupement sous une direction unique des services des enfants assistés, de la protection du premier âge, de l'assistance médicale gratuite, voire des épizooties, auxquels seraient adjointes l'hygiène et la santé publiques. Le chef d'un tel service, remarquait le rapporteur, aurait ainsi " une vue d'ensemble qui lui permettrait d'harmoniser ses efforts. Il en acquerrait plus de compétence et d'autorité ". Bref, il deviendrait " le chef d'un véritable petit ministère départemental de l'hygiène et de la santé publiques ". Fallait-il lui donner une nouvelle direction ? Les considérations financières ont vite tranché en faveur de l'inspecteur des enfants assistés.
Un tel choix, du reste, n'était pas dépourvu de fondement. L'inspecteur des enfants assistés en poste dans l'Isère, Léon Bec, était docteur en médecine et avait reçu deux prix relatifs à l'hygiène de l'enfance et à la tuberculose 1003 . Son adjoint, Victor Mouret, ancien instituteur, était, quant à lui, en passe d'obtenir son doctorat en médecine 1004 . Les deux personnages possédaient donc les qualifications adéquates pour s'occuper des affaires d'hygiène publique.
La création de l'inspection départementale est ainsi à l'origine d'une profonde réorganisation des services de l'hygiène et de l'assistance publiques, désormais indépendants des bureaux de la préfecture 1005 . La section " hygiène ", qui comprenait les conseils d'hygiène, les établissements classés, la police médicale et pharmaceutique, la police des eaux minérales et l'instruction sanitaire des projets de distribution d'eau potable, disparaît de la première division pour être rattachée à l'inspection. Le service de la vaccine (vaccinations, production du vaccin antivariolique et du sérum antidiphtérique), qui relevait de la troisième division, suit le même chemin. Tous ces objets et, plus généralement ceux visés par la loi de 1902, sont plus particulièrement confiés à l'employé prévu par la délibération du conseil général du 15 avril 1904 et nommé le 6 juin 1006 . L'inspection départementale reçoit en outre le service de l'assistance médicale gratuite, distrait, ainsi que le rédacteur qui en était chargé, de la troisième division 1007 . Enfin, toutes les attributions relatives aux enfants assistés et à la protection du premier âge sont définitivement transférées à l'inspection départementale et placées directement sous la responsabilité du docteur Bec. C'est la fin d'une situation que dénonçaient depuis plusieurs années les inspecteurs successifs des enfants assistés.
L'histoire des services des enfants assistés et de la protection du premier âge s'apparente en effet, dans les années précédant la mise en oeuvre de la loi de 1902, à celle d'une conquête d'indépendance vis-à-vis des bureaux de la préfecture. D'abord placés directement sous la responsabilité de l'inspecteur, ils avaient été, en 1881, rattachés, avec les deux employés correspondants, à la troisième division 1008 . La gestion du service était ainsi partagée entre l'inspecteur, relevant de l'Etat, et les bureaux de la préfecture. Si cette situation peut être interprétée dans le sens d'un allégement du travail de l'inspecteur, qui ne se consacrerait qu'à la surveillance des enfants placés sous sa tutelle et laisserait la surpervisation des tâches administratives à la préfecture, elle ne satisfait pas en tout cas les titulaires du service des enfants assistés. En 1895, l'inspecteur Hamel déplorait le fonctionnement du bureau chargé du premier âge : " Des rapports sont adressés à la préfecture par Messieurs les juges de paix, maires et médecins inspecteurs ; à ces rapports, ces derniers joignent les bulletins de leurs visites, le tout est classé à la troisième division, qui sans aucune vérification, si ce n'est l'addition des bulletins fournis, mandate les sommes réclamées " 1009 . L'un de ses successeurs, le docteur Roche s'en prend lui aussi à l'organisation du service : " Je crois qu'il serait profitable pour le bon fonctionnement de nos services et, s'il m'est permis de le dire dans l'intérêt du budget départemental, de mettre un terme à la situation un peu confuse que vous connaissez. (...) je suis certain qu'un départ équitable d'attributions ne se confondant pas les unes, les autres peut être établi entre nos bureaux et l'inspection et qu'il produirait les meilleurs effets " 1010 . Et Roche de proposer une réorganisation des services dans laquelle le contrôle administratif de l'inspecteur serait plus prégnant. Son successeur obtient, en février 1901, la nomination d'un employé spécialement affecté au service de l'inspection 1011 , mais les services d'assistance infantile restent toujours écartelés entre la préfecture et le service départemental. La création de l'inspection de l'assistance et de l'hygiène publiques met fin à cette situation : les tâches assistantielles des bureaux préfectoraux se réduisent dorénavant à l'administration des établissements de bienfaisance et des secours d'extrême misère 1012 .
L'inspection départementale de l'assistance et de l'hygiène publiques ne se limite pas au personnel de bureau ; elle comprend aussi les médecins cantonaux qui prennent le titre de médecins de l'assistance et de l'hygiène publiques.
La redéfinition de la situation des médecins cantonaux représente une initiative originale du département de l'Isère. C'est, à notre connaissance et à la fin de l'année 1904, le seul département de France à avoir pensé leur intégration au sein du service de contrôle et d'inspection 1013 . Il réalise ainsi dans le domaine sanitaire ce que certains inspecteurs des enfants assistés avaient souhaité pour la protection médicale infantile : un renforcement des liens entre l'inspection et les médecins locaux chargés de cette tâche 1014 . La manifestation en est l'élargissement de la mission des médecins cantonaux : ces derniers doivent " surveiller et signaler au service (de l'inspection) toutes les causes de nature à nuire à la santé publique (...) " et lui adresser chaque mois un " compte-rendu, par commune, de la situation sanitaire de leur circonscription " 1015 . Ils jouent également un rôle actif en matière de la lutte contre les maladies contagieuses : il leur appartient de prescrire les mesures nécessaires pour enrayer les épidémies et d'en surveiller l'application, tout en rendant compte à l'inspecteur départemental. A ce titre, la soixantaine de médecins de l'assistance et de l'hygiène remplacent " sans perte de temps considérable et sans déplacements onéreux " 1016 les cinq médecins des épidémies qui disparaissent. Leur attention doit également particulièrement se porter sur les eaux servant à l'alimentation des communes, les eaux stagnantes, l'hygiène des écoles, des denrées alimentaires et des boissons 1017 . Ils conservent en outre leurs attributions en matière d'assistance médicale gratuite et de vaccination, dans les conditions définies par l'arrêté de 1879 1018 .
La nouvelle mission des médecins de l'assistance et de l'hygiène publiques leur est financièrement reconnue, même si entre les projets du conseil d'hygiène départemental et le vote du conseil général, leur rémunération a été revue à la baisse. L'instance consultative avait proposé une indemnité forfaitaire de 25 francs par commune de leur circonscription 1019 . Le préfet en modifia le calcul, préférant le système en vigueur pour la vaccination : trois centimes par habitant de commune de montagne et deux centimes par habitant de commune de plaine 1020 . Le conseil général opte pour une indemnité unique et la ramène à un centime et demi par habitant, toujours dans un souci d'économie 1021 .
La création du service d'inspection et de contrôle transforme profondément l'organisation sanitaire de l'Isère. Les services d'hygiène n'apparaissent plus comme des pièces juxtaposées les unes à côté des autres et réparties entre les diverses divisions de la préfecture ; ils sont au contraire rassemblés dans une structure unique, qui de plus, supervise l'ensemble des tâches assistantielles. On pourrait bien sûr trouver quelques connotations négatives à cette organisation. Le poids des considérations budgétaires, déterminant dans l'organisation de l'inspection, n'est peut-être guère à porter au crédit du conseil général. L'on peut également s'interroger sur l'alourdissement de la charge de travail que représente, pour l'inspecteur des enfants assistés, la gestion de la santé publique. Virginie De Luca Barrusse montre en effet que, si l'extension des attributions des inspecteurs aux secteurs de l'assistance aux adultes était vivement souhaitée par les inspecteurs eux-mêmes, elle suscitait néanmoins bon nombre d'interrogations au sein des instances centrales, et notamment en termes de bonne administration des services départementaux 1022 . On peut néanmoins noter que, dans le département de l'Isère, le transfert des charges sanitaires et assistantielles à l'inspection, s'est accompagné d'un transfert de personnel et même de la création d'emplois nouveaux 1023 . Si cette assise bureaucratique peut être considérée comme suffisante pour assurer sans encombre l'administration du service, on ne sait, toujours est-il que le conseil général s'est montré soucieux de donner à l'inspection les moyens humains de sa gestion.
Le bilan des applications institutionnelles de la loi du 15 février 1902 dans le département de l'Isère présente donc un double visage. Il est plutôt mitigé si l'on considère la modeste augmentation des crédits affectés aux conseils d'hygiène. En revanche, il devient plus positif si l'on intéresse à l'inspection départementale de l'assistance et de l'hygiène publiques. Celle-ci marque en effet l'émergence d'une véritable administration départementale sanitaire et sociale. Elle met fin à l'éparpillement des services sanitaires qui caractérisait l'organisation antérieure. Elle révèle en outre que les autorités locales ont été sensibles aux services que rendrait une telle structure dans l'application des dispositions de la loi du 15 février 1902. Le service de contrôle et d'inspection, qui constituait le coeur de la réforme sanitaire avant d'être relégué par le Sénat dans une position périphérique, trouve non seulement une concrétisation dans l'Isère mais il constitue aussi la pièce essentielle de son dispositif sanitaire.
Le département de l'Isère n'est pas le seul à s'intéresser à la mise en oeuvre institutionnelle de la législation sanitaire. Dès 1903 et bien avant la promulgation du règlement d'administration publique prévu par la loi, la municipalité grenobloise procède à une réorganisation de son bureau d'hygiène.
ADI, PER 56-95 : CG/PVD, rapport de la commission du budget, août 1903.
Ibid.
Dictionnaire biographique..., op. cit., p. 100. Si la majorité des inspecteurs des enfants assistés étaient docteurs en médecine, ce n'était pas le seul profil permettant d'accéder à l'inspection. Sur ce point, Virginie DE LUCA BARRUSSE, op. cit., pp. 195-197 et 202-212.
ADI, 3 M 1 : Fiche signalétique de Victor Mouret et lettre du préfet de l'Isère au Directeur de l'Assistance et de l'hygiène publiques, 10 janvier 1903. En 1906, Victor Mouret est signalé comme ayant obtenu son doctorat en médecine.
ADI, 3 N 16-7 : Arrêté préfectoral du 28 mai 1904.
ADI, 1 M 48 : Arrêté de nomination de Joseph Ardain, 6 juin 1904.
ADI, 3 N 16-7 : Arrêté préfectoral du 28 mai 1904.
ADI, 1 M 48 : Arrêté préfectoral du 23 avril 1881.
Rapport de l'inspecteur départemental des enfants assistés au préfet de l'Isère sur le service de la protection du premier âge pour l'année 1895.
Rapport de l'inspecteur départemental des enfants assistés au préfet de l'Isère sur les services des enfants assistés et moralement abandonnés, des secours temporaires et de la protection du premier âge pour l'année 1897.
Rapport de l'inspecteur départemental des enfants assistés au préfet de l'Isère sur le service de la protection du premier âge pour l'année 1900.
Annuaire du département de l'Isère et de la ville de Grenoble..., 1905.
Cette initiative retient l'attention du délégué ministériel au contrôle de la loi du 15 février 1902, qui la cite mais ne la commente pas, dans son rapport au Comité consultatif d'hygiène publique de France. Albert BLUZET, " Exposé sommaire de la mise en oeuvre de la loi du 15 février 1902...",op. cit., p. 402.
Catherine ROLLET-ECHALIER, op. cit., p. 314.
ADI, PER 2437-41 : RAAP, Articles 41 et 42 du règlement sanitaire départemental de l'Isère, 20 avril 1904.
ADI, PER 56-93 : CG/RP, août 1902. Il y avait un médecin des épidémies par arrondissement et depuis 1884, un médecin en chef des épidémies.
ADI, PER 2437-41 : RAAP, Article 41 du règlement sanitaire départemental, 20 avril 1904. L'idée de confier l'inspection des écoles et l'hygiène alimentaire aux médecins cantonaux revient au conseil départemental d'hygiène. Le préfet s'était montré plutôt réservé, considérant qu'il s'agissait surtout d'attributions communales. En revanche, le conseil général avait approuvé la proposition du conseil d'hygiène qui avait le mérite de concrétiser les dispositions de la loi de 1886 sur l'inspection des locaux scolaires. ADI, PER 56-93 : CG/RP, août 1902 et PER 56-95 : CG/PVD, session d'août 1903.
Le préfet, approuvé par le conseil général, avait en effet estimé que l'organisation du service de vaccination était tout à fait conforme au décret du 27 juillet 1903 et qu'il suffisait de la maintenir. ADI, PER 56-95 : CG/RP, août 1903.
ADI, PER 56-93 : CG/RP, août 1902.
ADI, PER 56-95 : CG/RP, août 1903.
" La majorité de votre commission a estimé que les médecins cantonaux, bénéficiant déjà des émoluments attachés aux services de l'Assistance médicale gratuite, de la vaccine et pouvant à l'occasion de ces services s'acquitter, sans augmentation sensible de frais, des obligations que leur imposera la loi de 1902, il convenait de fixer à un centime et demi par tête d'habitant le montant de leur rétribution ". ADI, PER 56-96 : CG/PVD, séance du 15 avril 1904.
Virginie DE LUCA BARRUSSE, op. cit., pp. 128-132.
En plus de la nomination d'un employé chargé de la protection de la santé publique et du transfert de l'employé affecté à l'assistance médicale gratuite, deux emplois nouveaux sont créés à l'inspection. En 1904, le service comprend ainsi, un inspecteur, un sous-inspecteur et cinq employés. ADI, 1 M 48 : Arrêtés préfectoraux des 1er mars et 6 juin 1904.