Le 14 janvier 1903, le docteur Bordier remet au maire de Grenoble un rapport, dans lequel il propose de rattacher le laboratoire municipal d'analyses au bureau d'hygiène et de le déplacer de l'école professionnelle à l'école de médecine 1029 . Cette nouvelle organisation vise à faire du laboratoire un instrument plus efficace de la protection de la santé publique.
L'argumentaire du docteur Bordier repose sur la " qualité bactériologique " 1030 des aliments, notion pastorienne que la loi du 1er août 1905 relative à la répression des fraudes dans la vente des marchandises et des falsifications des denrées alimentaires et des produits agricoles allait bientôt consacrer 1031 . Bien que le directeur du bureau d'hygiène n'emploie pas explicitement cette expression dans son rapport 1032 , il la sous-entend lorsqu'il insiste sur l'importance de l'analyse bactériologique des substances alimentaires ou lorsqu'il appréhende l'alimentation en termes de danger infectieux pour l'homme 1033 . La falsification des denrées alimentaires ou la mise en vente de substances corrompues 1034 ne sont pas en effet les seules actions nuisibles à la santé. Il faut y ajouter le danger bactériologique provenant des toxines sécrétées par les microbes. Celui-ci est particulièrement présent dans la viande et dans le lait. La vente de viande provenant d'animaux malades est théoriquement interdite mais les causes de transmission demeurent nombreuses : contrôles sanitaires parfois peu scrupuleux 1035 , abattage pendant la période d'incubation 1036 , incertitudes scientifiques 1037 ... De même, une mauvaise hygiène des étables, des vaches, des fermiers ou des récipients de traite et de transport constituent autant de facteurs de contamination du lait, responsable de diarrhées souvent mortelles pour les nourrissons 1038 .
L'importance de la qualité bactériologique des aliments démontrée, il faut pouvoir la rechercher : or, le laboratoire installé à l'école professionnelle n'est équipé que pour des analyses chimiques. Et Arthur Bordier de proposer le premier volet de la réorganisation du laboratoire : son transfert à l'école de médecine et de pharmacie. Cet établissement possède en effet non seulement toutes les installations nécessaires aux analyses chimiques mais aussi un laboratoire de bactériologie, agréé par le ministère de l'Agriculture pour l'analyse des eaux de l'Isère et des départements limitrophes 1039 . En outre, les professeurs de l'école de médecine sont " tous licenciés ès-sciences, docteurs en médecine ou pharmaciens de première classe, ils pratiquent journellement des analyses et n'ont obtenu leur titre de professeur qu'après les concours subis devant la faculté de Lyon " 1040 . Bref, les installations matérielles de l'école de médecine autant que les qualités de son corps professoral en font un endroit tout désigné pour accueillir le laboratoire d'analyses alimentaires.
Il faut dire que la situation de l'école de médecine en 1903 n'a plus grand chose à voir avec celle de 1886. A cette date, son état de délabrement était tel qu'il n'était pas question d'y établir le laboratoire municipal. On la trouvait misérablement logée dans les locaux de l'hôpital, " dans une masure sordide presque en ruines " 1041 . Il n'en pouvait d'ailleurs guère en être autrement vu l'état de l'hôpital. La description que fait de cet établissement, construit en 1621, un aspirant au titre de docteur en médecine au début des années 1880 est éloquente : " A n'importe quelle heure de la journée, l'odorat est péniblement impressionné par l'odeur sui generis qui s'y dégage, odeur due à mille molécules tenues en suspension dans l'air et provenant des lits et des malades (...) Un ruisseau dérivé du canal de la Romanche traverse (la) cour (principale), après avoir servi d'égouts à une partie de la ville. Il reçoit à son passage dans l'hôpital les eaux de la buanderie, et les eaux et détritus de l'amphithéâtre. Les riverains d'amont ayant le droit d'en détourner les eaux, celles-ci abandonnent dans le canal des immondices qui fermentent sous le soleil et empestent l'hôpital " 1042 . En 1894, l'école de médecine était dégagée de ce lieu sordide pour être installée dans des bâtiments neufs, construits spécialement à l'angle des rues de Bonne et Lesdiguières 1043 . Cette même année, elle recevait le titre d'école préparatoire réorganisée, qui l'autorisait à organiser le premier examen du doctorat en médecine ainsi que la première partie du second examen 1044 . Deux ans plus tard, une chaire de bactériologie était crée et confiée au docteur Berlioz 1045 . Le laboratoire municipal d'analyses ne pouvait ainsi trouver meilleur lieu d'accueil.
Le second volet de la réforme du laboratoire municipal d'analyses proposée par Arthur Bordier consiste dans son rattachement au bureau d'hygiène. N'est-il pas en effet le service le mieux placé pour faire face aux maladies potentielles causées par l'alimentation et que seul le laboratoire peut déceler ? D'après le règlement du 16 décembre 1889, le laboratoire devait examiner les produits que le bureau d'hygiène lui enverrait et lui adresser un rapport mensuel sur ses opérations. Toutefois, il semble que dans les années 1890, les liens entre le service d'hygiène et le laboratoire se soient distendus. Le premier indice est la réorganisation du laboratoire intervenue en 1892. Celle-ci avait transféré la réception des échantillons, la délivrance des bulletins indiquant les résultats de l'analyse et la perception des taxes au bureau de l'octroi 1046 . Un nouvel acteur s'était donc inséré entre le laboratoire et le bureau d'hygiène et c'est cette situation que dénonce le docteur Bordier : " (...) Dans cette organisation aussi peu homogène que possible, d'un service qui doit dépendre du bureau d'hygiène, c'est le bureau de l'octroi qui prépare le terrain et assure les rôles, c'est l'école professionnelle qui opère et le bureau d'hygiène est renseigné de seconde main par un vague bulletin (bon, mauvais...) qui lui est remis plus ou moins régulièrement chaque mois " 1047 . D'ailleurs, à partir de 1895, les opérations du laboratoire d'analyses cessent d'apparaître dans les annuaires du bureau d'hygiène, second indice des rapports défectueux entre ces deux services. Quant aux produits envoyés par le bureau d'hygiène au laboratoire, il est difficile, pour ne pas dire impossible, d'en déterminer la proportion. Joseph Tramard y fait allusion en 1892, dans un courrier adressé au maire de Grenoble, mais il ne nous renseigne guère sur leur quantité 1048 .
Pour remédier à ces dysfonctionnements, le docteur Bordier propose que le bureau d'hygiène soit chargé de l'administration du laboratoire. Concrètement, le public remettrait au secrétaire du bureau d'hygiène les échantillons à analyser, qui encaisserait les sommes correspondant à l'analyse demandée 1049 . Les produits seraient ensuite acheminés à l'école de médecine pour y être analysés par les professeurs de cet établissement. Les professeurs transmettraient alors les résultats des analyses au bureau d'hygiène, qui les communiquerait au public. Cette organisation ne devrait pas, selon Bordier, entraîner des dépenses supplémentaires pour la ville ; en conséquence, le médecin propose de maintenir les crédits déjà affectés au laboratoire et de les faire répartir, par ses soins, entre les professeurs de l'école de médecine au prorata des opérations effectuées.
Cette nouvelle organisation représente à la fois un renforcement du bureau d'hygiène et de l'école de médecine, soit les deux établissements dont le docteur Bordier assume la direction. Celui-ci avait effectivement souligné les liens qui existaient de fait entre le service et l'école et que constituaient sa personne et l'un des médecins-inspecteurs, chef de clinique chirurgicale à l'école de médecine 1050 . Plus largement, Bordier était convaincu que l'école de médecine représentait un vivier pour le choix des futurs directeurs du bureau d'hygiène 1051 . C'est peut-être aussi un moyen d'effacer le demi-échec qu'il avait connu avec la préparation du sérum antidiphtérique 1052 .
Le projet du docteur Bordier est accepté par le conseil municipal le 10 avril 1903 1053 . Le 7 mai, le maire de Grenoble informe donc le directeur du laboratoire et son préparateur que leurs fonctions prendront fin le 1er octobre 1903 1054 . La transition se passe plutôt bien : le directeur de l'école Vaucanson remet à l'école de médecine le matériel du laboratoire ; ses responsables démissionnent sans protester, du moins officiellement, mais cessent leurs fonctions plus tôt que prévu 1055 . Le 1er octobre 1903, le bureau d'hygiène prend officiellement la direction et le contrôle du laboratoire municipal d'analyses 1056 . Quelques mois plus tard, il connaît sa première réorganisation.
Ibid.
Robert CARVAIS, " La maladie, la loi...", in Claire SALOMON BAYET (dir.), op. cit.,p. 291.
Ibid., p. 318. Le projet de loi est déposé au Sénat le 6 avril 1898 par Jules Méline, Président du Conseil et ministre de l'Agriculture.
L'expression ne figure pas non plus dans la loi de 1905. Celle-ci entend toutefois " lutter contre les microbes pathogènes qui se trouveraient dans l'alimentation. L'intention du législateur se manifeste clairement à ce sujet, par l'introduction du terme " toxique " qui signifie " poison ", mais qui sous sa forme dérivée " toxine " signifie en 1887 " poison soluble sécrété par les microbes " ". Robert CARVAIS, " La maladie, la loi...", in Claire SALOMON-BAYET (dir.), op. cit., p. 292.
" L'analyse du lait, du vin, de diverses denrées alimentaires est la seule façon d'être renseigné sur la porte d'entrée d'une foule de maladies que le bureau d'hygiène a le devoir de connaître et d'apprécier ". AMG, 5 I 1 : Rapport du docteur Bordier au maire de Grenoble, 14 janvier 1903.
Les principales falsifications alimentaires sont l'écrémage ou le mouillage du lait, le mouillage ou le plâtrage des vins, l'ajout de graisses et de poudres dans les beurres, l'adjonction de plâtre ou de craie dans les farines. Pour un inventaire plus précis des fraudes, voir Jacques LEONARD, Archives du corps..., op. cit., pp. 152, 157-158, 168-171, 174-178, 187-188, 197-199.
" Les substances corrompues s'entendent de celles gâtées par la fermentation putride ". Robert CARVAIS, " La maladie, la loi...", in Claire SALOMON-BAYET (dir.), op. cit., p. 319.
Jacques LEONARD, Archives du corps..., op. cit., pp. 169-171.
La maladie de l'animal n'est alors pas décelable autrement que par une analyse bactériologique. La période d'incubation varie de un (rouget du porc) à trente jours ( péripneumonie, morve, etc). Robert CARVAIS, " La maladie, la loi... ", in Claire SALOMON-BAYET (dir.), op. cit., p. 323.
C'est le cas de la tuberculose bovine dont la transmission à l'homme n'est définitivement établie qu'en 1904. Lion MURARD, Patrick ZYLBERMAN, L'hygiène dans la République..., op. cit., p. 658. La consommation de viande turberculeuse avait été interdite en 1888 seulement si " les lésions étaient généralisées, avaient envahi la plus grande partie d'un viscère, ou se traduisaient par une éruption sur la poitrine et le ventre ". Jacques LEONARD, Archives du corps..., op. cit., p. 170.
Ibid., p. 157. Parfois, la falsification peut rejoindre le danger bactériologique, si le lait est coupé avec de l'eau polluée par exemple. Il est vrai que le fait de bouillir le lait détruisait les microbes. Encore fallait-il que cette pratique, acceptée dans les années 1890 après une décennie de controverses entre les cliniciens, partisans du lait cru, et les microbiologistes, partisans du lait bouilli, se répande dans les foyers. Catherine ROLLET-ECHALIER,op. cit., pp. 170-173.
AMG, 5 I 1 : Rapport du docteur Bordier au maire de Grenoble, 14 janvier 1903.
Ibid.
Lettre des professeurs de l'école de médecine et de pharmacie au maire de Grenoble, 6 août 1890, reproduite dans Arthur BORDIER, La médecine à Grenoble..., op. cit., p. 285.
Léon FOLLIASSON, op. cit., pp. 53-54.
Arthur BORDIER, La médecine à Grenoble..., op. cit., pp. 288-289 et 293.
Ibid., p. 293. Voir aussi pp. 277-278 et Jacques LEONARD, Les médecins de l'Ouest..., p. 989 sur les décrets de 1883 portant réorganisation des écoles préparatoires de médecine.
AMG, RDCM, Séance du 17 avril 1896 et DP 886 : Nécrologie du docteur Berlioz parue dans le Petit Dauphinoisdu 19 janvier 1922.
AMG, 5 I 1 : Arrêté municipal relatif à la réorganisation du laboratoire d'analyses, 1892. Cette réforme avait été réclamée par Joseph Tramard à la suite du départ de son chimiste-adjoint. Tramard avait proposé de le remplacer par son frère, Camille, instituteur à l'école Saint-Laurent. Mais avec cette combinaison, le laboratoire ne pouvait plus assurer la partie administrative des opérations d'analyses, d'où le recours au service de l'octroi. AMG, 5 I 1 : Lettre de Joseph Tramard au maire de Grenoble, 21 avril 1892.
AMG, 5 I 1 : Rapport du docteur Bordier au maire de Grenoble, 14 janvier 1903.
AMG, DP 4616 : Lettre de Joseph Tramard au maire de Grenoble, 18 février 1892.
AMG, 5 I 1 : Rapports du docteur Bordier au maire de Grenoble, 14 janvier et 20 juin 1903. Signalons que le docteur Bordier propose également un relèvement des tarifs des analyses.
AMG, 5 I 1 : Rapport du docteur Bordier au maire de Grenoble, 14 janvier 1903.
Ibid.
Cf. infra, chapitre IV, pp. 453-454. Bordier avait souhaité que la préparation du sérum antidiphtérique ait lieu à l'école de médecine.
AMG, 5 I 1 : Lettre du docteur Bordier au directeur du laboratoire municipal d'analyses, 7 mai 1903.
Ibid.
AMG, 5 I 1 : Lettres du directeur de l'école Vaucanson au maire de Grenoble, 27 juin et 17 octobre 1903 ; Lettres de démission du directeur du laboratoire et de son préparateur, 27 et 30 juin 1903. Le préparateur explique qu'il a besoin de profiter de la totalité de ses vacances.
AMG, 5 I 1 : Conseil municipal de Grenoble, séance du 9 octobre 1903 et arrêté municipal relatif à la réorganisation du laboratoire, 17 novembre 1903.