c. Deux questions en suspens

Le décret du 27 juillet 1903 fait de la vaccination un service départemental organisé par le conseil général. Cette disposition, remarquaient André-Justin Martin et Albert Bluzet, " sera dans plusieurs cas en contradiction avec l'état actuel des choses (...)" car " dans un certain nombre de villes (...), et notamment dans presque toutes celles qui ont un bureau d'hygiène, le service de la vaccine est un service municipal " 1098 . C'est justement le cas à Grenoble puisque le règlement du 31 décembre 1903 charge Joseph Roux de pratiquer la vaccination une fois par semaine à la mairie. Le médecin-inspecteur est par ailleurs rétribué pour cette fonction sur des crédits municipaux. Alors que le rôle des communes devait se limiter à la partie administrative des opérations vaccinales 1099 , c'est un service municipal qui en assume à Grenoble l'entière responsabilité.

On peut dès lors s'interroger sur la signification d'une telle situation. Il est en effet évident que la question du partage des compétences en matière de vaccination entre la ville et le département se posera un jour ou l'autre dans l'Isère, notamment lorsque le conseil général aura délibéré sur l'organisation sanitaire départementale 1100 . L'hypothèse la plus plausible, en dehors du problème de la continuité du service, est que Bordier ait voulu préparer cette confrontation avec le maximum d'atouts en sa faveur. Il faut signaler que déjà, dans les années 1870, le préfet et le maire de Grenoble s'étaient opposés sur la désignation du vaccinateur de la ville 1101 . Un médecin-vaccinateur dépendant du bureau d'hygiène ayant déjà été nommé, Arthur Bordier pourrait ainsi proposer, voire imposer, ce praticien au préfet et, ce faisant, conserver un certain contrôle sur la vaccination municipale.

Le traitement des logements insalubres est également ambigu. La loi du 15 février 1902 en fait une question départementale : alors que sous le régime de la loi de 1850, il appartenait au conseil municipal de se prononcer sur la nature des travaux à exécuter ou sur l'interdiction d'habiter, cette compétence est dorénavant du ressort de la commission sanitaire de circonscription et du conseil départemental d'hygiène. La municipalité conserve néanmoins un rôle dans la procédure d'assainissement des habitations 1102 puisque c'est le maire qui en est à la base. Après avoir été informé de la situation malsaine d'un logement, il procède à une enquête et rédige un rapport contenant des propositions précises d'assainissement. Le rapport du maire est ensuite transmis à la commission sanitaire départementale qui prend sa décision. Le conseil d'hygiène intervient en cas de divergences entre les conclusions du maire et de la commission.

Le nouveau règlement du bureau d'hygiène tient apparemment compte de ces changements puisqu'il stipule que " le bureau d'hygiène recevra les plaintes formulées contre les logements insalubres et les transmettra à la commission sanitaire " 1103 . Toutefois, la loi du 15 février 1902 ne met pas fin à Grenoble aux activités de la commission des logements insalubres ; celle-ci se trouve rattachée le 11 novembre 1904, à titre consultatif, au bureau d'hygiène sous le nom de commission consultative d'hygiène et de salubrité 1104 . Cette situation résulte d'une conversation entre le docteur Bordier et Albert Bluzet lui-même, pour qui " le rôle de ces commissions p(ouvait) encore avec avantage être maintenu " 1105 . La nouvelle commission municipale est composée de quinze membres, dont douze appartenaient à la commission des logements insalubres ; son secrétaire, Eugène Geymond, devenu chef de section au service de la voirie, est également maintenu dans ses fonctions. Les attributions de la commission consultative d'hygiène et de salubrité sont définies dans l'arrêté municipal du 11 novembre 1904 : "Elle donnera son avis sur les plaintes qui seront adressées à l'administration. Elle visitera les lieux signalés comme insalubres, déterminera l'état d'insalubrité et en indiquera les causes, ainsi que les moyens d'y remédier. Elle désignera les immeubles ou logements auxquels devrait s'appliquer l'interdiction d'habitation. Enfin, elle sera chargée de l'étude et de l'examen de toutes les questions qui lui seront renvoyées par l'administration concernant l'application de la loi du 15 février 1902 " 1106 . C'est son rapport, visé par le maire, qui est déposé au secrétariat de la mairie pour être ensuite transmis à la commission sanitaire départementale 1107 . La commission s'occupe ainsi, sous la responsabilité du bureau d'hygiène, de toute la partie municipale de la procédure instituée par le législateur.

On peut néanmoins s'interroger sur la signification exacte d'installer parallèlement, peut-être concurremment, à la commission sanitaire départementale, une commission municipale des logements insalubres, d'autant plus que celle-ci est également placée, sinon davantage, sous le signe de l'expertise technique. La commission consultative d'hygiène et de salubrité comprend en effet, en dehors de deux docteurs en médecine et de deux pharmaciens, le directeur de la voirie et des eaux, deux entrepreneurs de travaux publics et huit architectes alors que ces derniers sont absents de la commission sanitaire de Grenoble 1108 . N'est-ce pas le signe que le bureau d'hygiène se donne les moyens nécessaires de traiter la question des logements insalubres ? Ne manifeste-t-il pas sa volonté de conserver et d'affirmer ses prérogatives dans ce domaine face à la commission départementale ? Il est vrai que la ville de Grenoble dispose de quelques atouts pour faire valoir ses positions auprès des instances départementales : on retrouve dans la commission sanitaire de Grenoble, Joseph Roux, médecin-inspecteur du bureau d'hygiène et Marius Gontard, premier adjoint au maire de Grenoble délégué aux finances, à l'assistance et à l'hygiène publiques. De même, le conseil d'hygiène départemental comprend Arthur Bordier et deux membres de la commission consultative d'hygiène et de salubrité.

Dans les faits, tout concourt à faire de la commission sanitaire départementale une instance de délibération non pas de premier mais de second degré. Le 24 décembre 1904, le maire de Grenoble adresse à la commission sanitaire de Grenoble, conformément à la loi de 1902, une dizaine de dossiers instruits par la commission consultative d'hygiène et de salubrité 1109 . La commission sanitaire se réunit le 25 février 1905 et se contente de prendre acte des intentions des propriétaires d'effectuer les réparations prescrites par la commission municipale 1110 . A partir de là, les rapports entre les deux commissions vont être définitivement fixés : la commission sanitaire juge inutile d'être saisie " des affaires au sujet desquelles les propriétaires sont décidés à effectuer les prescriptions de (la) commission consultative d'hygiène et de salubrité " 1111 . Et le préfet prie le maire de Grenoble de ne lui adresser " à l'avenir que les décisions donnant lieu à protestations" 1112 .

Peu d'affaires semblent avoir été dans ce cas : les logements insalubres apparaissent en nombre insignifiant dans les dossiers traités par la commission sanitaire de Grenoble 1113 et restent, finalement, une affaire municipale.

Après une douzaine d'années de fonctionnement sur le modèle du règlement de 1889, le bureau d'hygiène de Grenoble connaît en 1903 deux importantes réformes. Il reçoit tout d'abord le contrôle du laboratoire d'analyses, qui fait désormais partie intégrante du service. Puis c'est l'organisation du bureau d'hygiène qui est elle-même modifiée : ses attributions sont élargies, son personnel est augmenté et restructuré et surtout, la municipalité grenobloise se préoccupe du traitement des questions relatives à la vaccination et aux immeubles insalubres. On peut peut-être ainsi mieux comprendre la précocité de la réorganisation du bureau d'hygiène par rapport aux directives centrales : tout se passe comme si la municipalité grenobloise, ou plutôt le docteur Bordier, avait voulu donner au service une solide constitution pour supporter la future confrontation avec les textes ministériels.

Les premières années d'application de la loi du 15 février 1902 dans le département de l'Isère apparaissent bien essentiellement travaillées par des dynamiques locales. L'intervention du pouvoir central concerne uniquement le niveau départemental et se limite, soit à des mesures d'ordre générale, soit à exercer une pression pour accélérer la mise en place des conseils d'hygiène. Les pouvoirs publics isérois disposent ainsi d'une marge d'action importante qu'ils ont utilisée chacun différemment : le département pour instituer le service d'inspection suggéré par la loi et lui donner le contrôle de l'ensemble des services d'hygiène départementaux, la ville de Grenoble pour fortifier son bureau d'hygiène, par l'inscription des attributions que la loi de 1902 lui confère, par une réorganisation de son personnel et surtout à travers l'affirmation de ses compétences en matière de vaccination et de logements insalubres.

Il en est autrement de la seconde phase d'application locale de la loi, à partir de 1907, où l'intervention du pouvoir central se fait plus prégnante. Pour bien la comprendre, un petit détour par Paris est nécessaire. Aussi, proposons-nous au lecteur de quitter quelques temps le département de l'Isère pour le ministère de l'Intérieur.

Notes
1098.

André-Justin MARTIN, Albert BLUZET, Commentaire administratif et technique..., op. cit., p. 105.

1099.

A savoir : établissement des listes des sujets soumis à la vaccination et à la revaccination, mise en demeure des parents ou tuteurs qui n'auraient pas présenté leur enfant aux séances collectives d'adresser à la mairie un certificat prouvant qu'ils ont bien satisfait à l'obligation imposée par le législateur, établissement de procès-verbaux dans le cas contraire. RTOSP, Tome IV, pp. 104-107 : Décret du 27 juillet 1903 relatif à la vaccination et à la revaccination.

1100.

Rappelons qu'à la fin de l'année 1903, celle-ci n'est toujours pas arrêtée.

1101.

De 1833 à 1872, la vaccination des cantons de Grenoble et de la ville était en effet assurée par les mêmes titulaires, qui étaient rémunérés à la fois sur des fonds départementaux et municipaux. En 1872-1873, à la suite de la démission du médecin chargé de ces deux postes, le préfet avait nommé le docteur Bernard pour le département et le maire de Grenoble avait désigné le docteur Berthollet pour le service municipal. Les deux services étaient alors nettement disjoints mais la situation ne satisfaisait ni le préfet, ni le vaccinateur départemental. Le 6 juillet 1877, le préfet proposait donc au maire de Grenoble de revenir à l'union des deux services, ce que le magistrat municipal avait refusé. AMG, 5 I 11 : Lettre du préfet de l'Isère au maire de Grenoble, 6 juillet 1877 et réponse du maire de Grenoble, 12 juillet 1877.

1102.

André-Justin MARTIN, Albert BLUZET, Commentaire administratif et technique..., op. cit., pp. 192-193.

1103.

AMG, 5 I 3 : Article 16 du règlement du 31 décembre 1903.

1104.

AMG 5 I 3/4 : Arrêté municipal portant création d'une commission consultative d'hygiène et de salubrité, 11 novembre 1904.

1105.

AMG, 5 I 12 : Lettre du directeur du bureau d'hygiène au maire de Grenoble, 7 juillet 1904.

1106.

AMG, 5 I 3/4 : Article 3 de l'arrêté municipal du 11 novembre 1904.

1107.

Ibid., article 4.

1108.

Ibid., article 2 et CDH-CS : Liste des membres de la commission sanitaire de Grenoble, 1904.

1109.

AMG, 5 I 17/1 : Lettre du maire de Grenoble au préfet de l'Isère, 24 décembre 1904.

1110.

AMG, 5 I 17/1 : Extrait de la délibération de la commission sanitaire de Grenoble, 25 février 1905.

1111.

AMG, 5 I 17/1 : Lettre du préfet au maire de Grenoble, 6 mars 1905.

1112.

Ibid.

1113.

Six dossiers seulement ont été transmis à la commission sanitaire de Grenoble pour les années 1906, 1909-1911 et 1914. CDH-CS : 1904-1906, 1909, 1910, 1911 et 1914. Pour une idée du nombre d'affaires relatives aux immeubles insalubres traitées par la municipalité grenobloise, cf. infra, chapitre V, p. 515.