1. La nationalisation des bureaux d'hygiène

Court texte de huit articles, le décret du 3 juillet 1905 1119 laisse a priori une grande latitude aux conseils municipaux pour organiser le bureau d'hygiène de leur commune. L'article 1 se contente d'énumérer les objets sur lesquels doit délibérer l'instance élue : celle-ci définit le personnel affecté au bureau d'hygiène et les conditions de sa rémunération, désigne le local dans lequel le service sera installé, arrête les dépenses d'organisation et de fonctionnement, statue sur la création d'un laboratoire d'hygiène ou, à défaut, réglemente l'utilisation par le service de laboratoires municipaux, publics ou privés. Il n'y a aucune autre indication sur l'organisation des bureaux d'hygiène, si ce n'est qu'ils doivent comprendre un directeur, dont la nomination est en revanche strictement réglementée, ainsi que des employés et des agents 1120 . Les attributions de ces services ne sont pas abordées ; à peine reconnaît-on, dans un souci de réglementation de la comptabilité, qu'il existe deux types de compétences correspondant à deux catégories de dépenses : celles relatives à désinfection et les autres résultant de la loi du 15 février 1902 1121 . La marge de manoeuvre dont disposent les municipalités est pourtant limitée par deux dispositions, qui établissent un droit de regard du pouvoir central sur l'organisation des bureaux d'hygiène.

Un contrôle du pouvoir central est tout d'abord instauré sur la délibération du conseil municipal par l'intermédiaire du préfet. Celui-ci possède un pouvoir d'appréciation sur l'organisation du bureau d'hygiène. S'il estime, après avis du conseil d'hygiène départemental, " que les conditions d'organisation et de fonctionnement adoptées par le conseil municipal équivalent à un défaut d'organisation " 1122 , il peut inviter l'assemblée à délibérer de nouveau. Le conseil municipal a alors deux mois pour présenter un nouveau projet " répondant au voeu " 1123 de la loi sanitaire, faute de quoi, un règlement d'administration publique impose d'office à la commune l'organisation de son bureau d'hygiène.

L'empreinte du pouvoir central s'exerce plus fortement encore sur la nomination du directeur. Celui-ci est certes nommé par le maire mais il est choisi " parmi les personnes reconnues aptes, à raison de leurs titres, par le Comité consultatif d'hygiène publique de France" 1124 . Ressenti comme une véritable atteinte à la prérogative communale selon laquelle " le maire nomme à tous les emplois communaux, (...) suspend et révoque les titulaires de ces emplois " 1125 , cette disposition fut violemment combattue par les municipalités 1126 . Et il est vrai, à lire le premier projet de décret adopté par le CCHPF le 21 mars 1904 et visiblement présenté tel quel par la Direction de l'Assistance et de l'Hygiène publiques au Conseil d'Etat 1127 , qu'il s'agissait bien d'une tentative de contestation ou de marchandage des droits de nomination du maire 1128 . La nomination du directeur du bureau d'hygiène devait en effet être agréée par le préfet, qui seul avait qualité pour le suspendre ou le révoquer, et cela afin de donner au chef de service " à la fois plus d'indépendance et d'autorité " 1129 . Il y avait donc bien une sorte de défiance à l'égard du maire et des pratiques clientélistes, réelles ou supposées, de l'administration municipale 1130 , et contre lesquelles le préfet devenait un rempart efficace. Cependant la procédure voulue par le CCHPF, refusée par le Conseil d'Etat comme dérogeant aux principes généraux du droit municipal 1131 , était également indissociable d'une volonté de professionnaliser la fonction de directeur de bureau d'hygiène.

En effet, d'après le premier projet du CCHPF, le directeur devait être nécessairement docteur en médecine et choisi " autant que possible (...) à la suite de concours sur épreuves ou sur titres, portant principalement sur des matières d'hygiène et de salubrité publiques " 1132 . On ne saurait, s'en expliquent Martin et Bluzet, confier la fonction de directeur de bureau d'hygiène " à un homme qu'aucune préparation scientifique antérieure ne qualifierait pour la remplir avec autorité " 1133 . Le concours permettait également de pallier l'inexistence d'un diplôme d'hygiéniste public français. Facultatif et local en 1904, le concours se transformait en examen obligatoire et national dans le projet de 1905. Il faut dire que le Conseil d'Etat avait refusé l'obligation pour le directeur de bureau d'hygiène d'être docteur en médecine 1134 . Mais de toute façon, ce titre n'était plus considéré par Martin et Bluzet comme une garantie suffisante de compétences en matière d'hygiène publique 1135 . Il fallait que les directeurs justifient de la possession d'un diplôme d'hygiéniste public, créé pour l'occasion et délivré sur titre après avis du CCPHF pour les directeurs en fonction depuis plus de cinq ans, ou sur épreuves pour les nouveaux directeurs 1136 . Le Conseil d'Etat ramena ce bel édifice à une simple liste d'aptitude.

La circulaire du 23 mars 1906 1137 , prise en application du décret du 3 juillet 1905, renforce encore le cadre normatif de l'organisation des bureaux d'hygiène. Elle ajoute un certain nombre de dispositions qui étaient présentes dans les projets adoptés par le CCHPF et que le Conseil d'Etat n'avait pas retenues.

Il en est tout d'abord ainsi du personnel des bureaux d'hygiène. Le décret de 1905 ne mentionnait que le directeur ainsi que les " employés et agents du service ", et seulement pour reconnaître à ces derniers la possibilité d'appartenir en même temps à d'autres services municipaux 1138 . La circulaire de 1906 leur adjoint des collaborateurs techniques, " médecins, architectes, ingénieurs chimistes " 1139 , renvoyant ainsi " aux personnes présentant les garanties de compétence nécessaires " du projet du Comité consultatif de 1904 1140 , devenues l'année suivante, " un ou plusieurs collaborateurs " 1141 . Elle détermine par ailleurs un seuil minimum d'un employé administratif et d'un agent d'exécution quelle que soit l'importance de la population de la commune 1142 et précise que la double appartenance au bureau d'hygiène et à un autre service ne doit concerner, en principe, que les communes d'au moins 2 000 habitants possédant un établissement thermal 1143 .

Le décret de 1905 ne précisait pas non plus les attributions des bureaux d'hygiène, évoquées dans les projets du Comité consultatif, mais la circulaire de 1906 impose aux conseils municipaux de les arrêter dans leur délibération et en donne une liste indicative. Celle-ci est d'ailleurs identique à celle dressée par Martin et Bluzet dans leur commentaire de la loi de 1902 1144 .

Une dernière disposition connaît le même sort. Elle concerne la question des rapports entre les bureaux d'hygiène et les autres services municipaux. Les projets du Comité consultatif faisaient obligation aux municipalités de consulter le directeur du bureau d'hygiène " sur toutes les affaires ressortissant à d'autres services qui mettraient directement ou indirectement en jeu l'application de la loi du 15 février 1902 " 1145 . La section de l'Intérieur du Conseil d'Etat avait supprimé cet article ; aussi, la circulaire de 1906 précise-t-elle que : " pour toute affaire intéressant de près ou de loin l'application de la loi du 15 février 1902, le bureau d'hygiène devra (...) toujours être appelé à émettre un avis, quand il n'aura pas à proposer lui-même la décision " 1146 .

Les normes d'organisation édictées par la circulaire de 1906 visent à faire des bureaux d'hygiène locaux des organismes homogènes dans leurs caractéristiques principales. Il faut rappeler qu'ils représentent la seule tentative d'administration sanitaire locale. Tout se passe comme si, après l'échec législatif de l'inspection départementale, l'administration centrale avait déplacé ses prétentions sur les bureaux d'hygiène. La seule voie après l'échec de l'étatisation de la santé publique serait alors celle de la nationalisation, qui passerait par la définition d'une organisation modèle que les municipalités se devraient de suivre. André-Justin Martin et Albert Bluzet avaient d'ailleurs insisté sur la nécessité d'établir, à côté du règlement d'administration publique, " un règlement modèle aussi complet que possible, où les municipalités trouveraient toutes les indications de détail qui leur seraient utiles, et où elles pourraient puiser suivant les besoins locaux, l'idée ou la formule même de toutes les mesures particulièrement appropriées à leurs besoins " 1147 . Ils pensaient atteindre indirectement leur but en présentant dans la seconde partie de leur rapport " un tableau méthodique et détaillé de ce que pourrait être, avec ses différents rouages, ses attributions multiples et ses modalités variables suivant l'importance de la localité, un bureau d'hygiène complet " 1148 . La circulaire de 1906 n'en est certes qu'un modèle réduit mais elle lui donne une publicité plus large ainsi qu'une tonalité officielle.

Le bureau d'hygiène modèle s'inspire essentiellement des expériences locales antérieures à 1902 1149 . La démarche de Martin et de Bluzet a consisté en effet à rechercher dans l'organisation et le fonctionnement des bureaux d'hygiène existants les dispositions qui pouvaient être généralisables et inscrites dans le règlement d'administration publique prévus par la loi 1150 . Ils se sont également efforcés de tenir compte des doléances des directeurs des bureaux d'hygiène. Plusieurs d'entre eux désiraient, par exemple, l'instauration d'un concours pour recruter les directeurs -futurs ?- à l'image de l'exemple lyonnais 1151 . La réglementation des rapports entre les bureaux d'hygiène et les autres services municipaux apporte également une réponse aux réclamations des directeurs 1152 .

Le décret du 3 juillet 1905 et la circulaire de 1906 instaurent une normalisation des bureaux d'hygiène par le pouvoir central tout en tenant compte des expériences locales. La même démarche se retrouve dans l'organisation des services municipaux et départementaux de désinfection.

Notes
1119.

Décret du 3 juillet 1905 portant règlement d'administration publique relatif aux conditions d'organisation et de fonctionnement des bureaux municipaux d'hygiène. RTOSP, Tome IV, pp. 162-163.

1120.

Ibid., article 2.

1121.

Ibid., article 4.

1122.

Ibid., article 3.

1123.

Ibid.

1124.

Ibid., article 2.

1125.

Article 88 de la loi du 5 avril 1884, cité par André-Justin MARTIN, Albert BLUZET, Rapport sur les conditions d'organisation et de fonctionnement des bureaux d'hygiène en exécution des articles 19 et 33 de la loi du 15 février 1902, Melun, Imprimerie administrative, 1904, p. 47. (ACE, Dossier 138 660). Mais il faut préciser que " ce pouvoir sans partage est justement infléchi par les rares emplois dépendant des droits spéciaux de nomination fixés par la loi comme pour les gardes champêtres et la police locale qui sont le plus souvent directement sous le contrôle de l'Etat ". Bruno DUMONS, Gilles POLLET, Pierre-Yves SAUNIER, op. cit., pp. 59-60.

1126.

Lion MURARD Patrick ZYLBERMAN, L'hygiène dans la République..., op. cit., pp. 262-263. Les deux auteurs citent en particulier les villes de Tarbes, Tours, Poitiers, Nantes et Saint-Nazaire.

1127.

Le projet présenté par la Direction de l'Assistance et de l'Hygiène publiques au Conseil d'Etat n'a pas été conservé. Toutefois, d'après les notes manuscrites du rapporteur au Conseil d'Etat, il semble qu'il y ait peu ou pas de différence avec le texte du Comité consultatif de 1904. ACE, Dossier 138 660.

1128.

Pour reprendre les termes utilisés par le docteur Gustave Dron dans un article de la Revue d'hygiène de 1909 et cité par Lion MURARD et Patrick ZYLBERMAN, op. cit., p. 262 et 635 pour la référence. Les propos exacts sont : le Comité consultatif d'hygiène publique " avait cru devoir contester ou marchander aux maires leur droit de nomination ".

1129.

ACE, Dossier 138 660 : André-Justin MARTIN, Albert BLUZET, Rapport sur les conditions d'organisation et de fonctionnement..., op. cit., p. 47 et 54.

1130.

Bruno DUMONS, Gilles POLLET, Pierre-Yves SAUNIER, op. cit., p. 60.

1131.

André-Justin MARTIN, Albert BLUZET, " Bureaux municipaux d'hygiène : projet de règlement d'administration publique ... ", Rapport du 30 janvier 1905, op. cit. p. 422.

1132.

ACE, Dossier 138 660 : André-Justin MARTIN, Albert BLUZET, Rapport sur les conditions d'organisation et de fonctionnement..., op. cit., p. 54 (article 3 du projet).

1133.

Ibid., p. 48.

1134.

Un docteur en médecine devait néanmoins être adjoint au bureau d'hygiène si le directeur ne justifiait pas de ce titre. ACE, Dossier 138 660 : Rapport de la section de l'Intérieur, des Cultes, de l'Instruction publique et de Beaux-Arts, 1905.

1135.

André-Justin MARTIN, Albert BLUZET, " Bureaux municipaux d'hygiène : projet de règlement d'administration publique...", Rapport du 30 janvier 1905, op. cit., pp. 419-420.

1136.

Ibid., p. 426.

1137.

Circulaire ministérielle du 23 mars 1906 sur les bureaux municipaux d'hygiène. RTOSP, Tome IV, pp. 183-199.

1138.

Article 2 du décret du 3 juillet 1905.

1139.

Circulaire ministérielle du 23 mars 1906.

1140.

ACE, Dossier 138 660 : André-Justin MARTN, Albert BLUZET, Rapport sur les conditions d'organisation et de fonctionnement..., op. cit., p. 54 (article 3 du projet).

1141.

André-Justin MARTIN, Albert BLUZET, " Bureaux municipaux d'hygiène : projet de règlement d'administration publique... ", Rapport du 30 janvier 1905, op. cit., p. 426. (Article 1 du projet).

1142.

" L'importance du personnel pourra d'ailleurs varier considérablement suivant qu'il s'agira d'une grande ville ou d'une station thermale de 2 000 habitants, mais il ne saurait comprendre, en outre du directeur, moins de deux agents : un employé administratif et un agent d'exécution". Circulaire ministérielle du 23 mars 1906.

1143.

Ibid. " Il n'en sera en principe que dans les communes de la seconde catégorie possédant un établissement thermal (...) dans les plus petites stations thermales, ces deux agents pourront être, par l'application de la disposition susvisée, le secrétaire de la mairie et le garde-champêtre ou l'appariteur, mais ils recevront en tout cas une délégation spéciale pour prêter leur concours au directeur du bureau d'hygiène. Dans les villes, ils devront être en principe affectés au service de manière exclusive ".

1144.

André-Justin MARTIN, Albert BLUZET, Commentaire administratif et technique..., op. cit., pp. 222-223.

1145.

La formule est identique dans les projets de règlement d'administration publique adoptés par le Comité consultatif d'hygiène de France en 1904 et en 1905.

1146.

Circulaire ministérielle du 23 mars 1906.

1147.

ACE, Dossier 138 660 : André-Justin MARTIN, Albert BLUZET, Rapport sur les conditions d'organisation et de fonctionnement.... , op. cit., pp. 11-12.

1148.

Ibid., p. 12.

1149.

Les rapports de Martin et de Bluzet au CCHPF ont été établis à partir de rapports antérieurs présentés à cette institution, comme celui du docteur Du Mesnil en 1886 ou de Martin sur le bureau d'hygiène grenoblois en 1890, ainsi qu'à partir d'une enquête réalisée par eux-mêmes auprès des directeurs de bureaux d'hygiène existants.

1150.

ACE, Dossier 138 660 : André-Justin MARTIN, Albert BLUZET, Rapport sur les conditions d'organisation et de fonctionnement.... , op. cit., p. 12.

1151.

Ibid., p. 49. Sur les conditions de recrutement du directeur du bureau d'hygiène de Lyon, voir Bruno DUMONS et Gilles POLLET, " Elites administratives et élites du social...", op. cit., p. 9.

1152.

Voici comment l'un d'entre eux les exprime : " Le service de l'état civil réclame pour lui seul la direction des médecins chargés de la constatation des naissances et des décès; tel chef de service municipal chargé de l'instruction primaire entend que personne autre que lui ne communique avec les médecins chargés de l'inspection des écoles ; un autre réclame la surveillance de l'alimentation, de la crèche, de l'asile de nuit ; le laboratoire créé cherche à échapper au bureau d'hygiène ; or, s'il est naturel que le chef de laboratoire soit maître chez lui, les résultats de ses travaux doivent pouvoir être connus et utilisés par le bureau d'hygiène, etc, etc. Il en résulte que la laboratoire municipal argue de son indépendance pour éluder les demandes de renseignements et d'expériences que le bureau aurait à conduire ; nos statistiques hebdomadaires paraissent avec 5 et 6 jours de retard par suite de lenteurs de transmission émanant du service de l'état civil, et d'autre part nos inspecteurs qui se rendent à domicile pour la désinfection y arrivent souvent trop tard ; de même pour les écoles, les rapports de médecins nous arrivent trop tard ou incomplets, et les désinfections d'écoles ne peuvent se faire que lorsque la maladie a déjà fait plusieurs victimes ; le service des travaux voudraient conserver ce qui a trait au permis de construire et à l'inspection sanitaire des immeubles ; enfin la surveillance des denrées alimentaires sans direction effective est tout fait insuffisante, tout le monde ayant peur de prendre une responsabilité et s'efforçant de ne mécontenter personne ". Rapporté dans ACE, Dossier 138 660 : André-Justin MARTIN, Albert BLUZET, Rapport sur les conditions d'organisation et de fonctionnement.... , op. cit., p. 51.