2. Le décret du 10 juillet 1906 et la désinfection

Le décret du 10 juillet 1906 sur les services locaux de désinfection est plus directif et plus précis que celui sur les bureaux d'hygiène. Son architecture résulte de l'action du Conseil d'Etat : celui-ci s'est efforcé de réduire la marge de manoeuvre laissée aux instances locales par le Comité consultatif d'hygiène publique dans un souci de protection de l'individu et de ses droits. La désinfection ne consiste pas seulement dans l'organisation d'un service, elle est aussi une pratique qu'il s'agit de réglementer.

Le décret du 10 juillet 1906 fait de la désinfection un service public, municipal dans les villes de plus de 20 000 habitants et départemental pour les autres communes 1153 . Dans le premier cas, l'organisation du service incombe au conseil municipal. Celui-ci doit se prononcer sur " la création d'un ou plusieurs postes de désinfection ", " la composition et la rétribution du personnel ", et voter les " crédits nécessaires à l'acquisition et l'entretien du matériel et au fonctionnement du service " 1154 . C'est sur les mêmes objets que doit porter la délibération du conseil général mais le décret de 1906 lui impose certaines obligations 1155 . Ainsi, au moins un poste de désinfection doit être installé dans chaque circonscription sanitaire et dans chaque station thermale possédant un bureau d'hygiène. Le choix du lieu abritant la station de désinfection n'est pas non plus totalement libre : la distance entre celle-ci et les communes qu'elle dessert doit être parcourue dans un délai de six heures maximum. Le décret de 1906 désigne en outre les responsables du service départemental de la désinfection, qui est placé sous l'autorité du préfet. Le contrôle général du service incombe soit à un membre du conseil d'hygiène départemental nommé par le préfet, soit à l'inspection sanitaire quand elle existe 1156 . Dans chaque circonscription sanitaire, c'est un membre de la commission sanitaire agréé par le préfet qui dirige le service : il veille à l'exécution des mesures de désinfection, à l'approvisionnement de chaque poste en matériel et en désinfectants et contrôle les registres 1157 . Il remet en outre à la commission sanitaire un rapport mensuel sur les résultats et besoins du service. Enfin, chaque poste de désinfection est placé sous la responsabilité d'un agent spécial, dit chef de poste, nommé par le préfet sur la proposition du délégué de la commission sanitaire 1158 . Son rôle est de pratiquer la désinfection et de tenir les registres des opérations ; il peut être assisté d'agents. Comme pour les bureaux d'hygiène, un contrôle du pouvoir central s'exerce sur les délibérations des instances locales : via le préfet après avis du conseil d'hygiène départemental pour les services municipaux, par le ministre de l'Intérieur lui-même après avis du CCHPF pour les services départementaux 1159 .

Le choix de la gestion exclusive de la désinfection publique par les collectivités locales est dû à l'intervention du Conseil d'Etat. Le premier projet d'André-Justin Martin, approuvé par le CCHPF et la Direction de l'Assistance et de l'Hygiène publiques 1160 , laissait en effet aux départements et aux villes de plus de 20 000 habitants non seulement la possibilité de traiter entre eux ou avec des " établissements publics possédant des installations ou des appareils, en vue de l'utilisation de ces installations et appareils pour le service de la désinfection publique ", mais également de " passer des marchés avec des particuliers ou avec des entreprises privées pour l'application des mesures de désinfection" 1161 . Dans les deux cas, il s'agissait de faciliter l'application de la loi en évitant d'imposer des contraintes trop lourdes aux collectivités locales. La désinfection nécessite en effet des investissements matériels - achat d'étuves, de voitures, construction d'entrepôts, etc - qui peuvent s'avérer coûteux, ainsi qu'un personnel sinon qualifié, du moins capable de manier les divers appareils. Son efficacité dépend beaucoup de la qualité des procédés et de leur utilisation. La solution consiste alors à s'appuyer sur les expériences locales de services de désinfection antérieurs à la loi de 1902. " On sait en effet, explique André-Justin Martin, que, depuis plusieurs années en France, les départements, certaines communes et un nombre assez considérables d'établissements hospitaliers, (...) ont été dotés d'appareils de désinfection (...). Il n'est guère de départements ou de villes d'une certaine importance de population où l'on ne puisse trouver aujourd'hui, dans notre pays, les premiers éléments de ces centres ou stations de désinfection et de ces services municipaux que notre projet prévoit et impose conformément à la loi " 1162 . Quant à l'ouverture de la désinfection publique au secteur privé, le rapporteur au Comité consultatif admet avoir tenu compte du souhait du sénateur Charles Prévet de voir étendues et reconnues les concessions que quelques municipalités avaient accordées à des entreprises de désinfection 1163 . L'argument du sénateur était du reste plus idéologique que pragmatique puisqu'il dénonçait " la constitution d'entreprises d'Etat, départementales ou communales venant sans droit, faire concurrence à l'industrie privée et la ruiner " 1164 . Gageons que le Conseil d'Etat n'a pas vu dans la gestion privée de la désinfection publique une alternative au " socialisme municipal ", qu'il condamnait alors sans ambages aux mêmes motifs que le sénateur 1165 ; il rejette en effet cette possibilité au nom du respect de la propriété privée 1166 . Il abandonne également, dans sa rédaction de 1905 1167 , le système des ententes entre les communes, le département et les établissements publics, sans donner d'explications.

C'est également en vertu du respect de la propriété privée et de la liberté des individus que la pratique de la désinfection est strictement réglementée. Le premier projet d'A.J. Martin se contentait de spécifier qu'aussitôt informés d'un cas de maladie contagieuse, les agents du service de la désinfection se rendaient au domicile du malade et pratiquaient les opérations, conformément aux instructions du CCHPF 1168 . Le Conseil d'Etat " n'a pas admis comme semblait le désir du gouvernement que les agents puissent entrer sans formalité au domicile du malade " 1169 . Aussi la désinfection proprement dite est-elle précédée d'une visite préalable des agents du service à la famille du malade 1170 ; ces derniers lui remettent une note rappelant l'obligation de la désinfection et les pénalités prévues par la loi, et indiquant les tarifs. Le malade ou son représentant ont alors le choix de faire opérer la désinfection par le service public ou par leurs soins, mais, dans ce cas, ils s'engagent à se conformer aux instructions du Comité consultatif et à se soumettre au contrôle du service public. Ils doivent en outre avertir le maire du transport éventuel du malade et de sa première sortie après sa guérison. Cette dernière disposition a pour but de préparer la seconde partie de la désinfection, la désinfection finale, après transport, guérison ou décès du malade. Le chef de poste de la désinfection adresse alors un avis à la famille du malade " faisant connaître au moins douze heures à l'avance le moment où il sera procédé aux mesures de désinfection " 1171 . La désinfection peut être pratiquée par le service public ou par l'entourage du malade, à condition d'y procéder sans délai et de prévenir, au moins douze heure à l'avance, le chef du poste du moment où l'opération doit avoir lieu afin qu'un contrôle soit exercé 1172 .

Enfin, le décret de 1906 impose aux autorités locales des normes dans la détermination des tarifs de désinfection. Ces derniers sont établis en fonction de la "valeur locative de l'ensemble des locaux d'habitation dont dépend la pièce occupée par le malade " et ne peuvent dépasser des seuils proportionnés à l'importance de la population de la commune de résidence du malade 1173 . Ils comprennent l'ensemble des opérations de désinfection - en cours de maladie et finale - et s'appliquent indifféremment quel que soit le type de désinfection opéré : sur place ou en dehors du domicile du malade, portant uniquement sur les locaux ou englobant également les effets du malade 1174 . Une réduction de 50 % est néanmoins accordée si la désinfection publique ne concerne que les objets en contact avec le malade. Par ailleurs, le tarif de désinfection des chambres d'hôtels garnis, des loges de concierge, des chambres de domestiques ou des chambres individuelles d'ouvriers logés chez leur patron, est une somme fixe de cinq francs maximum 1175 . Celle-ci n'est plus à la charge du malade mais du gérant, du propriétaire ou de l'employeur. Enfin, la désinfection est gratuite pour les indigents. La seule liberté laissée aux conseils généraux et municipaux réside dans la faculté de réduire les tarifs pour les établissements charitables et scolaires et dans leur libre fixation pour les maladies dont la déclaration et la désinfection ne sont pas obligatoires 1176 .

L'ensemble de ces dispositions est due encore une fois à l'action du Conseil d'Etat. Le premier projet du gouvernement laissait la détermination des tarifs entièrement à la discrétion des collectivités territoriales car la question était trop dépendante de contingences locales : procédés, appareils, désinfectants employés, prix de la main d'oeuvre et traitements du personnel technique 1177 . Le Conseil d'Etat a voulu éviter que les départements et les communes ne fixent des tarifs trop élevés pour les particuliers 1178 . On peut également penser que la réglementation des tarifs répond à un souci, sinon du Conseil d'Etat, du moins du gouvernement, de mettre la désinfection, et une désinfection la plus complète possible, à la portée de tous les administrés.

Les grandes modifications proposées par le Conseil d'Etat ont été retravaillées et acceptées par la Direction de l'Assistance et de l'Hygiène publiques. Aussi, les circulaires ministérielles du 28 juillet 1906 et du 18 mars 1907 1179 n'ajoutent pas au décret du 10 juillet de prescriptions normatives supplémentaires dans l'organisation des services de désinfection, comme c'est le cas pour les bureaux d'hygiène. Elles insistent particulièrement sur l'importance de la désinfection comme moyen de lutte contre les maladies contagieuses et sur les qualités du personnel technique et de contrôle.

En instaurant un cadre normatif dans l'organisation des services d'hygiène et de désinfection locaux, les décrets et circulaires de 1905 et de 1906 poursuivent l'homogénéisation de la gestion de la santé publique instituée par la loi du 15 février 1902. Il reste à en contrôler les applications ; les réformes des services d'hygiène du ministère de l'Intérieur, entreprises en 1907, ont pour but d'y satisfaire.

Notes
1153.

Décret du 10 juillet 1906 portant règlement d'administration publique sur les conditions d'organisation et de fonctionnement du service de désinfection. RTOSP, Tome IV, pp. 224-230. Cette disposition n'exclut pas que les particuliers puissent faire appel à des sociétés privées de désinfection, à condition qu'un contrôle sur les opérations soit exercé par le service public.

1154.

Ibid., article 1.

1155.

Ibid., article 5.

1156.

Ibid., article 6.

1157.

Ibid., article 7.

1158.

Ibid., article 8.

1159.

Ibid., article 9.

1160.

ACE, Dossier 139 090 : André-Justin MARTIN, Services départementaux et municipaux de désinfection : projet de règlement d'administration publique sur l'organisation et le fonctionnement de ces services , Rapport adopté par le CCHPF le 30 mars 1904, 25 p.

1161.

Ibid., p. 22 (articles 6 et 7 du projet). On comprend difficilement pourquoi le projet de décret n'évoque pas la possibilité de confier l'exploitation du service de la désinfection à des établissements publics, tels que les hôpitaux, les hospices ou les asiles, alors qu'il l'admet pour le secteur privé. Est-elle prévue implicitement soit en assimilant gestion municipale et gestion hospitalière, soit dans les mêmes conditions que l'industrie privée ? La question reste ouverte. Ce flou expliquerait en tout cas l'attitude ambivalente de la Direction de l'Assistance et de l'Hygiène publiques face au projet isérois de confier la désinfection publique aux hôpitaux du département. Cf. infra, p. ?

1162.

ACE, Dossier 139 090 : André-Justin MARTIN, Services départementaux et municipaux de désinfection..., op. cit., p. 7.

1163.

Ibid.

1164.

Sénat, séance du 21 mai 1901, intervention de Charles Prévet, Journal Officiel, Débats parlementaires du Sénat, 1901, p. 662.

1165.

Bernard BARRAQUE, " Pour une histoire des services urbains ", Economie et Humanisme, n°312, mars-avril 1990, p. 9.

1166.

ACE, Dossier 139 090 : Rapport du conseiller d'Etat Meyer sur le projet de décret du gouvernement, 1904 : " Je ne peux pas proposer d'autoriser l'administration à confier tout son service à une société qui agira pour elle, entrera dans les maisons, fera les PV, etc. ".

1167.

ACE, Dossier 139 090 : Conseil d'Etat, Projet de décret portant règlement d'administration publique sur les conditions d'organisation et de fonctionnement du service de désinfection, Rédactions du rapporteur et de la section, mai et juillet 1905.

1168.

ACE, Dossier 139 090 : André-Justin MARTIN, Services départementaux et municipaux de désinfection..., op. cit., pp. 22-23 (article 9 du projet).

1169.

ACE, Dossier 139 090 : Note manuscrite du rapporteur Meyer, non datée mais vraisemblablement de 1904, après délibération de la section de l'Intérieur sur le projet du gouvernement.

1170.

Nous reprenons ici les dispositions des articles 12, 13 et 14 du décret du 10 juillet 1906.

1171.

Article 16 du décret du 10 juillet 1906.

1172.

Ibid., articles 16 et 17.

1173.

Ibid., article 22. Dans les communes de moins de 5 000 habitants, le tarif établi ne peut être supérieur à 3 % de la valeur locative des locaux. Il ne peut dépasser 2,5 % dans les communes dont la population est comprise entre 5 et 20 000 habitants, 2 % si la population de la commune varie entre 20 000 et 100 000 habitants et 1,5 % si la commune a plus de 100 000 habitants. A Paris, le seuil maximum est de 1 % de la valeur locative des locaux. Dans tous les cas, la taxe à percevoir ne saurait être supérieure à 30 francs.

1174.

Ibid., article 23.

1175.

Ibid., article article 26.

1176.

Ibid., article 28.

1177.

ACE, Dossier 139 090 : André-Justin MARTIN, Services départementaux et municipaux de désinfection..., op. cit., p. 18 et 24.

1178.

" Je voudrais donner à l'administration des armes pour lui permettre de résister au désir de créer la taxe exagérée". ACE, Dossier 139 090 : Note manuscrite du rapporteur Meyer, non datée mais vraisemblablement de 1904, après délibération de la section de l'Intérieur sur le projet du gouvernement.

1179.

Circulaire ministérielle du 28 juillet 1906 relative à l'application du décret du 10 juillet sur le service de désinfection et circulaire ministérielle du 18 mars 1907 sur l'organisation et le fonctionnement des services municipaux et départementaux de désinfection. RTOSP, Tome IV, pp. 230-233 et 301-308.