a. Deux inspections ministérielles différemment organisées

Pour comprendre l'intégration de l'inspection générale des services sanitaires à l'inspection générale des services administratifs, il est nécessaire de rappeler la situation de ces deux organismes de contrôle au ministère de l'Intérieur. L'IGSA est une structure solidement organisée mais qui souffre de son cantonnement aux services pénitentiaires et assistantiels. Au contraire, l'IGSS apparaît comme une structure souple, sans organisation vraiment définie.

Malgré une appellation qui sous-entendrait une vocation généraliste, l'inspection générale des services administratifs 1216 n'a, à la veille de la réforme de 1907, vraiment de compétences qu'en matière assistantielle et pénitentiaire, même si des réformes tentent d'en élargir le champ à l'ensemble des services du ministère de l'Intérieur 1217 . La mission des seize inspecteurs généraux 1218 consiste alors à effectuer des tournées individuelles dans les établissements soumis à leur contrôle. Ce travail individuel se double d'un travail collectif en comité des inspecteurs généraux dont le président est élu chaque année par ses collègues 1219 .

Cette situation remonte à la naissance officielle de l'inspection générale. Le 25 novembre 1848, un arrêté regroupe sous le titre d'" inspection générale des services administratifs qui dépendent du ministère de l'Intérieur ", les inspections générales des prisons, des établissements de bienfaisance et des aliénés que les monarchies censitaires avaient successivement mises en place 1220 . Il ne s'agit pourtant à l'époque que d'un rassemblement et non d'une unification car les trois anciennes inspections forment trois sections distinctes au sein de l'inspection générale. A partir des années 1880, son organisation évolue dans deux directions. La première vise à rendre l'inspection générale indépendante des directions ministérielles dont elle contrôle les services et auxquelles elle était jusqu'à présent subordonnée 1221 . Son autonomie est définitivement reconnue en 1891 lorsqu'elle est placée directement sous l'autorité du ministre de l'Intérieur et qu'un service central de l'inspection générale, établi au cabinet du ministre, lui donne une organisation administrative efficace 1222 . Le but n'était pas seulement de rendre effective la réalité d'un contrôle mais aussi de faire de l'inspection générale " une cellule d'impulsion des politiques républicaines nouvelles " face à une administration " dont les structures et le personnel ne peuvent se renouveler qu'assez lentement " 1223 . Et c'est bien le rôle tenu par l'inspection générale dans le domaine de l'assistance à partir du milieu des années 1880 1224 . La seconde direction donnée à la réforme de l'inspection générale est d'en faire une structure unifiée. C'est chose faite en 1901, lorsque les sections disparaissent au profit d'un corps d'inspecteurs généraux et d'inspecteurs généraux adjoints. Les inspecteurs deviennent alors les promoteurs d'une " fonction administrative globale " qui dépasse et s'inscrit contre " les particularismes des services et les traditions sectorielles de gestion" 1225 . L'unité de l'inspection générale n'est pourtant pas complètement achevée : elle ne concerne en effet que les anciennes sections ayant présidé à sa naissance. Or, il existe au ministère de l'Intérieur d'autres inspections générales, telles que les contrôleurs généraux de la sûreté et surtout, l'inspection des services sanitaires.

L'origine de l'inspection générale des services sanitaires remonte à 1835, au moment où, trois ans après la première grande épidémie cholérique et l'échec du dispositif de la loi de 1822, les pouvoirs publics s'orientent vers la mise en place d'institutions sanitaires permanentes 1226 . Le 26 juillet 1835, un arrêté crée un poste d' "inspecteur des établissements sanitaires " et le confie à un rédacteur du ministère du Commerce, secrétaire du Conseil supérieur de santé 1227 . Le rôle de ce fonctionnaire est d'exercer, grâce à des tournées individuelles, " une surveillance active et intelligente du service sanitaire " 1228 . Bien que l'on ne dispose pas de précisions sur la tâche de l'inspecteur, il semble que celle-ci soit plutôt tournée vers la protection sanitaire du littoral et la fonction est supprimée en 1848 1229 . La réorganisation des services sanitaires maritimes en 1850, qui définit les formalités de contrôle sanitaire des navires en provenance de l'étranger et organise un service de contrôle pour les appliquer, relance la question de l'inspection générale. Un rapport de 1854 propose la création d'une inspection générale des services sanitaires " dont les attributions se rapporteraient à la police sanitaire du littoral, l'hygiène et la salubrité publique, les établissements d'eaux minérales, etc. " 1230 . Le premier titulaire, le docteur Mélier, est nommé le 20 juillet 1854 1231 .

Trois inspecteurs généraux, les docteurs Fauvel (1866-1884), Proust (1884-1903) et Chantemesse (1903-1907) 1232 lui succèderont jusqu'en 1907. La durée de leurs fonctions est très longue 1233 - elle s'achève en fait avec leur décès - et contraste avec la situation des inspecteurs des services administratifs pour qui l'inspection est plutôt " un lieu de passage (... en attendant) une affection correspondant à leurs ambitions (...) ou un poste de fin de carrière " 1234 . Il faut dire - mais est-ce une conditions suffisante ? -, que la place d'inspecteur général des services sanitaires est très bien rémunérée : 12 000 francs et 3000 francs de frais de tournées d'après le budget de 1873 alors qu'à la même date, les inspecteurs généraux des services administratifs perçoivent entre 6 000 et 9 000 francs 1235 . L'inspecteur général est parfois assisté d'un ou deux adjoints 1236 , mais ce n'est qu'en 1893 qu'ils acquièrent une existence définitive : ils sont au nombre de trois en 1907 1237 .

Pour autant, l'activité de l'inspection générale des services sanitaires évolue peu et reste fortement orientée vers la police sanitaire maritime dont la réglementation se complexifie à mesure que se dessine une organisation sanitaire internationale 1238 . Le transfert des services de l'hygiène, et partant de l'inspection générale, du ministère du Commerce à celui de l'Intérieur, qui marque un déplacement des préoccupations hygiénistes de l'extérieur vers l'intérieur du territoire, n'y change rien. En témoigne par exemple l'article que consacre Maurice Block à l'hygiène publique dans son Dictionnaire de l'administration française 1239 . L'inspection générale des services sanitaires apparaît aux côtés des directeurs de service de santé et des médecins sanitaires d'Orient, dans la rubrique " services de police sanitaire maritime ", laquelle est clairement distinguée des services du ministère de l'Intérieur bien qu'elle en soit dépendante. De plus, les rapports de l'inspection générale, publiés dans le Recueil des travaux du Comité consultatif d'hygiène publiqueentre 1903 et 1905 1240 et dont nous avons reproduit la liste ci-après, montrent que ses préoccupations relèvent essentiellement de la police sanitaire maritime ou terrestre. Si l'inspection se penche parfois sur les épidémies régnant en France, les départements concernés sont ceux où est implantée une direction sanitaire (Calvados, Charente-Inférieure).

Tableau n° 10 : Rapports établis par les inspecteurs généraux des services sanitaires entre 1903 et 1906
1903 Réglementation applicable dans le bassin méditerranéen et notamment dans le port de Marseille ; installation et fonctionnement du lazaret du Frioul (Adrien Proust)
Destruction des rats à bord des navires (Adrien Proust et Paul Faivre)
1904 Etat sanitaire à l'étranger en 1903 (André Chantemesse)
Amélioration à apporter au lazaret du Frioul ( André Chantemesse et Paul Faivre)
Exposé sommaire de la mise en oeuvre de la loi du 15 février 1902 relative à la protection de la santé publique en France à la fin de l'année 1904 (Albert Bluzet)
1905 Destruction des rats par l'acide sulfureux ( André Chantemesse)
Maladies pestilentielles exotiques en 1904 (André Chantemesse)
Protection sanitaire du Golfe persique (Paul Faivre)
1906 Plan de défense contre l'invasion du choléra d'Allemagne en France (André Chantemesse)
Organisation de postes sanitaires en vue de la protection éventuelle de la frontière Nord-Est contre le choléra (Paul Faivre)
Diphtérie à Houlgate (Calvados) en 1905 (Jules Reneaut)
Maladies pestilentielles exotiques en 1905 (André Chantemesse)
Suette militaire dans les départements de la Charente et de la Charente-Inférieure en 1906 (Jules Reneaut)

Source : " Documents émanant de l'IGSS ", Recueil des travaux du CCHPF, 1903, 1904, 1905, 1906.

Une exception figure dans ce tableau : le rapport d'Albert Bluzet qui dresse, à la fin de l'année 1904, un premier bilan de l'application de la loi du 15 février 1902. Sa présence et surtout celle de son auteur semblent marquer une double évolution de l'inspection générale des services sanitaires. D'une part, celle-ci s'ouvre à d'autres préoccupations que la police sanitaire internationale : Albert Bluzet est nommé en 1904 "délégué au contrôle sur place de la loi sur la santé publique " et devient l'année suivante, pour cet objet, inspecteur général adjoint des services sanitaires 1241 . D'autre part, l'inspection n'est plus seulement réservée à des médecins mais s'ouvre à des administratifs : docteur en droit, Albert Bluzet était rédacteur au bureau de l'hygiène publique à la Direction de l'Assistance et de l'hygiène publiques. Cette tendance se confirme l'année suivante avec la nomination de Maurice Winter comme inspecteur général adjoint, docteur en droit lui aussi, et ancien secrétaire particulier au cabinet de Clémenceau 1242 . L'hygiène publique n'est alors plus seulement une affaire d'experts ; elle doit entrer dans la voie de la normalisation administrative et la réorganisation de l'IGSA, en 1907, s'attache à consacrer ce point.

Notes
1216.

Sur l'inspection générale des services administratifs, voir Pierre MILLOZ, Les inspections ministérielles dans l'administration française, Paris, Economica, 1983, pp. 68-71 et 93-96 ainsi que Marie VOGEL, op. cit., pp. 489-506, desquels nous tirons l'essentiel de nos informations.

1217.

Depuis 1887, les inspecteurs généraux pouvaient, sur la demande du ministre de l'Intérieur, être chargés de missions dans des domaines autres que l'assistance et les prisons. Pierre MILLOZ, op. cit., pp. 53-54

1218.

D'après un relevé effectué dans le Bulletin officiel du ministère de l'Intérieurde l'année 1907.

1219.

Marie VOGEL, op. cit., p. 494.

1220.

L'origine de l'inspection générale, en tout cas revendiquée par l'IGAS, serait en fait plus lointaine et attribuée à la création par Necker en 1780 d'une inspection générale des hôpitaux, composée de trois médecins dont la compétence s'étend aussi aux prisons et qui fut supprimée en 1790. L'idée d'une inspection permanente se construit ensuite progressivement. En 1818, une inspection des maisons de force et de correction est créée, elle se double de la constitution d'une une inspection générale des établissements de bienfaisance en 1833-1838, puis une inspection générale des aliénés en 1837. Pierre MILLOZ, op. cit., pp 69-70. Voir aussi Catherine ROLLET-ECHALIER, op. cit., pp. 284-287 sur l'inspection générale des établissements de bienfaisance.

1221.

Soit, en 1891, la Direction de l'Administration pénitentiaire et la Direction de l'Assistance et de l'Hygiène publiques. Marie VOGEL, op. cit., p. 491.

1222.

Ibid., p. 494.

1223.

Ibid., p. 492.

1224.

Ibid. et Catherine ROLLET-ECHALIER, op. cit., p. 287.

1225.

Marie VOGEL, op. cit., p. 495.

1226.

Rappelons que c'est vers 1835 que le ministre du Commerce charge l'Académie de médecine de préparer un rapport sur la création de conseils d'hygiène publique dans les arrondissements.

1227.

Pierre MILLOZ, op. cit., p. 51. A notre connaissance, il est le seul à évoquer l'IGSS dans sa dimension historique.

1228.

Arrêté du 26 juillet 1835, cité par Pierre MILLOZ, op. cit., p. 51.

1229.

Ibid.

1230.

Rapport de 1854 à l'Empereur, cité in ibid., pp. 51-52.

1231.

Pierre MILLOZ, op. cit., p. 52.

1232.

Liste des membres du Comité consultatif d'hygiène publique. Recueil des travaux du CCHPF, Tables 1872-1890.

1233.

12 ans pour Mélier, 18 ans pour Fauvel et 19 ans pour Proust

1234.

Marie VOGEL, op. cit., p. 501. Les inspecteurs généraux des services administratifs nommés entre 1882 et 1889 restent en moyenne 9 ans et demi en fonction.

1235.

Pierre MILLOZ, op. cit., p. 52 et 71. Les traitements des inspecteurs généraux des services administratifs sont alignés sur ceux des chefs de bureaux de l'administration centrale tandis que celui de l'inspecteur des services sanitaires se rapprocherait plutôt de la rémunérations des sous-directeurs.

1236.

Ibid, p. 52.

1237.

Organigramme des services sanitaires du ministère de l'Intérieur. Recueil des travaux du CCHPF, 1907, p. 12.

1238.

Sur les conventions sanitaires internationales, Robert CARVAIS, " La maladie, la loi...", in Claire SALOMON-BAYET (dir.), op. cit.,pp. 299-311.

1239.

Maurice BLOCK, Dictionnaire de l'administration française, Paris-Nancy, Berger-Levrault, 1898 (4° édition), pp. 1295-1296.

1240.

Nous espérons que la liste donnée sous la rubrique " Documents émanant de l'inspection générale des services sanitaires " est exhaustive. La consultation par auteurs des tables des travaux du CCHPF montre en fait que les inspecteurs généraux ont rédigé d'autres rapports, aux thèmes parfois plus variés. Mais agissent-ils en tant qu'inspecteurs généraux ou en tant que membres du CCHPF auquel ils appartiennent de droit depuis 1866 ?

1241.

Organigrammes des services sanitaires du ministère de l'Intérieur. Recueil des travaux du CCHPF, Tomes 33 et 34, 1904 et 1905.

1242.

Marie VOGEL, op. cit., p 519. Elle note que Maurice Winter est le fils du directeur de cabinet de Clémenceau mais en fait par contre un inspecteur général adjoint des services administratifs. Maurice Winter apparaît néanmoins en 1906 comme inspecteur général adjoint des services sanitaires dans l'organigramme des services de l'hygiène publique présenté dans le Recueil des travaux du Comité consultatif d'hygiène publique . Serait-il détaché de l'inspection des services administratifs pour celle des services sanitaires ?